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491924 février 2011 — Pour tenter de mieux comprendre l’évolution des événements, nous avons souvent recours à des concepts nouveaux, parfois avec usage de néologismes, qui permettent d’embrasser mieux les caractères essentiels de cette évolution. Nous avons commencé à employer de façon courante l’expression de “structure crisique” depuis 2009 (voir, par exemple, le 1er mai 2009, ou le 4 août 2009, ou le 14 juin 2010…). Il s’agissait d’embrasser une situation où les crises se déclenchaient, se développaient et se poursuivaient sans être résolues, chaque crise se poursuivant alors qu’un nouvelle éclatait et prenait sa place chronologique ; on en arrive ainsi à une véritablement situation structurelle de crises, ce qui justifie l’expression de “structure crisique”.
Aujourd’hui, une nouvelle forme d’événement s’impose depuis l’explosion tunisienne. (Noam Chomsky affirme qu’en fait tout a commencé, pour cette séquence, avec une crise et une répression marocaines au Sahara Occidental en novembre 2010, mais nous nous en tenons à l’écho de communication qui donne toute son importance, presque sa réalité à la crise. Le choix de la Tunisie à partir de la mi-décembre 2010 est alors évident.) Il ne s’agit plus de crises diverses qui se succèdent et s’installent, mais sans rapport direct de cause à effet entre elles, mais bien de crises “s’enchaînant” l’une après l’autre, parfois même simultanément, avec un rapport évident, direct et extraordinaire de cause à effet, comme s’il y avait un lien entre elles. Nous parlerions alors d’un “enchaînement crisique” ou d’une “chaîne crisique”, avec les crises comme les maillons d’une chaîne, étroitement liées l’une à l’autre. Le phénomène ne supprime nullement la structure crisique (la crise iranienne continue, la crise financière aussi, la crise afghane, etc.) ; il la “double”, il la renforce, il la transforme en quelque sorte.
Cette sorte d’événement(s), – dont on ne sait s’il faut employer le singulier ou le pluriel à ce propos, – est évidemment caractérisé d’abord par son extrême rapidité, laquelle confond jusqu’à l’amiral Mullen lui-même et nous suggère, on l’a vu, des hypothèses sortant de l’ordinaire historique. Si l’on choisit l’expression de “chaîne crisique”, qui fixe bien l’aspect durable de la situation, on doit garder à l’esprit son aspect dynamique, qui pourrait justifier également l’expression d’“enchaînement crisique” à laquelle nous avons également songé. Ainsi peut-on rendre compte de l’originalité de l’événement : à son extrême rapidité s’ajoute le caractère durable et indécis de chaque “maillon” (de chaque crise, de chaque “révolution”). Rien n’est réglé, ni en Tunisie, ni en Egypte, les deux premières crises, et notre hypothèse est que rien ne sera réglé rapidement, ni même sur le terme, intégrant la chaîne crisique dans la structure crisique. Cette hypothèse répond à notre analyse que ces crises successives ne sont pas seulement des crises locales ou une suite de crises affectant une seule région, mais des soubresauts brutaux de la crise générale du Système (comme des “répliques” parcellaires d’un séisme général, si l’on veut) ; elles font partie de la crise du Système, donc par définition crises insolubles tant que cette crise du Système ne sera pas arrivée à sa maturation extrême. De même, notre refus de considérer cette chaîne crisique comme régionale nous conduit à y intégrer la crise de Madison, dans le Wisconsin, laquelle pourrait s’étendre selon le même principe dynamique à d’autres Etats de l’Union (dans l’Ohio et le Montana, par exemple).
Cet ensemble dynamique, avec le facteur nouveau de la chaîne crisique s’intégrant à la structure crisique, tout cela étant directement référencé à la crise du Système, conduit à une intégration générale. On observe une accélération du facteur crisique, conduisant comme on l’a déjà vu à une contraction du temps (caractère observé le 22 février 2011, à propos de la déclaration de l’amiral Mullen) ; le temps “contracté” devient une sorte de “temps crisique”. On observe effectivement une intégration générale tendant à s’unifier sous la forme de la crise générale du Système, selon des facteurs divers qui, tous, concourent à rendre ce “temps crisique” autonome, répondant à ses propres lois, à sa propre logique, à sa propre dynamique. Nous approchons de, ou nous sommes arrivés dans la période où les caractères de puissance extraordinaire du Système se retournent contre lui, – l’exemple le plus évident étant celui du système de la communication, notre fameux Janus, qui semble de plus en plus souvent fonctionner, dans certaines circonstances presque exclusivement, dans un sens destructeur par rapport au Système, donc selon une dynamique antiSystème.
Le résultat de cette évolution, – passant de l’étape “structure crisique”/“chaîne crisique” à l’étape “temps crisique”, – est l’entrée dans une phase où l’évolution générale, politique, sociale, culturelle, etc., de notre civilisation globalisée ne peut plus être définie que par une situation de crise. Il est et il sera de moins en moins possible de distinguer les crises selon leurs caractères sectoriels (crise financière, crise géopolitique, crise sociale, etc.), l’essence de la situation du monde se transformant en crise. La rapidité extraordinaire de cette évolution, et en accélération constante, est le facteur essentiel qui nous fait accepter cette sorte d’hypothèse. La vitesse même des choses permet de concevoir des idées comme celle de la contraction du temps, et la transformation de l’essence même de la situation du monde…
Un aspect notable, sinon remarquable de cette évolution, est qu’il n’est pas nécessaire que la majorité des sapiens, ou, plus encore, qu’il n’est pas nécessaire que la plupart des directions politiques et des “élites” s’aperçoivent de ce phénomène pour qu’il soit effectif et acté comme tel, – peut-être même, au contraire (moins ce phénomène est réalisé par les directions politiques, plus il a de chance de s’imposer et de se développer)... C’est sans doute le caractère le plus remarquable, pour considérer l’hypothèse de la fin du Système, que cet aveuglement absolument complet de nos dirigeants et de nos élites, cet aveuglement qui semble suivre comme règle de ne cesser de se renforcer à mesure que s’accumulent les signes de la crise. Cela va du constat le plus général et le plus global qu’on puisse faire, aux détails courants de la vie politique (lire ce que dit Marwan Bishara, d’Aljazeera, de la vie politique à Washington et de la complète déconnexion du monde réel, de la totale incapacité de tirer un enseignement constructif et correspondant à la réalité de la “chaîne crisique” qui s’est déclenchée avec la Tunisie). Par ailleurs, cet aveuglement semble un caractère inévitable de ces directions politiques et de ces élites, quelque chose qui fait partie de leur nature même, – cela entraînant l’“eschatologisation” des événements…
Voici un de nos nouveaux et horribles néologismes : l’“eschatologisation”, qui proposerait la signification du “fait de devenir eschatologique”. Notre conception de l’eschatologie, bien entendu hors du domaine religieux et prophétique, et à côté de la définition théorique (“Etude des fin dernières de l’homme et du monde”), se fait à partir de la définition qu’en propose Roger Garaudy : «L’eschatologie ne consiste pas à dire: voilà où l’on va aboutir, mais à dire: demain peut être différent, c’est-à-dire: tout ne peut pas être réduit à ce qui existe aujourd’hui.»
Le fait eschatologique, adapté aux enjeux qui caractérisent cette époque de crise centrale, revient à décrire une situation, et précisément une crise pour notre propos, hors de la maîtrise des puissances humaines. Les situations menant à des crises eschatologiques, et pesant déjà comme telles dans notre situation, sont celles de l’épuisement des ressources, de la catastrophe environnementale, de la crise du climat, etc. L’idée que nous introduisons de l’“eschatologisation”, pour tirer un enseignement essentiel de ces phénomènes de la “chaîne crisique” et du “temps crisique”, est que ce caractère eschatologique est en train de gagner, si ce n’est déjà fait, les “crises humaines” elles-mêmes (politiques, géopolitiques, sociales, culturelles) ; qu’il prend alors une dimension radicale, avec ces “crises humaines” soudain hors de la maîtrise humaine, et même hors de l’influence humaine, avec un effet contre-productif de la plupart des tentatives humaines d’influer, de regagner de l’influence sur elle.
On constate dans le comportement et l’évolution des classiques détenteurs de la puissance, de ceux qui ont l’habitude d’être les acteurs des grandes crises, une impuissance extrême, non seulement dans l’action mais dans la prévision, voire dans l’état d’esprit par rapport à la prévision et à l’action, où l’on se reconnaît par avance impuissant à prévoir et à faire quoi que ce soit. On a vu, dans l’actuelle séquence de ce temps crisique, un exemple de ce phénomène, avec les chefs du renseignement US, voire avec les déclarations de l’amiral Mullen. C’est cette conscience de l’impuissance qui marque la véritable “eschatologisation”, parce qu’elle conduit par simple réflexe de la psychologie, presque un réflexe d’automatisme, à une pusillanimité, une prudence extrême, un découragement par avance, qui équivalent effectivement à une démission de toute influence effective. (Auparavant, les acteurs pouvaient souvent être impuissants ou inefficaces mais le plus souvent ils ne le reconnaissaient pas puisqu’ils n’en avaient nulle conscience ; ils jouaient donc un rôle, bon ou mauvais, efficace ou pas, etc., parce qu’ils estimaient dans tous les cas qu’ils avaient de l’influence et qu’ils contrôlaient les choses, et ils avaient effectivement de l’influence et contrôlaient les choses même si l’effet était mauvais pour eux-mêmes et leurs intérêts. Le changement est moins dans les faits que dans les psychologies, – et l’on comprend que c’est bien entendu l’essentiel.)
Le résultat de cette évolution d’“eschatologisation” est non seulement la perte de contrôle et d’influence des acteurs humains sur les crises humaines, mais l’évolution inéluctable de toutes les activités des acteurs humains vers des situations de crise hors de leur contrôle, avec à mesure leur intégration dans la chaîne crisique puis dans le temps crisique, puis enfin dans la crise générale du Système. Bien entendu, cette évolution est un renforcement de plus de cette crise centrale, comme réceptacle de toutes les crises, – bien plus que “la mère de toutes les crises”, finalement la seule crise vers laquelle tout le reste tend à converger et s’intégrer, – l'événement de la crise centrale remplaçant à mesure, en en devenant le composant essentiel, toutes les structures des relations humaines (politiques, géopolitiques, sociales, culturelles…) et ces relations elles-mêmes.
L’actuelle séquence de “chaîne crisique” doit alors apparaître comme un tournant intéressant. Les sapiens impliqués dans le Système et qui l’ont défendu jusqu’ici, particulièrement ceux qui peuplent les directions politiques et qui occupent les positions dites des élites, ne peuvent plus prétendre apporter une contribution globale à la compréhension de la situation qui pourrait servir au Système. Ils s’en remettent éventuellement à leurs experts et, surtout, à leurs services de communication. Aujourd’hui, la chaîne crisique démarrée avec la Tunisie évolue dans l’esprit de ces directions politiques sous le label de “démocratisation” (pays “à démocratiser”), – avec les hypocrisies habituelles selon les pays et les intérêts qu’on y a, – ce qui est affreusement lourd à supporter tant l’appréciation est évidemment pure sornette de communication par rapport à la réalité de la complexité et de la puissance du problème. Cela conduit d’autre part à rater diverses conjonctures importantes, comme celle de comprendre que la crise de Madison, Wisconsin (qui ne peut être un pays “à démocratiser”, – bien entendu sacrilège, une telle hypothèse) doit être considérée comme faisant partie de cette chaîne crisique. Ces erreurs d’identification des réalités de la crise alimentent l’enchaînement des impuissances et des paralysies du côté des directions politiques, et favorisent dans la situation générale le développement de la chaîne crisique et tout ce qui en découle, jusqu’à la crise du Système.
D’une façon plus générale, il s’agit du processus inéluctable d’intégration de toutes les activités humaines, y compris et principalement les activités des directions politiques et des élites qui jusqu’ici ont écarté le constat de la crise centrale, dans le processus de la crise centrale du Système. Cela revient évidemment, sans nécessité de réalisation et de conscience de la chose, à la reconnaissance de facto, par le simple comportement et le déplacement des conceptions, que le Système est effectivement en crise, et que cette crise est nécessairement, par nature, centrale et surtout terminale. On voit que se poursuit le paradoxe d’autodestruction du Système puisque c’est la puissance même du Système, qui se répercute dans sa crise elle-même, qui prive par ses effets indirects les sapiens à son service de toute réelle possibilité de faire subsister avec suffisamment de puissance et de conviction les illusions diverses (le virtualisme et le reste) déployées pour tenter de masquer et de déguiser la réalité terrible de cette même crise du Système. Au contraire, cette même puissance du Système contribue décisivement à faire évoluer ces mêmes sapiens serviteurs du Système comme des facteurs involontaires nous aidant à la reconnaissance de cette même crise…
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