Démonstration de l’absurde par l’absurde

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Démonstration de l’absurde par l’absurde

7 juin 2010 — Qu’importe de savoir s’il le fera puisqu’il suffit, pour notre propos, de savoir qu’il a envisagé et qu’il envisage de le faire… Nous nommerions cela : “une nouvelle façon de faire de la politique”, ou, effectivement, “la démonstration de l’absurde par l’absurde”, – selon le principe algébrique que “moins plus moins égale plus”… Eclairez l’absurdité que personne parmi les gens qui comptent ne veut voir, ou que personne parmi les gens qui comptent ne veut accepter de voir, éclairez-là par une autre absurdité et tout le monde, y compris les gens qui comptent, sera obligé d’accepter de considérer l’absurdité originelle…

De quoi s’agit-il ? Le Premier ministre turc Erdogan pourrait bien se trouver à bord d’une prochaine “flottille de la liberté” envoyé au secours (humanitaire) de Gaza, sous la protection de la flotte turque. Et alors ? Que ferait Israël ? Engager la flottille, engager la flotte turque, mettre en péril la vie du Premier ministre Erdogan, risquer de déclencher la guerre avec la Turquie ? Et avec l’OTAN, dont fait partie la Turquie, c’est-à-dire avec les USA ? Ainsi pourrions-nous poursuivre dans le registre de l’absurde, – non pas à partir de ce que certains pourraient juger être l’absurdité de l’idée d’Erdogan mais, en deçà, à partir de l’absurdité de la situation politique et humanitaire que constitue le fait du blocus de Gaza, consécutive de la politique d’Israël, et que l’initiative possible du Premier ministre turc mettrait en lumière. C’est cela, dans toutes ses implications logiques, qui doit être l’objet de nos réflexions…

• C’est d’abord Haaretz, le 5 juin 2010, qui relaie l’information diffusée par la radio de l’armée israélienne, relayant elle-même une information du journal libanais al-Mustaqbal

«Turkish Prime Minister Recep Tayyip Erdogan is weighing the possibility of traveling to the Gaza Strip in order to “break the Israeli blockade,” the Lebanese newspaper al-Mustaqbal reported on Saturday, according to Army Radio.

»Erdogan reportedly raised the idea in conversations with close associates and even informed the United States of his intention to ask the Turkish Navy to accompany another aid flotilla to Gaza. The Americans asked Erdogan to delay his plans, in light of tensions on the region, the Lebanese report said.»

Antiwar.com reprend l’affaire le 6 juin 2010, dans une compilation de Jason Ditz. D’abord, Ditz rappelle le projet turc d’envoyer une nouvelle “flottille”, mais sous la protection de la marine turque, puis il enchaîne  :

«But now it looks like this may come to fruition in the near term and in very high profile fashion, as security sources within Turkey are reporting that Prime Minister Recep Tayyip Erdogan is not only planning to dispatch the Navy on the next flotilla, but that he is considering accompanying them personally.

»Israeli officials dismissed the possibility of Erdogan visiting the Gaza Strip with the flotilla, describing it as unrealistic. The United States has reportedly asked Erdogan to delay the aid operation in light of rising tensions with Israel…»

L'accueil discret fait à cette information, ou cette hypothèse sensationnelle, marque la gêne où elle met nombre de pays et de commentateurs de ces pays. C'est un signe de son intérêt et un incitation ferme, pour notre compte, à la commenter. Ce qui va être fait...

Notre commentaire

@PAYANT La formulation par les Israéliens du projet d’Erdogan, repris par Ditz, est intéressante, ainsi que le jugement qui y est porté : “Les officiels israéliens ont écarté comme irréaliste la possibilité d’une visite avec la flotille de la bande de Gaza par Erdogan.” Les Israéliens sont conduits à décrire le projet d’Erdogan comme une sorte de “visite officielle de la bande de Gaza” du Premier ministre turc, et le qualifient modestement d’“irréaliste”. Il s’agit pour les Israéliens de “banaliser” l’idée d’une présence d’Erdogan à bord de la “flottille” en une sorte de “visite officielle” par des moyens inhabituels, – pour aussitôt juger ce projet ainsi transformé comme “irréaliste”, restant dans la vague à cet égard (“irréaliste” pour des raisons de sécurité du Premier ministre turc, par exemple ?). Cette dialectique vague et inconsistante, qui enrobe l’éventuelle réalité des projets dans des normes bureaucratiques acceptables, nous dit à suffisance la préoccupation, voire la panique que provoquerait la concrétisation d’un tel projet d’Erdogan.

(On mesurera également la panique implicite du côté US, avec le conseil donné par les Américains de ne rien précipiter, de postposer éventuellement ce projet, – de l’oublier ? Ce serait encore mieux, doivent penser les Américains. Du côté US, la “diplomatie” vis-à-vis d’Israël est totalement engluée dans une addition de paralysies, entre un Congrès totalement emprisonné et acheté par le lobby sioniste AIPAC, une administration conduite par un président totalement indécis sur cette question sinon avec un vague sentiment de déraison et de déséquilibre dans le chef du comportement israélien, une communauté de sécurité nationale de plus en plus excédée par la politique israélienne et ses conséquences pour les intérêts US.)

L’idée du Premier ministre turc est effectivement fort peu conforme aux us et coutumes de la diplomatie. Il s’agit d’une acte de pure “communication” (dans le sens que nous entendons lorsque nous parlons du système de la communication), c’est-à-dire un acte dont on attend, par les effets de communication qu’il déclenchera, qu’il forcera à certaines prises de position, voire à certaines décisions. Par ailleurs, cet acte “de communication” n’est nullement dénué de substance par la très forte symbolique qu’il propose (la vie et la sécurité du Premier ministre comme garantes de l’impunité d’une mission de sauvegarde humanitaire), et c’est bien ce qui lui donnerait son poids s’il était posé.

On imagine aisément l’effet qu’aurait un tel acte sur la “communauté internationale”. On imagine les feuilles de synthèse que les services bureaucratiques devraient faire parvenir à leurs ministres et commissaires respectifs. En effet, l’idée d’Erdogan est également complètement contraire aux conceptions bureaucratiques que privilégie le système, lesquelles conceptions sont basées sur une fausse raison (disons : une rationalité faussaire) consistant en réalité à capturer à son profit tout réflexe, toute réaction politique de bon sens, qui pourrait effectivement permettre à celui qui les manifeste d’échapper à l’emprisonnement bureaucratique.

Avouons-le : nous serions réellement surpris si Erdogan menait son projet à terme. Même au sein de la structure turque, il existe évidemment des forces bureaucratiques qui auraient tendance à bloquer toute initiative qui sort aussi évidemment des normes bureaucratiques, comme on l’a décrit ci-dessus. Les pressions des pays concernés vont aller également dans le même sens, et toujours pour les mêmes raisons. D’autre part et a contrario, Erdogan a déjà montré qu’il a une personnalité marquée, avec un caractère affirmé, notamment lors d’interventions diverses à propos de la politique israélienne à Gaza. Certains, plaçant l’obsession comme une des lumières principales de l’intelligence, y ont vu aussitôt le côté sombre du complot islamiste dans le comportement d’Erdogan, là où il n’y a que bon sens et juste courroux devant une politique où la brutalité le dispute à la sottise.

“…Nous serions réellement surpris si Erdogan menait son projet à terme”, – mais il ne nous déplairait certainement pas d’être surpris. D’autre part, dans des temps aussi incertains, selon des conceptions et des normes aussi complètement soumises à des pressions incontrôlables, les surprises peuvent trouver un champ pour se manifester, contrastant avec la paralysie qui marque aujourd’hui les appareils politiques traditionnels. En d’autres termes, Erdogan pourrait vraiment penser que la seule façon de tenter de débloquer la situation présente et d’échapper aux contraintes d’une politique de force qui exerce une dictature étouffante sur les relations internationales se trouve dans cette sorte d’initiative, absolument hors normes.

Mettre en lumière l’absurdité de la politique de puissance

Le cas Erdogan, l’on veut dire dans ce cas, constitue un bon exemple d’une recherche, consciente ou pas c’est selon, pour sortir de l’impasse ou nous a conduits la politique de puissance, ou “politique de l’idéal de puissance”, ou encore la “politique de l’idéologie et de l’instinct” dont parlait il y a un an Harlan K. Ullman. Cette politique ne peut plus être considérée en aucun cas, – notamment comme on le faisait du temps de la “splendeur” de l’administration GW Bush (en 2001-2005), – comme la politique d’un pays, fût-ce les USA (ou Israël), d’une idéologie (les néo-conservateurs), voire d’une tendance (l’expansionnisme belliciste). Il s’agit bien, si on la considère dans la perspective historique depuis ces années-là et à la lumière des conceptions historiques que nous proposons, de la politique d’un système universel, se rapportant à ce que nous nommons le “bloc américaniste-occidentaliste” mais répondant surtout à des automatismes de système identifiés comme le système du technologisme, avec l’appoint de plus en plus ambigu et contradictoire du système de la communication.

L’initiative décrite ci-dessus, – qu’elle ait lieu ou pas, qu’elle ait été envisagée sérieusement ou pas, répétons-le, –propose sans aucun doute un schéma théorique destiné à contrarier décisivement, voire à contrer purement et simplement une branche active de cette “politique de l’idéal de puissance”, ou “politique de l’idéologie et de l’instinct”. (A cet égard, bien entendu, la politique israélienne en est une branche très active, avec le moteur de la pathologie obsessionnelle de ce pays, multipliée considérablement par l’état d’esprit de son gouvernement.) Ce schéma propose l’utilisation à contre-emploi du système de la communication, le retournement contre la “politique de l’idéal de puissance” de son système de la communication en faisant transiter par celui-ci une initiative qui ridiculise cette politique en l’exposant pour ce qu’elle est, – effectivement absurde par son nihilisme.

Ce qui est intéressant avec l’initiative supposée, prêtée au Premier ministre Erdogan, et sans la moindre assurance qu’elle puisse être concrétisée, c’est qu’elle apparaît finalement comme singulièrement détachée d’un événement, d’un intérêt national, d’une politique nationale, etc., bien qu’elle soit naturellement liée à tout cela dans certains de ses composants. Elle apparaît d’abord comme l’archétype d’une initiative dont la finalité implicite mais principale est de briser une sorte de politique, une façon de faire de la politique, au-delà de tout objectif et de tout intérêt national, qui ressort effectivement d’un système et de ses automatismes. Dans une telle affaire, les Turcs n’ont pas besoin de mentir, de monter une narrative virtualiste, d’inventer telle ou telle connexion, au contraire de ce que sont obligés de faire les Israéliens pour justifier ce qu’ils font. Les Turcs et Erdogan n’ont qu’à décrire ce qu’ils font, et leur démarche apparaît amplement justifiée d’elle-même.

Certes, un agent du Mossad ou quelque brute grassement payée de l’AIPAC débusquerait sans doute, débusquera sans doute car l’hostilité à l’encontre de la Turquie grandit vite dans le système israélien, l’un ou l’autre discours caché d'Erdogan qui, caviardé à souhait, nous apprendrait que le Premier ministre turc médite évidemment quelque chose qui ressemble à l’anéantissement d’Israël. Ce sont des accusations qui reviennent avec l’automatisme d’une affection chronique du jugement qui ressemblerait à un tic, dans la logique mécaniste de la propagande du système, et c’est cette importance qu’il faut leur accorder. L’important, dans cette circonstance, c’est qu’il soit venu à l’esprit d’un Premier ministre, ou de quelqu’un dans son entourage, l’idée d’une initiative qui marque sans le moindre doute la recherche (consciente ou pas, qu’importe) d’un biais décisif pour prendre la politique du système de l'idéal de puissance à son propre piège, qui est celui de l’impuissance par interdiction d’usage de la puissance dans certaines circonstances maniant le symbolisme avec une force telle, qui est celle de la réalité.

En un sens, lorsque Barack Obama, annonçant lors de son troisième voyage (le 5 juin) dans le Golfe, en Louisiane, qu’il “se tiendra désormais aux côtés des habitants des côtes du Golfe jusqu’à ce qu’ils soient complètement quitte de la catastrophe…” («…he will stand with Gulf Coast residents until they are made whole from the oil spill catastrophe»), on aimerait qu’il précise qu’il va s’installer là, sur une plage, physiquement présents, jusqu’à ce que tous les responsables se soient exécutés… (Le problème, évidemment, est qu’il se trouve lui-même parmi les “responsables”, – mais l’analogie est là plus pour le symbole que pour l’exactitude.) Il est vrai qu’il y a dans une initiative révolutionnaire possible pour tenter de contrer la mécanique du système de l’idéal de puissance la nécessité d’un engagement physique du responsable qui a décidé de le faire.

(On n’insiste jamais assez si seulement on mentionne la chose, parce qu’en général l’on méconnaît cet aspect qui fait à la fois amateur et un peu trop “populiste”, et que l’on préfère retourner à la bonne vieille logique bureaucratique des chiffres qui est le moyen de retrouver la logique du système, que Gorbatchev fit sa campagne de la glasnost en payant continuellement de sa personne, en intervenant impromptu dans des hôpitaux, des usines, etc., en exhortant les citoyens à affirmer leurs droits, à demander des comptes, etc. De ce point de vue comme de tant d’autres, Gorbatchev reste l’archétype du réformiste de rupture, du réformiste révolutionnaire qui peut briser les rets du système et la logique infernale de sa politique systémique, et qui le fait par des actes physiques autant que par sa politique. Ces actes physiques donnaient toute sa réalité potentielle à sa politique.)

D’une façon générale, la consigne devrait être, pour un esprit qui tente de briser l’enchaînement de la politique bureaucratique et systémique, de prendre le système par surprise par des initiatives inattendues, physiquement identifiables et hautement symboliques, pour utiliser à son avantage le système de la communication qui, dans ce cas, répond d’une manière pavlovienne en sacrifiant au “goût du sensationnel” comme l’on dit en termes médiatiques et en ferait grande publicité. Si Erdogan faisait ce qu’on dit qu’il pourrait faire, il entrerait dans cette catégorie glorieuse. Il placerait l’absurdité de la politique de puissance en marche vers le nihilisme, par l’absurdité apparente de son acte, devant son propre nihilisme. Tout le monde serait alors contraints de constate que le roi est nu.