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9472 février 2009 — Il y a un ensemble de textes intéressants publiés dans Le Monde, à la date du 31 janvier. Nos lecteurs s’en sont peut-être avisés, – ou peut-être pas, et alors ils pourront s’y référer. Nous en retenons deux, pour susciter et attacher notre commentaire.
Il s’agit, comme l’indique notre titre, du “désarroi des lieux communs devant la crise”. Parmi ces lieux communs, plaçons en bonne place le “modèle français” et l’économiste, qu’on dit également historien, Nicolas Baverez. Dans un premier texte, Le Monde constate, sans réelle sollicitation et comme avec presque une secrète satisfaction, que «le modèle français, naguère décrié, retrouve des couleurs» (c’est le titre de l’article de Claire Guélaud). Dans le deuxième texte, qui est une interview plutôt qu’un article de type classique, la personne interrogée, Nicolas Baverez effectivement, juge que «cette idée [le “modèle français”] relève du mythe».
• L’article sur le “modèle français” nous donne quelques indications sur les surprises, par ailleurs pas si surprenantes, devant la position plutôt bonne de la France devant la crise, devant la retrouvaille de bonnes vieilles formules telles que le “colbertisme”, pourquoi pas un soupçon de protectionnisme, etc. Le Monde ne semble pas si mécontent de tout cela, ce qui est un signe de la profondeur de la crise, puisqu’effectivement la psychologie, et le jugement par conséquent, en sont modifiés. Voici quelques détails de l’appréciation, et l’on comprendra que nous les donnons comme exemple du propos; ces exemples-là nous intéressent moins que le cheminement de l’esprit qui conduit à ces propos dits sans trop s’en excuser.
«Depuis l'automne et la faillite de la banque d'affaires américaine Lehman Brothers, qui a mis à mal tant de certitudes, l'impensable s'est produit. Christine Lagarde elle-même, qui n'est pas la moins libérale des ministres du gouvernement, vante dans le dernier numéro de Newsweek le caractère “équilibré” de l'économie française, le poids de nos dépenses de protection sociale, les bienfaits de l'assurance-chômage. Le système français, résume-t-elle, a été souvent critiqué pour sa lourdeur, mais “en période de crise, il nous aide à résister au ralentissement”.
»La ministre de l'économie a raison. La France est mieux armée que les Etats-Unis ou certains de ses partenaires européens pour affronter la récession parce que son modèle limite les dégâts sociaux. En ces temps où, selon une enquête de PricewaterhouseCoopers publiée dans La Tribune du 28 janvier, les patrons français sont les plus pessimistes de la planète, Le Monde passe en revue ses atouts qui étaient naguère considérés comme des handicaps.»
• Dans l’interview de Nicolas Baverez, économiste et historien (dans cet ordre, particulièrement révélateur), vous trouverez une logique sans faille. Il ne nie pas qu’il y ait une crise générale du système; c’est simple il n’en parle pas vraiment. Le thème central reste bien entendu: l’inadaptation de la France au système.
Il y a chez l’économiste-historien cette logique qu'il faut qualifier d'impeccable, ou bien d'implacable c’est selon, et un esprit brillant; à côté de cela (mais, soupçonnons-nous, un peu en-dessus et autour?), un esprit fermé à double tour et une logique contrainte à mesure. Cocteau décrivait joliment la chose, sur cette étrange dualité de l’esprit brillant et de l’esprit fermé, de l’esprit à la fois brillant et fermé, à sa manière de poète de la pirouette, avec juste un peu de méchanceté (sans doute réglait-il un compte avec un petit ami volage), – lorsqu’il disait: «Il est intelligent comme on est bête.» Tout est dit, n’est-ce pas, même si d'une façon un peu excessive. Cette dualité contradictoire, cette substance “oxymorique” si l’on nous permet ce néologisme renvoyant plus au poète qu’à l’économiste, se distingue bien dans ce jugement affirmé, que dis-je, tonné comme ferait Jupiter jugeant du comportement des faibles hommes, de l’économiste-historien: «En dehors de changements profonds, une nation entrant très affaiblie dans une crise majeure ne peut en sortir devant les autres.»
Le “en-dehors de changements profonds” n’implique que la “nation très affaiblie”, sans aucun doute; cela implique que devant une “crise majeure” qui concerne le système économique général (de toutes les nations) et non la “nation très affaiblie” spécifiquement, c’est la nation qui doit se réformer radicalement; à aucun moment ne lui semble venir à l’esprit qu’on pourrait aisément, devant l’ampleur systémique de la “crise majeure”, renverser la proposition de cette façon, en prenant une hauteur plus grande: “En présence de changements profonds, une nation entrant très affaiblie dans une crise majeure peut en sortir devant les autres”, car alors les “changements profonds” auraient affecté le système. A aucun moment ne vient à l’esprit de l’économiste-historien qu’une “crise majeure” d’un système puisse nécessiter des “changements profonds” dans ce système; non, c’est la France qui, devant l’effondrement du système, doit se réformer le plus vite et le plus profondément possible, pour s’adapter à ce système qui s’effondre. Monsieur Baverez aime sûrement beaucoup la France, et, comme l’on dit, “qui aime bien châtie bien”; mais alors, qui nous dira de quelle sorte d’amour et de quelle sorte de châtiment il s’agit à l’égard du système?
Tout le reste est à l’avenant, c’est-à-dire centré sur et cadenassé à la loi divine qui dit que le système et son dogme ne peuvent avoir tort. Dénonçant par avance toutes les «critiques radicales du capitalisme» comme profondément dépassées (“d’avant-hier” exactement), il prononce le verdit qu’«[i]l est illusoire de rechercher dans les idées d'avant hier la solution aux excès d'hier et aux problèmes d'aujourd'hui». Par contre, il s’étend fort peu sur “[les] excès d'hier et [les] problèmes d'aujourd'hui”, qui sont ceux du capitalisme semble-t-il, qui n'ont pas vraiment l'air de le passionner, qui pourraient éventuellement justifier des “critiques radicales”, fussent-elles d’avant-hier ou d’après-demain. Tout le reste à l’avenant (suite), sans espoir de trouver la clef qui puisse faire sauter le verrou de la prison où s’épanche l’esprit en question.
Cette passe d’armes implicite entre deux textes figurant sagement, avec un pour et un contre, une approche “de crise” du “modèle français” qui pourrait paraître objective, ne fera pas avancer la cause de ce modèle, ni avoir plus de sympathie pour l’enfermement sans espoir de la pensée libérale. Par contre, elle peut susciter une réflexion sur la position originale de la France, en dépit d’une pensée conformiste qui fut absolument totalitaire jusqu’à l’année dernière, dont l’économiste-historien était l’un des ayatollahs les plus aimables et les plus intransigeants. La France qui tombe, de Baverez, en 2003, claque dans l’histoire du XXIème siècle comme l’étendard de la raison sourcilleuse et pas très engageante levée contre les folies prétentieuses dont la France est coutumière, par l’intermédiaire de tel ou tel dirigeant, parfois conscient de la chose, souvent de simple fortune. (A l’époque, c’était Chirac-Villepin à l’ONU, contre les sacro-saints USA qui détenaient la formule unique de l’avenir du monde, – celle dont on goûte les pépins aujourd’hui; la France irrationnelle et déraisonnable, avec sa volonté de faire appliquer la loi internationale, les USA modèle de la rationalité, avec leur superbe aventure irakienne.)
Non, laissons cela. Le “modèle français” n’est pas vraiment un modèle, ce n’est pas la formule-miracle, le “sésame” de la sortie de crise; c’est la réaction improvisée et construite sur le terme d’un esprit français profondément réfractaire à tous les fondements du système dominant, à ce système qui a pris ses aises durant les 30 dernières années en nous promettant les très traditionnels “lendemains qui chantent”, formule déjà largement pratiquée, disons, d’“avant hier”. La France a “fait avec”, sans y croire une seconde, au grand dam de sa classe intellectuelle française et parisienne, dont les économistes-historiens, dont la mission historique a toujours été de réduire la France au modèle général en vogue. La France a toujours “fait avec”, avec les systèmes hostiles que l’on voulait lui imposer, avec ses intellectuels qui lui expliquaient pourquoi il était bon de s’en laisser imposer pour s’y convertir séance tenante et capituler avec délice en rase-campagne. Rien de très nouveau, c’est même une vérité d’“avant-hier”, et d’avant-“avant-hier”. (Cela pourrait même porter un nom : le “parti de l’étranger”.).
La France n’est donc pas la sauvegarde du capitalisme en péril, qui proposerait, au grand dam des économistes-historiens, une alternative miracle avec le “système français”. La France est plutôt là pour assurer sa mission coutumière et historique de dénonciation des forces déstructurantes. Elle l’a toujours fait, même si elle fut elle-même, notamment en une occasion centrale, la source d’un tel courant (Chateaubriand veilla a assurer la continuité française de la critique éclairée, dans son jugement sur la Révolution et l’Empire); et elle montra ensuite, en se dégageant d’un tel courant malgré les apparences énervées (ce courant étant récupéré par d’autres, comme l’Allemagne principalement), que l’accident ne pouvait lui tenir lieu de substance. Aujourd’hui, la France est naturellement un bloc de dénonciation du courant déstructurant qui ravage la planète, de la folie financière des années Clinton jusqu’à l’effondrement commencée en août 2007-septembre 2008, même si elle abrite en son sein tant de voix bien françaises pour s’excuser aux yeux du reste du monde, d’être au lieu de paraître. Il n’y a là nulle attitude délibérée mais une perception du monde, avec l’appréciation critique qui en découle, qui est absolument naturelle à la France. Même Sarko, qui nous promettait le bonheur en hamburger et en jean’s, s’est laissé prendre et se conduit, sur les terres étrangères, en zélote de l’esprit français
Quoi qu’il en soit, ces vaticinations sur le “modèle français” font bonne mesure, surtout sous la plume du Monde. La critique furieuse de Baverez ajoute au crédit de la chose: dès lors qu’il (Baverez) la critique aussi furieusement, dès lors qu’il y dénonce un “mythe”, on se dit qu’il doit y avoir quelque chose de sérieux et l’idée d’un “modèle français” fait d’autant plus sérieux. Même s’il ne faut rien en attendre de sérieux, justement, dans le sens de quelque chose de “refondateur” du capitalisme, l’idée même fictive de l’existence du “modèle français” comme proposition alternative contribue à éroder encore plus l’idée générale du capitalisme. Elle contribue objectivement à la déconstruction et à la destruction du système fondé sur l’idée centrale du capitalisme postmoderne et virtualiste du profit et de la corruption des âmes et des portefeuilles, et cela est bel et bon pour la marche de la crise des forces déstructurantes, pour accentuer cette crise.
…Nous ne parlons évidemment plus, dans ce cas, d’une politique ou d’un projet politique, mais bien entendu de l’évolution des forces historiques à l’œuvre. Ce ne sont pas celles qui intéressent l’économiste-historien; voilà qui montre au moins qu’eux-mêmes savent bien, inconsciemment ou bien disons historiquement, jusqu’où il ne leur faut pas aller trop loin.
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