Désordre ou/et “prise de pouvoir”, mais dans quel but?

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La crise afghane se développe naturellement sur son terrain d’élection – Washington, pas l’Afghanistan. La nouvelle selon laquelle BHO a refusé les quatre options (avec graduation du nombre de soldats à envoyer en renfort) que lui offraient ses conseillers et a renvoyé ces mêmes conseillers à leurs planches de travail et à leurs calculettes a fait grand bruit. Elle est renforcée par l’affaire de la fuite (au Washington Post et au New York Times) d’un échange de câbles confidentiels montrant le désaccord très profond entre l’ambassadeur US à Kaboul, le général à la retraite Karl Eikenberry, et McChrystal et sa doctrine. Il y a deux formes d’explications pour ces événements qui sont considérés comme majeurs parce qu’ils renvoient en principe la décision d’Obama à plusieurs semaines et brouillent encore plus les positions en présence: le désordre ou la “prise de pouvoir”. Ces deux explications peuvent d’ailleurs se mélanger, et c’est sûrement le cas; la question devient alors de savoir laquelle domine l’autre et, au-delà, où tout cela nous mène.

• Le Times de Londres (du 13 novembre 2009) est plutôt pour la thèse du désordre, mais sans repousser des éléments de l’autre thèse. «The cables put the Ambassador, Karl Eikenberry — a retired general who in 2007 was the top military commander in Afghanistan — starkly at odds with the current ground commander, General Stanley McChrystal, who has requested an increase of at least 40,000 troops. In the memos, General Eikenberry said that he had deep reservations about sending in more US troops because he was concerned by the unreliability and corrupt nature of Mr Karzai’s Government. It is a problem that has dogged Mr Obama’s deliberations and undermined the urgent demand by General McChrystal for more troops.

»The cables appear to have been shown to the media in an orchestrated effort by some members of Mr Obama’s war Cabinet to increase pressure on Mr Karzai to revamp his corruption-riddled Government. They lay bare, however, the deepening rifts within the White House. “I have been appalled by the amount of leaking that has been going on,” Robert Gates, the Defence Secretary, said. He was referring to the almost daily anonymous briefings given by American officials about how many troops Mr Obama is considering sending to Afghanistan; a numbers game that has led to wildly fluctuating press reports.»

Puis vient la réserve signalée plus haut, concernant une action concertée éventuelle entre Obama et son ambassadeur: «Hours before the publication of the cables — which were sent by General Eikenberry in the past week to an unspecified government office in Washington — Mr Obama rejected all four options that he and his national security team had debated in his eighth strategy review meeting. After weeks of deliberation, he essentially sent his advisers back to the drawing board to come up with more, or improved, options.

»After the White House strategy session on Wednesday, aides to Mr Obama released a statement that appeared to reflect General Eikenberry’s concerns. “The President believes that we need to make clear to the Afghan Government that our commitment is not open-ended,” the statement said. “After years of substantial investments by the American people, governance in Afghanistan must improve in a reasonable period of time.”»

• La thèse de la “prise de pouvoir” est celle du journaliste Seymour Hersh, dont la notoriété pour ses informations et ses analyses des questions de sécurité nationale est connue. Hersh était interviewé sur MSNBC par Rachel Maddow, selon une transcription reprise par RAW Story le 12 novembre 2009. Pour Hersh, BHO a “pris le contrôle” de l’affaire afghane avec sa décision de refuser les quatre options qui lui étaient présentées («It could be huge […] simply that the president's finally saying, “I'm taking control.”») Pour Hersh, BHO a laissé faire son rapport à McChrystal, ce qui représente une décision sans précédent puisque la conclusion du rapport peut être interprétée entre l’option “nous avons perdu la guerre” au pire et l’option, au mieux, “cette guerre va s’installer dans le statu quo”… Pour Hersh, l’intervention de Eikenberry est fondamentale. (Voir aussi The Independent de ce 13 novembre 2009 sur la rivalité Eikenberry-McChrystal.)

«Hersh described Eikenberry's cable as "big news," especially because Eikenberry has been one of a group of generals – which also includes McChrystal, Petraeus, and Odierno – who graduated from West Point around 1973-75 and have stuck together over the years as what is seen by other military leaders as a “West Point Mafia.” According to Hersh, this has caused “a lot of trauma within the Army, which is very resentful. ... The top of the Army ... they've been very unhappy with the McChrystal appointment and the way things have been going.”

»That is why Hersh sees it as significant that Eikenberry is now steering an independent course. “This summer inside the embassy,” he told Maddow, “there was a lot of concerns about the stability – literally the mental stability– of Karzai. And I think Eikenberry probably knows more than most people.” “Eikenberry is simply, I think, reflecting a huge split,” Hersh concluded, “because he's now splitting from the McChrystal counter-insurgency wing that's been dominated by Petraeus.”

»Hersh called his conclusion about Eikenberry a “heuristic guess,” but it is supported by one online analysis which tracks Eikenberry's statements since 2007 and suggests that “General McChrystal is on a special mission based a specific philosophy of warfare and that General Eikenberry is performing his duty according to his current assignment with an ongoing evaluation of the various players and facts at hand.”»

Notre commentaire

@PAYANT Les derniers événements constituent des éléments nouveaux d’une réelle importance pour l’appréciation du conflit afghan. Ils fixent de plus en plus fortement l’idée que la crise afghane devient une crise centrale du système de l’américanisme et un tournant majeur pour l’administration Obama.

• Il y a d’une part une crise politique désormais évidente, au sein même du cabinet Obama, avec les pro-McChrystal (Clinton, Gates) et les anti-McChrystal avec des nuances (Biden et surtout le général Jones). L’existence de ces divergences nourrit l’attitude d’Obama, qui reste encore une énigme, mais qui se complique de plus en plus. On ne peut plus se reposer désormais sur la seule hypothèse de l’indécision du président mais faire entrer désormais l’hypothèse de la manœuvre. L’avis de Hersh, qui est du type “prise de pouvoir” (Obama “prend le contrôle” de l’affaire afghane), conduit effectivement à se demander si Obama n’a pas sciemment laissé se développer indécision et division au sein de son cabinet pour pouvoir en arriver avec la justification à mesure à l’attitude qu’il prend, selon l’interprétation de Hersh; ou bien, si son indécision initiale ne s’est pas peu à peu transformée en une idée de manœuvre pour en arriver au même résultat. Le fait qu’il y ait, d’un peu partout, des hypothèses et des accusations de fuites calculées, presque quotidiennes, vers la presse, comme le déplore Gates, alimente l’hypothèse de la manœuvre ou de l’incertitude devenue manœuvre. Reste à savoir, évidemment, ce que BHO va faire de cette prise de pouvoir, si prise de pouvoir il y a.

• Il y a d’autre part, et c’est au moins aussi intéressant que le point précédent, crise au sein de l’establishment militaire. C’est là que l’explication de Hersh est particulièrement intéressante. Elle renvoie par ailleurs aux appréciations de Andrew Bacevich sur l’apparition au sein de l’armée d’une catégorie d’officiers dont le but ne semble être que la poursuite de la guerre, sans grand intérêt pour la victoire elle-même. Hersh, qui connaît bien les militaires, nous fait implicitement penser que McChrystal fait partie de cette nouvelle catégorie, sorte de pensée militaire “post-9/11”, dont le but semble n’être que l’application de théories préconçues, sur le terrain éventuellement, sans souci des réalités du terrain. Au contraire, l’ambassadeur Eikenberry, général à la retraite et ancien commandant US en Afghanistan, fait partie de l’école traditionnelle qui entretient la curieuse idée qu’une guerre doit être faite en fonction des réalités et, éventuellement, doit rechercher la victoire, plutôt qu’être l’application d’une théorie dont le thème central est “la guerre sans fin”. Dans cette querelle, qui concerne essentiellement l’U.S. Army, on a tendance à placer l’amiral Mullen (président du comité des chefs d’état-major) du côté de McChrystal, mais ce classement nous paraît être très incertain et sujet à révision.

Dans tous les cas, on voit que des différences de plus en plus décisives apparaissent avec la situation du Vietnam. La crise afghane déchire bel et bien l’establishment washingtonien, non plus selon les lignes classiques d’intérêts et de conceptions correspondants aux différents centres de pouvoir, ce qui est toujours facile à réparer avec des transferts d’avantages de centre de pouvoir à centre de pouvoir, mais à l’intérieur même de ces centres de pouvoir. C’est une situation beaucoup plus complexe que celle du temps du Vietnam, beaucoup plus incontrôlable, beaucoup plus incertaine. Il n’y a plus de positions cohérentes, donc plus de “divisions cohérentes”. Le désordre devient la marque de la situation et, derrière le désordre, ou à l’occasion du désordre, des manœuvres à potentiel très déstabilisant peuvent être entreprises avec une certaine garantie d’immunité.

John Bolton ironise avec gravité sur la lenteur du processus (This is like a slowmotion train wreck, watching this decision-making process, and it really is having a debilitating effect on troop morale in Afghanistan»), exprimant ainsi le thème central de l’attaque de la droite radicale contre Obama. Mais il ignore, ou feint encore d’ignorer pour tenter de l’emporter par la seule pression, que la phase actuelle a vu la transformation d’une situation de lenteur et d’indécision en une phase de crise aiguë, non en Afghanistan mais à Washington. Cette situation de crise washingtonienne nous semble désormais un fait acquis et indiscutable.

Reste l’essentiel, qui est de savoir quel est le but politique d’Obama. Que veut-il vraiment faire en Afghanistan? Cette question se pose parce qu’elle semble de plus en plus éclipser une autre question plus classique: que peut-il faire en Afghanistan? Il semble qu’Obama, par son attitude, involontairement ou pas, ait suscité suffisamment de trouble et de divisions au sein de l’establishment pour s’être effectivement ménagé un certain espace de manœuvre qui rend un peu secondaire la question de savoir s’il peut faire quelque chose de son propre chef. Mais pour quoi faire, cette opportunité? Question centrale, énigme toujours recommencée du président US.


Mis en ligne le 13 novembre 2009 à 12H40