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11784 juin 2010 — Le 3 juin 2010, nous avons développé une analyse de la “situation de la ‘politique de sécurité nationale’ d’Israël”, en montrant la situation critique de cette politique. Parmi les deux références présentées pour cette analyse, il y avait les déclarations du chef du Mossad à la Knesseth, selon lesquelles «Israel is no longer an “asset” to the United States and is increasingly becoming a burden». Nous notions combien cette appréciation retrouvait et confirmait celle du général Patraeus, en mars dernier, avec les remous qui avaient suivi, jusqu’à des réflexions sur la mise en péril d’une alliance stratégique fondamentale (les USA avec Israël, mais aussi les racines lointaines de cette alliance représentée par le rassemblement de courants et de tendances plus que de pays).
Ce thème est désormais largement développé, en Israël et aux USA principalement, à la lumière de l’attaque de la “flottille” humanitaire par Israël, unanimement considérée comme un désastre en termes politique et de communication, notamment pour les relations d’Israël avec les USA. Nous citons deux textes à ce sujet.
• D’abord, une compilation de l’excellent site War in Context, datée du 2 juin 2010, où Bob Woodward cite successivement Carlo Strenger de Haaretz, du 2 juin 2010, Anthony Cordesman dont il est question plus loin et l’écrivain canadienne Margaret Atwood, dans Haaretz, également le 2 juin 2010. Bob Woodward cite notamment ceci, de Strenger :
«During the media frenzy of the last days a crucial headline has received close to no attention: Mossad chief Meir Dagan told the Knesset’s Foreign Relations Committee that Israel is gradually turning from a strategic asset into a liability for the United States of America.
»As it’s a bit difficult to brush aside Dagan as a softheaded idealist, our policy makers will find another way not to listen. They will say, “this would never have happened under George W. Bush; this is only because the Obama administration is not friendly towards Israel. We simply need to wait for Obama to end this term; he won’t get reelected.”
»Nothing could be further from the truth. I have heard warnings that Israel is becoming a strategic liability for the U.S. from Americans, including high ranking members of the George W. Bush administration, for years. The only difference is that during the Bush years, nobody in the administration would say this on record or for attribution.»
• Une analyse de Jim Lobe, le 4 juin 2010, sur Antiwar.com, toujours sur le même sujet. Bien entendu, Lobe démarre sur les déclarations du chef du Mossad puis enchaîne sur une analyse qui fait du bruit à Washington… «…That view was emphatically re-asserted the following day by one of Washington’s most highly respected and centrist Middle East analysts in an essay entitled "Israel as a Strategic Liability?" that instantly became must-reading for regional specialists both in and outside the administration of President Barack Obama.
»“At the best of times, an Israeli government that pursues the path to peace provides some intelligence, some minor advances in military technology, and a potential source of stabilizing military power that could help Arab states like Jordan,” wrote Anthony Cordesman, a long-time fixture of the foreign policy establishment at the Center for Strategic and International Studies (CSIS).
»“It is time Israel realized that it has obligations to the United States, as well as the United States to Israel, and that it (has to) become far more careful about the extent to which it test(s) the limits of U.S. patience and exploits the support of American Jews,” he went on, noting the Israeli government "should be sensitive to the fact that its actions directly affect U.S. strategic interests in the Arab and Muslim worlds…” […]
»Cordesman’s observations were not new. Indeed, some variant of them have been expressed with increasing frequency by a growing number of mainstream analysts over the last four years, particularly since the tactically successful but strategically disastrous military campaigns conducted by Israel in Lebanon in 2006 and in Gaza 2008-9.
»But the fact that Cordesman, a former national security adviser to the staunchly pro-Israel 2008 Republican presidential candidate, Sen. John McCain, felt moved to write so bluntly about the issue in the immediate aftermath of the lethal Israeli raid on Mavi Marmara suggests that the tide of elite opinion regarding the value of virtually unconditional support for Israel — especially for a government as aggressive as that of Prime Minister Binyamin Netanyahu — is turning.
»“Tony Cordesman’s authority derives as much from the fact that he is resolutely dispassionate and non-partisan as it does from his expertise, which is unmatched,” said Amb. Charles Freeman, a top-ranked retired diplomat who renounced his appointment last year to chair the National Intelligence Council (NIC) in the face of intense opposition by the right-wing leadership of the so-called “Israel Lobby.” “When someone as balanced and centrist as Tony Cordesman begins to worry about the extent to which Israel is making itself into a strategic burden for the United States, Israel should pause for some self-reflection," Freeman told IPS.
»Stephen Walt, a Harvard international-relations professor and co-author with University of Chicago Prof. John Mearsheimer of the controversial 2007 book, The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy, agreed. “The fact that Cordesman would say this publicly is a sign that attitudes and discourse are changing,” he said. “Lots of people in the national security establishment — and especially the Pentagon and intelligence services — have understood that Israel wasn’t an asset, but nobody wanted to say so because they knew it might hurt their careers. It will be interesting to see how Cordesman is treated in the future, and whether more people will be inclined to say what they really think," he added…»
@PAYANT Certes, cela fait beaucoup de remue-ménage… Il est incontestable que la tragique et stupide affaire de la “flottille” humanitaire a ajouté encore aux tensions qui parcourent les relations entre Israël et les USA. (Quoiqu’il ne faille surtout pas oublier que tous ces pirates à bord de la “flottille” avaient des liens avec Al Qaïda, selon les dernières révélations israéliennes. Cela donne et laisse à penser, à la fois… On peut être sûr, effectivement, qu’on nous trouvera du terrorisme ici ou là, le Mossad ayant l’esprit fécond à cet égard, comme l’on sait. Mais qu’importe, l’effet est déjà bien accompli, assimilé, digéré, exactement selon le fonctionnement du système de la communication, et dans cette affaire Israël est déjà catalogué comme ayant fait une faute catastrophique. Vrai ou pas sur le fait, – et l'on imagine ce qu'on peut suggérer, – on conclura qu’il y a une justice divine même dans le système de la communication…)
Il y a donc, depuis plusieurs mois, sinon de nombreux mois, une “Israel fatigue” dans l’establishment stratégique washingtonien, qui commence à faire tâche d’huile et désordre à la fois. La critique de Cordesman, sage d’entre les sages et “mandarin” modéré, reconnu et respecté du système, vaut surtout par le prestige de la sagesse américaniste, – si l’on veut bien accepter l’oxymore, – que dégage ce personnage important. Sur le fond, cette critique est à la fois parfaitement fondée et profondément injuste. “Fondée”, parce qu’évidemment le comportement et les exigences d’Israël par rapport à la politique US sont de plus en plus obstructionnistes, sinon antagonistes, des intérêts US ; “injuste” parce que, finalement, Israël agit comme les USA lui ont appris à agir, – surtout depuis les années 1980 et sa “pentagonisation” comme nous dirions, – selon l’enseignement et le modèle de la “politique de ‘l’idéal de puissance’” du système de l’américanisme. L’action d’influence, la pression de la corruption, la narrative virtualiste, le manichéisme de la vertu contre la diabolisation, l’illégalité pour les autres devenant légalité pour soi, l’usage unilatéral de la violence, les empiétements sur la souveraineté des autres, etc., tout cela est de pratique courante, sinon substantielle dans la politique générale de l’américanisme. D’ailleurs, les USA ont supporté les foucades d’Israël pendant longtemps, y compris pendant la période de splendeur bushiste, de 2001 à 2005, sans vraiment s’en plaindre et en prenant au passage les dividendes (ou en vendant à Israël quelques F-16 de plus, d'ailleurs grâce à l'aide militaire US, ce qui permet de recycler l'argent du contribuable vers Lockheed Martin).
Alors, l’explication est bien plus simple. Les USA n’ont plus la puissance qu’ils avaient et ne peuvent plus soutenir certains risques et certaines aventures dans lesquels leurs intérêts ne seraient que secondaires ou bien intéressés à long terme. L’“Israel fatigue” n’est pas une soudaine illumination du jugement mais, plus simplement, le déclin accéléré des capacités extérieures US et la nécessité, devant cet affaiblissement, de limiter les risques (et la casse) et de tenter de trouver de nouveaux appuis dans certains pays qui sont en position de désaccord ou de confrontation avec Israël.
D’autre part et a contrario, dira-t-on, Israël “tient” Washington par son réseau d’influence d’une puissance sans égale. C’est vrai et c’est faux. L’influence d’Israël est aujourd’hui concentrée sur le Congrès, d’une façon très déséquilibrée par rapport au reste, et selon une logique de corruption qui comporte bien des risques. Nous voulons dire par là que, puisque c’est une influence très déséquilibrée c’est donc une influence constamment soumise à une très grande tension, qui semble colossale et qui l’est en cet instant, mais qui peut se retourner en un instant dans les moments difficiles. C’est cette tension qui est particulièrement dangereuse pour Israël, alors que la direction israélienne est elle-même totalement aveuglée par une paranoïa qui n’est plus à démontrer, et donc étrangère aux précautions que nécessite la situation.
Le problème du soutien US à Israël est qu’il est effectivement caractérisé par cette fragilité paradoxale alors qu’Israël n’a cessé depuis des années de se replier sur la seule alliance US, quitte à se mettre tout le reste à dos, se retrouvant dans une position grandissante d’isolement. Il est sans doute probable que les Israéliens sont les derniers à se faire des illusions sur la réelle puissance, aujourd’hui, des USA. Ils ne voient pas, par exemple, que le soutien US qu’ils estiment acquis est surtout celui d’une direction paralysée, – alors qu’eux-mêmes contribuent à cette paralysie par leur rôle parasitaire et leur politique extrémiste qu’ils imposent aux USA, – et donc qu’il s’agit d’un soutien nécessairement aléatoire. L’impression que les USA soutiennent sans réserve Israël est conditionnée par la faiblesse, voire l’effondrement du pouvoir politique aux USA, et ce soutien sans réserve a par conséquent la qualité de ce pouvoir. Le paradoxe final est qu’Israël lui-même contribue à renforcer cette faiblesse par ses exigences et sa politique, donc à scier la branche sur laquelle il est de plus en plus inconfortablement installé.
La situation des relations USA-Israël est enfermée dans un tissu contradictoire d’obligations, de contraintes, d’amertumes et d’impuissances réciproques. Plus qu’en attendre une résolution rapide, dans un sens ou l’autre, on devrait plutôt envisager une paralysie réciproque grandissante (avec des mésententes et des critiques réciproques constantes), qui affecte par ailleurs les deux pays dans la situation de leurs directions perspectives. Il n’y a rien de plus significatif à cet égard que le contraste, égal chez l’un et chez l’autre, entre les intentions d’attaques, d’offensives, de destruction proclamées depuis maintenant plus de 5 ans, à l’encontre de divers adversaires, et l’inefficacité, voire la paralysie dans la réalisation de ces objectifs, et l’embourbement ou la défaite dans les rares cas où les intentions furent suivies d’actions. A notre sens, l’évolution de ces relations sera plus due à l’évolution des crises intérieures de ces deux pays qu’à des modifications de politique extérieure.
Il est difficile de distinguer, dans les relations entre les USA et Israël, où se situe la plus grande culpabilité. Notre conclusion à ce point est que cette recherche est vaine, ces deux pays étant sous l’empire d’une dynamique de puissance qu’ils ne contrôlent pas et qui conduit effectivement leurs politiques sur une voie catastrophique marquée par la paralysie extérieure accompagnant la désintégration interne.
Chacun à leur façon, les USA et Israël appliquent intégralement cette “politique de l’idéal de puissance” appuyée sur l’argument de la force, avec usage si nécessaire. La justification de cette politique est du domaine de l’affirmation utopique unilatéraliste, sans réelle justification d’une vision politique de recherche d’équilibre ou d’harmonie. Les deux pays s’affirment, chacun à leur façon, exceptionnel au point où il ne leur semble pas nécessaire d’apporter une justification politique objective à leurs actes. Cette “objectivité” est apportée par une vision unilatérale de leur propre caractère exceptionnel.
Mais cette explication est de circonstance et n’exprime aucune vérité historique impérative, dans les conditions où leurs actes sont posés. Par conséquent, leur politique général n’est pas conduite par leurs propres conceptions d’eux-mêmes mais par la force dont ils disposent (celle-ci caractérisée par le système du technologisme) ; ce n’est qu’à partir de la dynamique suscitée par cette force que l’explication de l’“exceptionnalisme unilatéraliste” est mis en avant (en général, c'est le travail du système de la communication). L’idée sert à habiller l’acte qui sera posé de toutes les façons, et par conséquent elle en est la conséquence dialectique convenue et nullement la matrice. Notre perception est effectivement que ces deux pays, bien plus qu’en user, sont prisonniers de cette dynamique de force qui les dépasse et qui a conduit tout un courant de politique belliciste et expansionniste depuis deux siècles, chronologiquement au travers de pays ou d’empires successifs, entretenant un courant central de déstabilisation correspondant à ce que nous nommons, d’après Guglielmo Ferrero, l’“idéal de puissance”.
De ce point de vue, la crise actuelle entre les USA et Israël correspond à la crise que connaît elle-même cette dynamique de puissance au cœur de la crise générale du système qui l’abrite et la favorise, de même qu’elle se reflète dans les situations intérieures des deux pays. Il en résulte d’ailleurs un désordre certain dans la façon d’appliquer cette politique de force qui leur est commune, notamment à cause de la différence grandissante de leurs objectifs qui est le résultat de leurs crises intérieures respectives. De ce point de vue également, il nous paraît difficile d’envisager une résolution ou une évolution (éventuellement jusqu’à la rupture) des relations entre les deux pays, conformément à la séparation grandissante de leurs objectifs, parce que les deux pays restent liés par cette conception similaire de l’usage de la force dans la politique extérieure. De ce point de vue également, par conséquent, ces deux pays sont également prisonniers dans leurs relations de leur enchaînement respectif à la politique de force, et la crise de leurs relations devrait être directement liée à la crise de la politique de force d’une façon générale, plutôt qu’à des évolutions ou à des changements d’objectifs de leurs politiques spécifiques. En d’autres mots, Israël et USA sont aujourd’hui liés par la crise fondamentale de la politique de l’idéal de puissance, comme ils ont été liés ces dernières années par l’application qu’ils jugeaient victorieuses de cette politique.
Là aussi, sur ce plan théorique plus général comme, plus haut, sur les détails des relations entre les deux pays, les craquements intérieurs joueront, sinon jouent déjà (on en entend) un rôle fondamental dans l’évolution générale. Il y a aujourd’hui un lien fondamental entre des politiques extérieures soumises à la pression d’une politique de force en pleine crise et les destins intérieurs des puissances concernées. C’est pour cette raison qu’il nous paraît intéressant d’écouter, par exemple, l’idée avancée par les néo-sécessionnistes de l’Etat du Vermont, notamment Thomas Naylor, selon laquelle l’une des causes possibles de la “fin de l’Empire-USA” (avec l’éclatement intérieur qui s’ensuit) serait une guerre contre l’Iran. On voit aussitôt que l’hypothèse implique directement Israël…