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1134Ce texte des “DIALOGUES” vient plutôt comme un additif spécial, plus qu’un texte dans la continuité, après le long hiatus entre le texte n°11 du 9 août 2010 (de Jean-Paul Baquiast) et le texte n°12 du 2 novembre 2010 (Jean-Paul Baquiast à nouveau), qui inaugure une nouvelle série des “DIALOGUES”. Tout en poursuivant cette nouvelle série, relancée le 2 novembre, je tenais à insérer un texte qui poursuivît et répondît au texte du 9 août 2010 sur la question de l’intuition. D’autre part, l’intérêt de la chose est que ce texte sur l’intuition permet également de soutenir certains aspects des textes qu’on trouve dans la nouvelle série, notamment celui du 8 novembre 2010.
Je retrouve donc ici le texte du 9 août 2010 de Jean-Paul Baquiast qui traitait notamment de l’intuition et, effectivement, c’est sur ce terrain que je voudrais poursuivre. Restons-en à l’intuition et développons ; “restons-en“, d’ailleurs, le verbe est bien restrictif… Je dirais plutôt, pour mon compte : élevons-nous vers elle.
Vous faites, cher Jean-Paul, dans ce “DIALOGUES” du 9 août, une description précise et scientifique de ce que vous jugez être le fonctionnement de la pensée… Je crois qu’on peut dire comme cela ? Et, bien entendu, vous mentionnez l’intuition et vous la décrivez, selon la perception que vous en avez. Je ne suis pas sûr que la place que vous lui accordez, non plus que la définition que vous en donnez, rencontrent mon sentiment à cet égard. Mais, après tout, les “DIALOGUES” sont là pour éclairer, avec civilité, cette sorte de différend.
Encore une fois, et en élargissant le propos, mais en le haussant surtout, pour chercher à en faire un processus mental complet, avec sa source, son déroulement, son objet, et le produit de son activité, je vais tenter de faire une description précise de mon expérience. Pour cette description, je me référerai aussi bien aux faits eux-mêmes, à l’expérimentation du phénomène, à son développement et à ce qu’il en résulte pour l’objet de cette expérience, mais aussi pour la pensée impliquée, et pour l’esprit lui-même. Je veux dire par là que l’expérience de cette intuition intellectuelle est pour moi un fait majeur, sinon fondamental ; ni un “accident”, même heureux, ni une circonstance
Il est vrai que cette intervention constitue un rappel, une suite, un prolongement d’un texte précédent des “DIALOGUES”, le n°7 de la série, du 3 juin 2010, où j’évoquais ce que j’identifiais comme une intuition rencontrée et renforcée lors de plusieurs visites sur le champ de bataille de Verdun. J’avais surtout insisté, dans ce texte, sur ce que je jugeais être le processus mental déclenché par cette intuition... Par exemple : «Il en résulte une libération de l’esprit de toutes les conventions et les normes des établissements, universitaires et autres, de notre société. Votre vision du passé n’a rien à voir avec le passé stricto sensu, – le passé académique, si vous voulez, qu’on cultive en Sorbonne, – mais avec une vérité du monde qui vous est offerte en un instant. A partir de là, vous travaillez, vous réfléchissez, vous avancez, vous construisez, vous bâtissez avec votre raison la cohérence terrestre de ce que l’intuition vous a laissé entrevoir, paradoxalement avec tant de force…» (et ainsi de suite).
Ce qui est remarquable dans cette aventure intellectuelle, c’est qu’à partir d’événements en apparence fortuits, dans des circonstances qui le semblent également, – voyez les précautions de langage concernant le véritable fondement du processus, – c’est toute une pensée qui se trouve complètement réorientée, nullement par choix raisonné et délibéré, je dirais selon une méthodologie qu’on pourrait presque décrire comme scientifique, mais parce qu’un champ nouveau vous est ouvert autant qu’il vous est offert. Certains pourraient objecter qu’il s’agit d’un emprisonnement de l’esprit, d’une attaque contre le libre arbitre, mais ce serait mal comprendre la chose ; après tout, vous pourriez aussi bien refuser ce nouveau champ ouvert et offert, – mais il est si vaste, si grand et si haut, – si libérateur justement ! (Je retrouve le mot de mon texte précédent sans y penser.) Le refuser serait au contraire montrer que votre esprit est prisonnier de sa raison, prisonnier d’un processus dont il y a beaucoup à craindre, – c’est ma conviction, sans aucun doute, – un processus que l’emploi qu'on en a fait depuis plusieurs siècle a rendu fort suspect pour ces conditions… Dire cela n’est pas condamner la raison, certes pas, mais lui rendre sa place, qui est tout de même en dessous, et l’on épouse alors sans arrière-pensée (sic) la libération qu’est l’intuition.
Le travail intellectuel devient alors différent dans ses références, dans sa perception, et même dans sa méthodologie, – libéré et comme absolument renouvelé, sublimé… On pourrait presque dire que toute une culture, une expérience entière de ce qui fut vécu dans une vie jusqu’alors, sont mises dans un champ différent. Pour le cas cité, ce fut la bataille de Verdun au départ, mais bien vite cela devient votre perception de la Grande Guerre, puis de l’histoire elle-même d’une période d’une belle longueur et d’une importance considérable pour l’explication de la situation de notre temps, et de la situation de la crise fondamentale de notre temps. L’esprit lui-même en est bouleversé, dans son agencement, dans son arrangement, dans son fonctionnement, dans sa production elle-même… Inutile d’ajouter, je l’ai assez dit, que cela se fait dans le sens d’une immense ouverture, et, je l’ai déjà dit et rappelé plus haut, d’une non moins immense libération de la pensée.
J’essaie, volontairement, de rester dans des termes mesurés, l’on dirait paradoxalement (par rapport à l’idée qu’on se fait du concept de raison), dans des termes “rationnels”. Je pense, en effet, que l’intuition n’introduit nullement un élément que certains adeptes de la raison, et de la raison seule, pourraient juger comme un “élément de désordre”, – même s’il s’agit d’un désordre positif. Au contraire, l’intuition apparaît, puis s’installe, puis elle propose un ordre nouveau de l’esprit, un rangement différent. Le développement de l’intuition permet d’élaborer des systèmes, des conceptions cohérentes… L’intuition éclaire l’esprit mais, au-delà, elle l’ordonne. Elle devient l’essence même de la pensée tandis que la raison se voit assignée sa place de substance. L’intuition donne sa forme, son sens à la pensée, la raison se charge d’organiser cela.
L’intuition n’est pas brio mais puissance. Elle n’est pas originale ni mystérieuse, elle est prégnante. Ce n’est pas un spot brillant qui s’allume dans l’obscurité, pour quelques minutes ou quelques secondes, mais quelque chose qui transforme l’obscurité en un sublime clair-obscur où vous allez pouvoir chercher des voies inédites pour développer les instruments de votre pensée.
Il y a aujourd’hui une nécessité pressante de l’ouverture à l’intuition et de son usage comme force directrice de l’esprit. En effet, l’évolution du virtualisme est en train de réduire la raison, avec le discours officiel, à des niveaux d’une bassesse inimaginable. C’est la psychologie qui est touchée par cette dégradation épouvantable, non seulement par le mensonge, avec une dégradation de la raison déjà complètement discréditée par son rôle durant les quelques siècles depuis la Renaissance, mais bien plus que cela, avec une invention hystérique d’une fausse réalité, et je dirais même, d’une production hystérique de fausses réalités les unes après les autres à mesure que les événements les démolissent implacablement. Il faut remarquer combien cette idée de “production” de différents virtualismes adaptés aux événements catastrophiques auxquels ce même virtualisme contribue est bien dans l’esprit de ce système qui est effectivement basé sur la production aveugle des choses, comme seule réponse à ses propres échecs catastrophiques.
C’était l’idée de cette “production” de virtualismes différents qui se trouvait dans ce texte du 19 octobre 2010. Une citation de ce texte permettra de mieux situer cette idée de “production”…
«Pourtant, on doit bien parler d’un “deuxième âge” du virtualisme, en faisant, comme on l’a fait plus haut, une différence entre ce que nous jugeons être son aspect “défensif” actuel, et l’aspect “conquérant” qui marquait le “premier âge” du virtualisme. La différence entre les deux “âges” correspond à la différence entre l’ordre et l’unité d’une part (premier âge), le désordre et la désunion d’autre part (deuxième âge). Désormais, à peu près depuis 2004-2005 et en allant s’accroissant à mesure de la transformation de la situation dans un sens catastrophique pour le système après sa phase triomphaliste (au plus large, de 1991 à 2004, d’une façon plus accentué, avec un virtualisme en expansion puis complètement affirmé, entre 1996 et 2004), les directions politiques sont de plus en plus assaillies par une réalité de plus en plus puissante. C’est ce que nous identifions comme l’affirmation extrêmement puissante de l’Histoire en tant que phénomène d’une dynamique générale très puissante, qui dispose de plus en plus à son gré des tentatives humaines pour l’écarter, voire pour y résister. Les “tentatives humaines” viennent des élites mondiales, donc des directions politiques tributaires du système, et elles sont de plus en plus placées devant des situations terriblement pressantes et catastrophiques qui mettent en évidence la faillibilité de leur virtualisme, en démentant chaque jour un peu plus le discours issu du virtualisme. C’est la terrible confrontation avec la réalité. Si l'on veut, en passant du premier au second âge du virtualisme, nous sommes passés de la fabrication d'une “réalité” virtualiste pour affirmer le triomphe de notre puissance (celle du technologisme, de l'hyperlibéralisme, de l'américanisme et ainsi de suite) à la fabrication d'une réalité virtualiste pour tenter de nier (négationnisme) la réalité extraordinairement puissante de la crise et de l'effondrement de notre système que cette crise amène inéluctablement.»
A ce point, je voudrais introduire une expression qu’on retrouvera désormais souvent dans mes textes, – du moins, c’est le sentiment que j’en ai. (Elle est utilisée dans le F&C du 11 novembre 2010.) Je veux parler de l’“intuition haute”, qui est une de ces expressions qui, lorsque vous l’avez forgée, vous éclaire soudain et vous donne beaucoup plus que ce que vous croyiez y avoir mis en la forgeant. (Je préfère “intuition haute” que “haute intuition” parce qu’il me semble que la prelmière expression marie les deux sens qu’il faut donner à “hauteur” : à la fois une faculté qui est d’une extrême hauteur en soi, à la fois qui est hiérarchiquement la plus haute par rapport aux autres facultés de l’esprit.)
L’intuition haute est aujourd’hui fondamentale, vitale, dans la formation et la formulation du jugement sur les choses, non seulement pour toutes les raisons objectives du monde qui tiennent à son essence même, mais encore pour des raisons circonstancielles et précises urgentes. Il me paraît évident que la prolifération “des virtualismes” de ces directions politiques et de ces élites de notre système, en général absolument affolées par les événements, exerce un effet toujours plus corrosif de mystification sur la raison ; qu’elle nécessite plus que jamais, comme une mesure de sauvegarde de l’esprit, l’appel à l’intuition comme un facteur régulateur puissant qui permet d’ouvrir le champ de la pensée à une perception métaphysique et métahistorique des événements.
Un autre élément est celui du caractère symbolique de notre civilisation dans sa phase terminale, caractère symbolique nourri par les virtualismes, par le système de la communication, mais là aussi dans le sens corrosif de la mystification. Or il existe effectivement une vérité symbolique, à côté de la mystification suscitée par le système général, qui exprime les grandes vérités de la situation du monde ; et l’intuition doit être d’une aide puissante et décisive pour nous aider à la distinguer. L’interprétation de Tea Party, à laquelle vous faites allusion dans votre texte du 2 novembre 2010, doit beaucoup, dans le chef de mon jugement, à l’intuition contre la mystification foisonnante et dans tous les sens, – d’ailleurs plus due à l’ignorance ou à la vanité de la raison mystifiée qu’à une volonté de tromperie, – qui a accompagné ce mouvement (définitions de populisme, d’extrême droite, d’intégrisme religieux, etc., tous les faux nez qu’agitent nos piètres élites pour se faire peur et justifier de leur persistante existence, autant que pour tenter de nous terroriser). Ainsi aboutit-on à une vision symbolique de Tea Party, avec toutes les dimensions élargies que cela suppose, et embrasse-t-on mieux les caractères d’une situation impossible à définir par la seule raison, selon mon appréciation (puisqu’il s’agit à la fois d’une situation eschatologique et d’une situation métahistorique).
De même, et pour prendre un exemple plus lointain dans le temps, mais qui reste présent dans nos consciences en ces temps de crise (notamment) financière et économique, c’est l’intuition qui doit vous permettre d’embrasser dans sa totalité fondamentale l’immense événement que fut la Grande Dépression aux Etats-Unis même, la Grande Dépression du système de l’américanisme et de l’“âme américaine” confrontée au néant d’une nation inexistante… L’embrasser de cette façon qu’elle était définie le 22 juillet 2010 :
«Du point de vue où nous abordons ce rappel historique, la Grande Dépression est un événement mythique, dont la puissance dépasse la perception rationnelle (pour ne rien dire de la dérisoire perception économique). Cet événement a besoin d’une perception “sur-rationnelle” pour être embrassé dans sa globalité. Il mêle les conditions soi-disant “objectives” d’une crise économique aux conditions d’une crise écologique qui, par sa simultanéité avec la Grande Dépression, prit les dimensions mythiques d’une sorte de “punition divine”, achevant de mettre en cause le système de l’américanisme et alimentant ainsi une crise psychologique majeure aux USA, mettant à son tour en cause le fondement et l’existence d’un projet métahistorique inversé (les USA, un projet métaphysique non pas prolongeant l’Histoire dans cette dimension, – sens normal de “métahistorique”, – mais niant l’Histoire au nom de cette métaphysique inventée par la raison pervertie et devenue subversion)…»
Aujourd’hui, aucune pensée ne peut prétendre embrasser l’extraordinaire situation du monde, dans sa totalité, dans son immense dimension eschatologique et métahistorique, sans faire appel à l’intuition haute. Ce n’est pas un travail aisé, parce que l’intuition est un phénomène qu’on a appris à déformer, à réduire, à nier éventuellement, et dont il est d’autant plus difficile de retrouver la trace et la vérité en évitant de se perdre dans des chemins de traverse tels que la crédulité, la charlatanerie, l’illusion, l’utopie, etc. Mais rien ne doit nous décourager, absolument rien. C’est à ce point que la raison, par exemple, – et bon exemple puisque j’en parle si souvent pour la mettre en accusation, – peut servir d’outil dans cette recherche de la vérité de l’intuition, – à condition que, l’intuition enfin retrouvée, la raison s’incline et retrouve sa place naturelle qu’elle n’aurait jamais dû quitter.
De l’intuition haute, je dirais par analogie avec le mot que Corneille met dans la bouche d’Auguste, qu’elle est “maîtresse d’elle-même comme de l’univers”. “Maîtresse d’elle-même”, cela signifie la place qu’elle devrait, qu’elle doit occuper dans notre esprit ; “maîtresse de l’univers” parce que, à partir de la place qu’elle occupe dans notre esprit, elle seule est capable de nous offrir la vision de l'univers et de nous faire progresser vers l’essence de ses vérités fondamentales.
Philippe Grasset
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