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1766Au départ de cette idée de “relance” de DIALOGUES, au regard de la situation du monde à ce moment, je pensais à un texte qui aurait un aspect assez général, disons, fixant des positions générales (dont nombre, certes, ne sont pas étrangères à nos lecteurs). Entretemps, Occupy Wall Street (OWS) a pris l’ampleur qu’on sait… L’occasion n’était pas tentante, elle était impérative. Je m’exécute.
Ce texte de DIALOGUES plonge donc dans l’actualité ; il devrait être suivie pour mon compte d’un texte plus général, ou plus théorique, celui qu’on aurait trouvé à cette place si OWS n’avait pris ces dimensions étonnantes et remarquables. L’événement (OWS) a dépassé en puissance de communication tout ce qu’on en pouvait attendre et figure désormais comme un phénomène majeur de la situation intérieure aux USA. Sur ce point, il y a beaucoup à dire, mais l’on peut penser que dedefensa.org ne manque pas à son devoir à cet égard ; beaucoup de textes analysent le mouvement dans sa forme, s’il en a une, – justement, “that is the question”, – dans son évolution, dans sa dynamique, dans son influence, dans ses intentions (?), etc.
…Quoi qu’il en soit, je vais m’arrêter sur ce dernier mot (les “intentions” d’OWS), pour tenter de suivre la piste d’Occupy Wall Street en rejoignant le sens général donnée à cette reprise des DIALOGUES (“Sortir du Système”). Il y aura bien des occasions, sinon des enchaînements logiques impératifs, pour éventuellement aller plus loin dans le développement de la chose, dans des textes ultérieurs. Enfin, la question (“That is this question”, cette fois) qui ouvre la réflexion est bien celle-ci : OWS peut-il “sortir du Système” ?
(Notez bien : “…peut-il sortir du Système”, et non “…veut-il sortir du Système” . Cette nuance de taille oriente le sens de la réflexion, dans le sens de l’élargir considérablement. On peut envisager qu’il s’agit de “pouvoir sortir du Système” en l’ayant voulu, ou bien qu’il s’agit de “pouvoir sortir du Système” sans l’avoir voulu… Un monde de différence.)
Avec OWS, nous devrions être amenés à raisonner au long de son évolution, éventuellement avec l’aide d’hypothèses intuitives, selon deux domaines, lesquels se mélangeraient ou pas c’est selon. Le premier de ces domaines est celui de la réalité d’OWS contrôlé par lui-même, par ailleurs une réalité très complexe et élusive, volontairement imprécise, volontairement déstructurée, volontairement insaisissable, autant que l’est OWS lui-même enfin… Le deuxième est celui qui concerne OWS mais où tout se passe comme si OWS n’avait pas son mot à dire. On devinera, éventuellement on comprendra au long de ce propos ce que nous voulons dire ; en attendant, il importe que l’on admette bien, dans ce même propos, que les caractères insaisissables du premier domaine, celui de la réalité connue d’OWS, engagent d’autant plus à considérer le second, qui devrait nous intéresser d’autant.
Par rapport aux mouvements habituels de la vie publique, de l’organisation des forces structurées, sociales et professionnelles, du Système, des révoltés “classiques” contre le Système, OWS est une sorte d’OVNI qui n’aurait même pas besoin de voler pour être “non identifié”. Il a sans le moindre doute une ascendance technique et inspiratrice, d’ailleurs reconnue et proclamée, dans nombre d’événements et de mouvements qu’on connaît bien (“indignés”, “printemps arabe”) ; il en est, pour l’instant, l’avancée la plus audacieuse et la plus efficace. Remarquez bien qu’en précisant que ce mouvement (OWS) n’est pas venu de rien du point de vue technique et de l’inspiration (“indignés”, “printemps arabe” avant lui), on en vient à observer qu’il est “l’avancée la plus audacieuse et la plus efficace” dans cette lignée parce que, plus que tout ce qui a précédé, il n’est venu de rien du point de vue de l’organisation insurrectionnelle classique, et parce qu’il se situe, lui, au cœur du Système. Ainsi, plus cette dynamique qu’on décrit se perfectionne à mesure que fleurissent ses productions (“indignés”, “printemps arabe”, OWS…), plus ces productions apparaissent être sortis de moins en moins d’une substance qui ne peut appartenir qu’au Système qui constitue la substance exclusive de notre monde politique et social connu, – jusqu’à n’être sorti de rien à cet égard, donc complètement étranger au Système. Non seulement, ils sortent “de moins en moins d’une substance, jusqu’à n’être sorti de rien”, ces mouvements, mais c’est également pour proclamer qu’ils ne réclament rien. On ne peut les assimiler à des anarchistes qui réalisaient l’action violente pour “détruire la société” et installer “une société plus juste” ; ni à des mouvements non-violents type-Gandhi, puisque pour eux aussi existait de facto un but politique constructif, à l’intérieur du Système (l’indépendance de l’Inde, pour Gandhi).
“Opérationnellement” parlant, ils ne font rien qu’organiser des actes de communication qui ne sont que des entraves sans conséquences politiques directes. Ce faisant, ils placent le Système, dont l’un des moteurs fondamentaux est la communication, sur le terrain de la communication et en l’y enfermant. Les conséquences politiques indirectes peuvent alors suivre, et il est probable qu’elles suivront (sans que nous sachions en aucune façons de quelles conséquences politiques il s’agit).
A quelle conclusion en venir pour ce qui concerne Occupy Wall Street ? Une seule, selon la logique proposée : tout se passe comme si OWS n’était pas né du Système, donc il n’appartient pas au Système sans vraiment le réaliser et sans que nous ne comprenions rien à cet égard, même si ses composants appartiennent au Système ; il n'appartient pas au Système comme une chose imprécise, insaisissable, flottant dans une sorte d'irréalité ; il n'appartient pas au Système, dans une occurrence unique et incompréhensible, en suspension dans ses causes et ses effets, puisque sorti de la logique selon laquelle tout fait partie du Système aujourd'hui à cause de la surpuissance exclusive du Système. Cherchez toutes les explications que vous voudrez sur le “comment” de sa formation, elles n’importent pas car seul, dans ce cas, importe le résultat qui est que tout se passe comme si OWS n’appartenait pas au Système, et donc qu'il n'appartient pas au Système. De même, ou plutôt au contraire, OWS mourra le jour où il sera devenu le groupe d’une revendication précise, même formidable, une revendication suivie, explicitée, proclamée, à l’intérieur du Système. (Ceci, en passant : même dans ce cas, ce n’est rien ; OWS mourra, un autre le remplacera.)
…Ou bien OWS ne mourra pas parce qu’il refusera cela (cette “revendication précise, même formidable…”) et, s’il continue à gagner en influence et à conserver cette symbiose extraordinaire avec un courant inattendu de révolte de la psychologie collective, il deviendra une contre-référence épouvantable pour le Système, épouvantable puisque n'appartenant pas à lui. Il deviendra une sorte de “contre-mur”, une sorte de Stonewall contre lequel le “mur de l’argent”, pour résumer le moyen favori du Système, de la “rue du Mur” (Wall Street), se fissurera de plus en plus en voulant le détruire. (Stonewall, surnom de “Mur de pierre” donné au général sudiste si fameux Thomas Stonewall Jackson, que rien ne faisait reculer, comme s’il eût été un “mur de pierre”.) Ainsi s’agit-il du “Mur de pierre” (Stonewall) contre le “Mur de l’argent” (Wall Street).
… Ainsi OWS, dans cette hypothèse, deviendrait-il un mouvement décisif, pour la seule raison qu’il serait amené, inconsciemment plus que consciemment à mon sens, à vouloir la mort du Système, – et c’est tout, et rien que cela. (Je dis “inconsciemment”, pour la raison qu’il ignore, OWS, ce que signifie précisément, dans sa grandeur formidable, le dessein de détruire le Système ; même ceux qui portent sur leur pancarte “Fuck the System”, — et non “Kill the System”, d’ailleurs, – n’imaginent pas une seconde ce que cela signifie en vérité… D’ailleurs, comme nul n’en ignore, moi le premier, nul être humain ne sait ce que signifie “détruire le Système”. Cela ne signifie en rien que le Système ne puisse pas être détruit, – au contraire, dirais-je.)
On écarte donc la question du “vouloir détruire le Système” dans ce cas d’OWS, puisqu’elle reste dans la vague d’une sorte de “volonté” inconsciente et non réalisée en tant que telle, dans toutes ses implications. On est irrésistiblement conduit à la question beaucoup plus pressante et finalement réaliste de la mort du Système, et à la spéculation plus précise de savoir si OWS “peut” effectivement, non pas nécessairement causer à lui seul la mort du Système (quoique…), mais y participer d’une façon exceptionnellement efficace, selon une méthode qui pourrait se répandre, et qui, en un sens, a déjà précédé son action. La question évolue alors et devient de savoir quelle est la force qui conçoit cette méthode, qui conçoit une méthode qui concourt radicalement à la mort du Système sans rien vouloir d’autre, en écartant toute spéculation sur les circonstances et les conséquences de la chose.
Le dernier constat que l’on devrait proposer à propos d’OWS concerne également, continuant ce qui précède immédiatement, ce qui est désigné plus haut comme “le deuxième domaine” d’où l’on peut apprécier ce phénomène, “celui qui concerne OWS mais où tout se passe comme si OWS n’avait pas son mot à dire”. Ce constat est très simple et d’une extrême puissance ; il s’agit de la convergence qui s’est faite entre ce mouvement et un “Moment psychologique” collectif, qui a fait que ce mouvement a aussitôt acquis une puissance de communication absolument inattendue, qu’il est devenu en un mois un facteur majeur de la situation politique aux USA, et une crise qui est la meilleure expression possible de la crise générale de l’américanisme. Cette simultanéité des deux phénomène, – OWS et le “Moment psychologique”, – dont notre conviction est qu’elle est évidemment complètement fortuite selon les appréciations politiques et sociales courantes, constitue le nœud central et la puissance du mouvement OWS. Si cette simultanéité est “fortuite selon les appréciations politiques et sociales courantes”, il est impossible qu’elle le soit fondamentalement. La chose constitue le mystère le plus impressionnant d’OWS.
J’ai pris OWS à la fois comme question d’actualité (ce qui précède), et comme modèle pour poursuivre la réflexion (ce qui suit)… Cette réflexion concerne nos attitudes courantes autour de la question “Sortir du Système ?”, dont on a vu combien le modèle OWS la rendait quelque peu inutile.
Notre raison raisonnante et si rationnelle nous pousse inconsciemment à prolonger la question “comment sortir du Système ?” de cette autre question : “Que mettre à la place du Système ?”. En général, nous ne pouvons concevoir de sortir du Système sans avoir conçu quelque chose d’autre, de différent, de meilleur évidemment (!) où installer notre “civilisation”… (Peut-être un “autre Système”, n’est-ce pas ? Ce qui nous ramènerait à la case “départ”, en refaisant ce que nous avons déjà fait mille fois, au travers de nos réformes et de nos révolutions.)
Justement, le point fondamental que je veux rappeler (je l’ai déjà exposé dans divers textes), c’est qu’il n’y a rien en dehors du Système et rien de concevable en dehors du Système tant le Système est dans l’état de surpuissance et d’hermétisme qu’on sait. (C'est pour cela qu'OWS est si incompréhensible, puisque “tout se passe comme s'il n'appartenait pas u Système”.) En ce sens, on ne peut sortir du Système puisqu’il n’y a rien en dehors du Système, et qu’on ne peut donc rien concevoir en dehors de lui tant qu’on se trouve en dedans lui. Il faut alors renverser le problème. (“Il faut renverser le problème” en se convainquant absolument, – tout de même et ce n’est pas rien, – que cette dynamique de surpuissance du Système nourrit directement et à mesure une dynamique d’autodestruction dont on voit partout les signes et les premières ruines révélatrices...)
L’autre jour à Bruxelles (la semaine dernière, en séance publique), une délégation compassée mais très “dialogueuse” des institutions européennes avait tenu à rencontrer de ces gens qui s’inscrivent d’une façon ou l’autre dans la mouvance des “‘indignés” et des “Occupy…”. L’un des fonctionnaires européens, jugeant ainsi atteindre le fond du problème et ne doutant pas un instant qu’il ferait entendre raison raisonneuse à ses interlocuteurs, demanda à l’un d’eux : «Mais pourquoi en voulez-vous au Système?» Ce à quoi l’autre, remarquablement préparé mais pas nécessairement conscient des implications de sa réponse, lui répondit : «Mais pourquoi le Système nous en veut-il?» L’interrogateur en resta coi, c’est-à-dire comme deux ronds de flanc, et le débat tourna court.
Ainsi en est-il de l’attitude nécessaire face au Système… Cela devrait être notre logique, comme on la connaît déjà pour mon compte, et pour le compte de dedefensa.org, pour avoir écrit beaucoup là-dessus : “Je ne veux pas sortir du Système, je veux que le Système sorte de moi !” En d’autres mots, je ne veux pas que le Système me détruise (ce qu’il ferait irrésistiblement si rien ne se mettait sur sa route, s’il n’avait pas en lui-même le germe même de son autodestruction, et déjà notablement développé en une dynamique puissante), donc je veux détruire le Système… Puis nuançons ce dernier propos d’une façon radicale, qui transforme cette proposition théorique et utopique en une perspective extrêmement sérieuse : je veux aider le Système à se détruire lui-même (dynamique d’autodestruction, elle aussi largement référencée sur ce site).
S’il faut aller plus avant, avec la réponse à la terrible question TINA (There Is No Alternative) des représentants du Système (“Mais que voulez-vous mettre à la place du Système ?”), cette réponse sera extrêmement simple : “Mais c’est à vous, messieurs du Système, de nous dire ce qui va vous remplacer, quand vous aurez disparu !”… Car l’avantage incontestable de ce débat, aujourd’hui, pour ceux qui se trouvent de ce (de notre) côté du débat, c’est évidemment que le Système, de toutes les façons, est en train de s’effondrer. Il faut mettre les “collaborateurs” du Système, qui n’en sont pas moins des sapiens, devant leurs responsabilités, et les nécessités de sauvegarde ; leur faire prendre conscience qu’il est temps qu’ils se précipitent pour prendre leurs cartes de résistants, comme faisaient les collabos habiles, devenus à l’été 1944 résistants de la 25ème heure. Il faut qu’ils en arrivent eux-mêmes, – d’abord par opportunisme, puis par intérêt, puis par conviction, – à suspecter le Système, à l’accuser, à le bousculer, à le condamner, à le vouer aux gémonies…
Ainsi de l’aspect fondamental que je veux mettre en évidence, pour la phase actuelle, dans le contexte où s’est enclenchée une formidable dynamique de contestation/de destruction du Système. Nous devons passer de la question “Comment sortir du Système ?” à la question “Comment faire sortir le Système de nous-mêmes ?” (Si cela signifie également faciliter son processus d’autodestruction, ce qui est certainement le cas, exécutons-nous avec la plus complète amabilité.) Après, seulement, dans les conditions complètement nouvelles ainsi créées, pourra-t-on passer à d’autres réflexions sur notre devenir sans le Système.
(Ces propos ne sont pas seulement en l’air, ou théorique. L’URSS entre 1985 et 1991 nous offre l’exemple de la destruction effective d’un système, et effectivement par lui-même, sous la direction de Gorbatchev [contrairement aux thèses primaires et extraordinairement basses des neocons sur la “course aux armements” épuisant l’URSS, complètement démenties par les faits] ; et effectivement sans savoir quoi mettre à la place puisque Gorbatchev a détruit le système sans vouloir détruire le système, – puisqu'il voulait le sauver... L’analogie s’arrête là parce que l’URSS n’était pas ce Système surpuissant, hermétique qu’est le nôtre, elle n’en était qu’une pâle copie, – mais l’opération montre la voie, comme une sorte de “répétition”, où la communication et la psychologie, la glasnost de Gorbatchev qui est une sorte d’Occupy Wall Street dans les conditions soviétiques, jouèrent le rôle essentiel. D’autre part, et pour être encore plus précis, je tiens que la destruction des USA, par fragmentation, dissolution, etc., chose extrêmement possible sinon probable aujourd’hui, sonnera l’hallali irrésistible du Système, avec notamment le formidable facteur de l’effondrement psychologique de la fascination pour la modernité sous la forme de l’American Dream. Les conditions seront alors radicalement autres, et l'on pourra commencer à considérer ce qui peut naître à la place du Système disparu.)
…Je ne peux en rester là… “Faire sortir le Système de soi”, il faut voir comment, parce que ce n’est nulle part évident. Il faut s’y atteler, à cette explication en forme d’hypothèse. Ce texte, ci-dessus, était d’abord destiné à montrer combien il me semble essentiel de refuser absolument “le jeu du Système”, pour tenter d’attirer le Système (ceux qui le servent) hors de son jeu et assurer nous-mêmes notre complète purification de cette chose monstrueuse qu’est le Système. (Je nomme cela, du point de vue opérationnel, par référence à la posture intellectuelle d’inconnaissance comme “activisme désengagé”, l’acte d’“inaction agressive” ou bien d'“inaction antagoniste”.) Ces diverses considérations suggèrent, bien entendu, de tenter d’aller plus loin, éventuellement une étape au-delà de OWS, par une autre réflexion qui devrait suivre.
Philippe Grasset
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