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1992Les mouvements d'Indignés, prenant la forme d’ “occupations” de divers lieux publics, se développent dans le monde occidental, notamment en Amérique, cœur du capitalisme financier mondial. Le thème de ralliement adopté par ces mouvements est: “nous sommes 99%, vous êtes 1%”. Ceci veut dire que les manifestants et les populations de salariés pauvres et de chômeurs qui se reconnaissent en eux dénoncent la nouvelle inégalité qui s'est instaurée depuis quelques années entre les peuples du monde et les entreprises transnationales (dites TNC, transnational corporations).
L'inégalité n'est pas nouvelle. Toutes les sociétés se sont construites autour d'une étroite minorité de détenteurs du pouvoir, religieux, économique, politique, s'imposant à des masses dominées. Corrélativement, les luttes sociales résultant des conflits entre les possédants du pouvoir et ceux qui en étaient exclus ont progressivement permis aux classes exploitées, selon les termes toujours opportuns de Marx, de mieux faire reconnaître leurs droits à l'égalité. Cependant, aujourd'hui, les détenteurs du pouvoir ne sont plus aussi facilement identifiables qu'ils l'étaient auparavant.
On peut certes reconnaître quelques uns de ceux désormais qualifiés de super-riches à leur train de vie. Mais pour l'essentiel, le pouvoir se dissimule dans les transactions numériques mondialisées, dans les délibérations de conseils d'administrations opaques ou au sein des paradis fiscaux. De plus, le poids du pouvoir économique est passé de l'entreprise produisant des biens et services concrets (l'économie dite réelle) à des institutions financières, principalement des banques, gérant des valeurs plusieurs centaines de fois supérieures, sous forme d'écritures virtuelles donnant non seulement des droits de propriété sur l'économie réelle mais la possibilité indéfinie de s'approprier les plus values du travail présent et futur.
Il s'agit d'un pouvoir anonyme, s'exerçant dans la totalité du monde globalisé, donc impossible à identifier et à combattre. Seul peut être perçu le poids de son influence. Les “pauvres” qui se désignent comme les 99% la ressentent quotidiennement, non seulement par les bas salaires, les expropriations et le chômage, mais par les désordres majeurs que provoque désormais la spéculation irresponsable des TNC. On pense d'abord à l'enchainement de crises provoquées depuis la faillite de Lehman Brothers en 2008, mais aussi aux guerres locales pour l'accès aux ressources. La destruction de l'environnement en est une conséquence directe.
Mais à qui s'en prendre? Les gouvernements et les élus qui pourraient réguler la finance ne le font pas, car globalement, ils tiennent leur pouvoir des dollars distribués par cette même finance. Quant aux présidents, membres des conseils d'administrations, actionnaires principaux, cadres supérieurs, ils sont intouchables et, dans l'ensemble, en droit strict, parfaitement irréprochables. Les Indignés ne peuvent faire qu'une chose, se montrer, soit sur Internet soit physiquement dans des lieux symboliques: places de la Bourse, édifices publics. Comme ils sont trop divers et dispersés, ils ne veulent pas ou ne peuvent pas formuler de revendications précises. Que faire contre une hydre à mille têtes? Par ailleurs, instruits par l'exemple de précédentes révoltes étouffées dans la violence, ils ont jusqu'ici refusé les provocations visant à transformer des manifestants pacifiques en casseurs. Selon Pierre Rosanvalon (La société des égaux 2011), nous vivons aujourd’hui une véritable contre-révolution. Depuis plusieurs décennies, les plus riches n’ont en effet cessé d’accroître leur part des revenus et des patrimoines, inversant la précédente tendance séculaire à la réduction des écarts de richesse. Les citoyens victimes de l'inégalité en prendraient leur parti. Ils ne croiraient plus en actions de redistribution telles que l'impôt et les prestations sociales. La dénonciation d’inégalités ressenties comme inacceptables voisine chez avec une forme de résignation et un sentiment d’impuissance. Il convient donc de refonder l’idée d’égalité pour sortir des impasses actuelles.
Mais les analyses et solutions que propose Rosanvallon, quoique bien intentionnées, sont quelque peu naïves, car elles ignorent le processus global générant ces inégalités et ces révoltes. Pour y voir plus clair, il pourrait être utile de recourir à la science des Systèmes. Le terme de science, en ce domaine, est encore un peu présomptueux, mais les analyses permises par un telle science sont plus éclairantes que celles se limitant aux approches sociologiques et juridiques traditionnelles. 

Que pourrait conseiller la science des systèmes dans le cas qui nous occupe ici? Nous pensons que dans un premier temps s'impose une véritable rupture méthodologique. C'est cette rupture que réalisent, volontairement ou inconsciemment, les divers mouvements de type “Occupy”, se regroupant autour d'un mot d'ordre de plus en plus utilisé, “Sortir du Système”.
Il a été remarqué que les manifestants emploient le terme de Système pour désigner la nébuleuse des pouvoirs contre lesquels ils se battent. Ils refusent de s'épuiser à en identifier les composantes. Ce mot souvent critiqué comme trop vague constitue au contraire le premier indice du saut méthodologique qu'ils ont conscience de devoir faire. De même la volonté affichée de sortir du Système, sans préciser comment le faire et sans rechercher que mettre en lieu et place de l'actuel Système, constitue un second indice de la rupture qu'ils proposent. Dans ma propre conception des systèmes sociaux, je considère que ceux-ci correspondent à ce que j'ai nommé des complexes anthropotechniques, émergeant sur le mode darwinien d'une compétition pour les pouvoirs et les ressources. Ils associent des humains, individus et groupes, et les diverses technologies aujourd'hui proliférantes. Les humains qui en constituent la composante anthropique, bien que dotés de cerveaux et capables de cognition, ne peuvent s'en donner une connaissance complète. Ils y sont immergés. Pour pleinement comprendre et prédire les déterminismes complexes qui les entraînent, ils devraient en être extérieurs, ce qui leur est impossible. Dans cette optique, nous pouvons considérer l'ensemble des pouvoirs mondialisés où chacun d'entre nous, à titre très partiel, est à la fois passif et actif, comme un système global. Mais il sera difficile d'en dire beaucoup plus dans l'immédiat. Nous parlerons donc de Système avec un S majuscule. Si nous considérons que ce Système nous opprime et si nous voulons le combattre, la première chose à faire sera de le refuser dans sa totalité. Jusqu'où le refuser? Les défenseurs du Système objecteront que le même Système contre lequel manifestent ces Indignés leur permet de vivre et survivre, ne fut-ce que frugalement. Aucun ne s'en irait mener dans la nature (ou dans ce qu'il en reste) une existence de chasseur cueilleur. Et que mettre à la place du Système? Les Indignés, dans l'ensemble, se refusent à répondre à ces questions. Ce qui les fait traiter d'irresponsables. Pourtant, en termes de sciences des systèmes, leur attitude est parfaitement scientifique. Un système complexe évolue de façon dite chaotique, c'est-à-dire imprévisible et par définition, non gouvernable. Il est loisible de postuler que si pour une raison ou une autre, il s'enferre dans une voie sans issue, il se transformera et pourra donner naissance à un autre système. Il existe un certain nombre de probabilités pour que ce nouveau système, s'il réussit à s'imposer, soit tout à fait différent. En tous cas, par définition, il sera mieux adapté aux circonstances ayant provoqué le blocage du système précédent? Ce sont de tels processus que met en évidence l'histoire de la vie. Depuis 4 milliards d'années, les formes de vie ont, sous la double pression du hasard et de la nécessité, survécu aux extinctions massives. Les sociétés anthropotechniques, dont nous sommes des composantes, avec leurs qualités et leurs défauts, résultent de ces survies. Dans cette perspective, il serait illusoire de penser que les humains enfermés dans des systèmes anthropotechniques complexes dont ils n'ont qu'une vague représentation puissent se représenter les évolutions, bonnes ou mauvaises, qui pourraient résulter d'un blocage total ou partiel du Système des systèmes les englobant.
Si les petits mammifères vivant à l'époque des derniers dinosaures, à la fin du crétacé, avaient eu à se plaindre de ces derniers, ils auraient été cependant incapables de prévoir comment et par qui ce “système des dinosaures” aurait pu être remplacé. Les idées qu'ils auraient pu avoir à ce sujet auraient été sans aucun doute impuissantes à leur offrir une solution aussi ouverte que celle ayant résulté de l'évolution aveugle des déterminismes géologiques et biologiques. Il est donc logique que, pour les humains d'aujourd'hui, la première chose à faire pour s'opposer au Système dont ils perçoivent le poids oppressif soit de le bloquer, dans les faits ou même symboliquement. Ils peuvent espérer, d'une façon apparemment naïve mais finalement assez fondée scientifiquement, qu'à la suite de ce blocage les composantes du Système s’auto-réorganiseront, leur offrant des niches vitales plus riches de perspectives.
En fait, les manifestants anti-Système d'aujourd'hui sont cependant un peu mieux armés que les premiers mammifères pour se représenter le Système des dinosaures de la finance dont ils perçoivent le poids oppressif. Certaines études s'appuyant sur les sciences de la complexité en donnent désormais des images intéressantes. On peut citer à cet égard celle conduite par une équipe de l'Institut fédéral de technologie de Zurich conduite par James Glattfelder, docteur en sciences de complexité et des réseaux (lire NewScientist, 22 oct. 2011, p. 8)
Ce travail qui en cours de publication sur le site PloS One, représente les relations de propriétés s'établissant entre les principales corporations mondiales transnationales (TNC). Il utilise les mathématiques utilisées pour la modélisation des systèmes naturels et les données recueillies par la base Orbis 2007 qui recense des millions de société dans le monde. L'équipe en a tiré un échantillon de 43.000 TNC sélectionnées à partir de leurs résultats et leurs liens financiers. A partir de cela, les chercheurs ont mis en évidence un cœur de 1318 sociétés reliées par des participations croisées. Bien que ne représentant que 20% des chiffres d'affaires mondiaux, elles possèdent la majorité des entreprises industrielles, celles de l'économie réelle. A l'intérieur de ce groupe, ils ont fait apparaître un super-cœur de 147 entreprises plus étroitement reliées les unes aux autres que les autres. Elles contrôlent 40% du réseau. Parmi elles, les plus importantes sont des institutions financières, dont les banques Barclays, JPMorgan Chase & Co et le The Goldman Sachs Group.
Pour la première fois, il est ainsi possible de visualiser un élément essentiel du Système qui contrôle le monde. D'autres éléments manquent, par exemple les liens incestueux qui relient ces organismes avec les gouvernements, partis politiques, églises avec lesquels ils échangent des relations de pouvoir. On devra aussi inscrire les liens, également incestueux, qui lient les TNC, les gouvernements et les grands médias. Ces liens seront plus difficiles à faire apparaître, mais avec un peu de persévérance, il serait possible d'obtenir quelques résultats significatifs. Ainsi commencerait à se dessiner concrètement le Système à trois pôles dénoncé comme le réseau des oligarchies mondiales: les finances, les pouvoirs et les médias, journaux et télévision notamment.
Les simulations faites par l'équipe de Zurich sur la réactivité de leur modèle à des perturbations extérieures montrent qu'il se comporte en super-organisme ayant son “intelligence” propre. Il n'est pas, sauf exception, contrôlé par la volonté de quelques dirigeants particuliers qui se seraient organisés pour se partager la maîtrise du monde. Dans une certaine mesure, cette globalité le rend encore plus dangereux. Le superorganisme se montre incapable de prévoir les crises que suscite son manque de stabilité. Quand ces crises surviennent, il est généralement aussi incapable d'y porter remède. Il s'agit ainsi, pour reprendre le mot de Hobbes, d'un nouveau Léviathan contre les dérives duquel, apparemment, personne ne peut rien.
Il ne faut pas demander au travail de l'Institut de Zurich plus qu'il ne peut donner en son état actuel. Même s'il était complété dans le sens indiqué ci-dessus, afin de mettre en évidence des liens de partage d'influence qui n'apparaissent pas toujours dans les documents comptables, il ne serait pas à lui seul l'outil permettant de comprendre et de contrôler le Système. Mais il fournit une piste à explorer. D'autres pourraient suivre. Plus généralement, l'expérience montre qu'il n'existe aucun pouvoir au monde capable de dénouer les liens reliant les entités représentées par le modèle, si ces liens s'avéraient dangereux pour l'économie ou pour la démocratie. Ils sont trop nombreux et trop puissants.
Dans un premier temps, on peut en conclure que les Indignés de Wall Street et d'ailleurs devraient se trouver confortés dans leur démarche politique, visant à refuser d'analyser le Système en détail, visant à refuser de s'opposer à lui de façon spécifique à tel pays, tel secteur économique, telle circonstance. A la vue de l'opacité du modèle, traduisant l'opacité des pouvoirs dominants le monde, ils seront confortés dans leur intuition que trop faibles, ils ne peuvent rien faire pour infléchir la marche du Système, sauf à choisir la solution du tout ou rien. Ils ne peuvent que refuser globalement le Système, en se bornant à tenter de bloquer ses mille têtes, là où elles se montrent.
Certes, du fait de l'imprévisibilité inhérente au Système, nul ne peut dire ce qui en résulterait. Sans doute dans un premier temps des répressions accrues, comme ce jour 29 octobre où nous écrivons, à Denver (USA), mais peut-être aussi autre chose. Rien n'interdit de faire l'hypothèse qu'alors le Système s'effondrerait de l'intérieur puis s’auto-réorganiserait sur des bases différentes.
Ce serait alors pour les Indignés l'occasion d'intervenir concrètement afin d'influencer cette réorganisation d'une façon favorable aux forces créatrices encore en sommeil qu'ils incarnent.
Jean-Paul Baquiast
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