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2448J’ai lu vos remarques qui suivaient mes questions sur votre livre Le paradoxe du Sapiens en y trouvant, pour une part non négligeable, une meilleure compréhension pour votre démarche encore plus que pour l’objet de cette démarche, qui est le cas que nous débattons (vos système anthropotechniques). (Il faut dire que l ‘“objet” en question, lui, est mieux compris dès le départ par nous deux. Il a moins besoin de compréhension supplémentaire, en l’état où il est dans nos esprits, que le reste. Il bénéficiera dans le futur, non pas d’une “meilleure compréhension” mais, à mon sens, d’un surcroît de définition au fil de nos dialogues.)
Dans mes remarques qui concluent cette première série de trois dialogues à propos de votre livre avant que la même chose soit faite à propos du mien, je vais mélanger les deux, – votre démarche et l’objet de cette démarche. Cela, outre son rôle d’introduction, est pour avertir qu’il n’y a nulle intention de polémique mais le constat que, chez vous, comme d’ailleurs en général, le sens et l’objet de la démarche sont intimement liés, – mais, chez vous, d’une façon encore plus significative, me semble-t-il. (Je vous rassure tout de suite : chez moi aussi, “d’une façon encore plus significative”, et cela fait tout le sel de ces dialogues. Nous parlons aussi bien de deux comportements humains face au mystère qu’ils explorent conjointement.)
D’abord ceci : s’il est évident que vous êtes un darwiniste sans la moindre réserve, la question se pose de savoir si je le suis. Je dirais que la réponse est “oui mais”, c’est-à-dire restrictive, et dans une mesure qui vaut qu’on s’y attarde un instant. Je ne prendrais certainement pas le risque absurde de discuter du darwinisme sur le fond car ma méconnaissance en ce domaine est un obstacle infranchissable. Néanmoins, certes, je connais assez du darwinisme pour me situer par rapport à lui. Ma perception intuitive, – avec moi, vous aurez toujours l’embarras de ce qualificatif redoutable, – m’invite à considérer le darwinisme comme la description d’un processus, mais nullement du sens de ce processus. Hors du jeu de mots inévitable, je parle bien de “sens” selon la définition de «Idée intelligible à laquelle un objet de pensée peut être rapporté et qui sert à expliquer, à justifier son existence» (selon le Robert). Le darwinisme me semble ainsi complètement acceptable dans cette place que je lui accorde d’intuition (quoiqu’avec l’une ou l’autre réserve, dont celle-ci que je cite de seconde main et qui me paraît capitale justement pour le cas signalé ici, – d’après Georges Steiner dans Les Logocrates : «Il est intéressant de signaler que Thomas Huxley, vers la fin de sa carrière, en arriva à la conclusion que le darwinisme n’avait offert aucune explication plausible des origines du phénomène du langage»). Par conséquent, je suis (au sens de “suivre”) le darwiniste que vous êtes, mais avec des réserves importantes qui concernent justement le fond de notre débat.
Vos conceptions de darwiniste donnant toute sa place à la notion de concurrence vous conduisent à faire de l’exemple de système anthropotechnique de la construction des cathédrales que je vous avais proposé une étape définie par la concurrence entre les villes, et une étape sur le développement des villes, c’est-à-dire toujours le même système anthropotechnique en évolution, qui aboutit aux mégalopoles d’aujourd’hui. En ce sens (toujours lui!), il n’y aurait qu’un processus d’évolution caractérisé par la marche de la concurrence dans le cadre du développement technologique entre les somptueuses cathédrales et les hideuses tours de Doubaï (les qualificatifs sont de moi, proprement subjectifs, mais je suis prêt à me battre férocement pour les justifier et affirmer leur vérité, celle qui parle aux sens jusqu’à soulever l’âme, lien entre le charnel et le spirituel).
Vous me semblez parfois (reprenez-moi, de grâce, si je me trompe) établir une continuité inéluctable et imperturbable entre une cathédrale et la tour de Doubaï. J’y vois une rupture. Outre l’esthétique, l’harmonie, l’équilibre, l’élan portée par l’esprit d’une part, le clinquant (le “bling-bling”?), le déséquilibre, l’élan forcé par l’hystérie d’autre part, outre les psychologies passant de l’apaisement à l’excitation grotesque, il y a la force même. La cathédrale est l’esquisse structurante d’une éternité que nul ne parvient à définir, et qui défie le temps; la tour de Doubaï est un artefact déstructurant d’une temporalité à court terme qui, si la bourse s’effondre quelque part, se retrouve avec ses bureaux aux trois-quart déserts, ses touristes-visiteurs extasiés refluant en désordre, ses ascenseurs en panne, et bientôt la dégradation rapide des matériaux. Leur parenté est du même ordre que madame Da Vinci accouchant du jeune Leonardo puis, dans la foulée, d’un hypothétique Guiseppe Da Vinci qui se trouve difforme, handicapé mais conscient, avec un cerveau malade, qui lui fera développer une psychologie de revanche sur le sort, marquée par la pathologie du goût de la destruction et de la déstructuration. Même ascendance, même processus, – mais, pardonnez-moi, rupture, incontestablement. Le hasard et la nécessité? Je n’achète pas cette explication, parce que Léonard reste pour les siècles et les siècles, et que ce n'est pas par hasard, tandis que son frère a disparu dans les abysses de l’enfer terrestre. Cette “sélection naturelle”-là est celle du bon, de l’esthétique, voire de la mystique.
Pour moi, s’il y a processus similaire, la cathédrale de Reims n’a rien de commun avec la tour de Doubaï. L’une suscite la sérénité de l’âme et l’humilité de l’esprit, avec l’homme comme un composant parmi d’autres d’un univers qui clame le chant de “tous les matins du monde”, l’autre l’angoisse ou la folie schizophrénique de la volonté de puissance complètement caricaturée et perversement déformée d’une pensée nietzschéenne qui disait bien autre chose, avec l’homme perdu dans le tourbillon de cette folie et qui s’en croit le maître. Donc, ma remarque subsiste si vous acceptez mon observation: s’il y a eu rupture dans un processus qui semblerait uniforme dans sa manufacture logique, pourquoi, comment et à cause de quoi (ou de qui)?
J’en viens naturellement à une seconde remarque. Vous dites, et je n’en doutais pas une seule seconde de votre part, que vous ne repoussez pas les apports “fantasmatiques” (je vous laisse la responsabilité de ce mot, j’en ai d’autres à l’esprit) des composants humains du système (“composants humains” plus qu’“être humains” car j’adopte à fond votre idée et la pousse peut-être plus loin, – humains comme composants du système plus que comme êtres humains spécifiques). Parmi ces apports “fantasmatiques”, comptons l’apport visionnaire, esthétique, voire mystique, n’est-ce pas? Le problème alors, de mon point de vue, est que tout change.
Un apport “mystique” n’est pas un simple apport de plus, une pièce du Meccano en plus. Il apporte une dimension qualitative et spirituelle absolument bouleversante. Il change absolument tout dans la définition du système, il change jusqu’à la substance du système; en un mot, il nous donne des cathédrales et non les monstrueuses tours de Doubaï. C’est le “grain de sable divin”. Et la technologie n’a en elle-même aucun poids déterministe dans sa modernité plus ou moins développée, elle ne force à rien selon sa modernité… Après tout, on refait dans les travaux de restauration des quartiers anciens à l’identique avec les technologies modernes, – dont je doute d’ailleurs qu’elles soient vraiment plus efficaces que les anciennes, – plus rapides, certes, et alors? Sur les cathédrales, j’ai vu l’un ou l’autre document où des architectes très modernistes avouent leur incompréhension de l’extraordinaire équilibre des masses que constitue une cathédrale, de la fantastique économie des moyens de force et de pression au profit de l’harmonie des emplacements et des jointures, qu’ils auraient bien des difficultés à reproduire avec la même économie de moyens et le même extraordinaire résultat esthétique…
Vous reprenez mon exemple de Verdun (Les âmes de Verdun) et envisagez avec justesse le côté allemand pour montrer l’inéluctabilité de la pression du système sur ses composants humains. Mais vous savez que j’oppose à cette pression inéluctable du système anthropotechnique (l’emploi de la plus moderne technologie de l’époque, l’artillerie lourde, comme “guide” et “inspiratrice” de l’offensive allemande) la résistance humaine dans sa chronologie la plus simpliste, la plus désuète, celle du soldat (français en l’occurrence). L’état-major français voulait décrocher devant la violence inouïe (artillerie) de l’attaque allemande du 21 février 1916; les chefs en place à Verdun (général Langles de Cary) préparaient déjà le retrait de la rive Est de la Meuse, d’ailleurs selon une tactique très raisonnable du point de vue militaire classique. Mais le soldat français a refusé en tenant, en s’accrochant, en se sacrifiant, mu par un instinct auquel il serait bon que l’on prêtât des vertus mystiques. C’est lui, le poilu, qui a imposé Verdun tel que Verdun fut. Il faut la visite d’inspection en urgence de Castelnau, adjoint de Joffre, les 24-25 février (tiens, Castelnau, surnommé “le capucin botté”, catholique fervent, pourtant général favori du franc-maçon Briand contre Joffre, – il faut être en France pour voir cela); et Castelnau, devant l’évidence et avec une certaine prescience de l’essence de la chose, décide qu’on résistera, c’est-à-dire qu’on fera comme veut le poilu. Pétain, en fonction effective le 27 février, ne fait qu’entériner ce que le soldat français a imposé à tous les généraux : “On ne passe pas”. (Pour une fois, les politiques, faisant montre que la démagogie peut avoir un bon côté, ont appuyé à fond dès le début, contre les tentations de retrait de l’état-major dont Joffre, la détermination du soldat français en faisant de Verdun une “bataille sacrée”, – “on ne passe pas”, – parce qu’il jugeait cela d’excellente politique pour le moral de la nation.) Tout cela, contrairement à ce que disent les historiens-comptables et les humanistes qui regardent l’histoire avec une longue vue à l’envers, n’a rien à voir avec l’habituelle rhétorique des “généraux-bouchers”, – bouchés eux-mêmes qu’ils sont, les historiens-comptables.
Et tout cela pas si bête, ni inutilement sanglant au contraire de ce qu’on dit…Si l’état-major français avait ordonné le repli, Verdun tombait probablement et il existait le risque stratégique sérieux que le commandant en chef allemand Falkenhayn, qui avait des subordonnés de poids pas si bêtes et influents, comme le Kronprinz, décidât un vaste mouvement stratégique d’enveloppement sur l’arrière du front occidental, jusqu’à Paris, et la guerre était perdue, avec les Anglais envolés dans un Dunkerque avant l’heure (ils ne pensaient qu’à cela). En quelques jours, du 21 février au 8 mars 1916, le système anthropotechnique a été mis KO debout par le poilu français, et c’est à cela qu’on pourrait ramener l’essence même de la bataille de Verdun. Ce n’est qu’après qu’on fit de Verdun la stupide et sanglante bataille “pour saigner l’armée française” alors qu’on savait parfaitement qu’on saignait pareillement l’armée allemande, – équivalence des pertes autour de 150.000 morts de chaque côté en 300 jours, ce qui ne fait pas de Verdun, la bataille stratégiquement si nécessaire, la boucherie inutile que furent au contraire la Somme ou le Chemin des Dames, avec des pertes en proportion beaucoup plus élevées… (Cette idée affreuse de “saigner l’armée français”, qui a valu à Verdun sa mauvaise réputation de boucherie sans aucun sens chez les historiens-comptables, semble bien fragile. Le “mémorandum de Noël” [1915] de Falkenhayn, qui a popularisé la thèse, est un document douteux, venant du seul Falkenhayn, et publié bien plus tard par lui-même, dans ses mémoires, et qu’il aurait pu trafiquer pour faire oublier son échec initial. Les historiens ne trouvent cette idée de “saigner l’armée française” qu’au début avril 1916, dans les notes, d’ailleurs réticentes sur ce point, du Kronprinz, par conséquent après l’échec initial et décisif.)
Tout cela n’est pas pour glorifier une bataille mais pour achever de renforcer l’hypothèse qu’il n’y a rien d’inéluctable dans l’évolution catastrophique du système anthropotechnique, sinon son acceptation par des psychologies captives. La question qui importe à mon sens est de savoir ce qui peut freiner et stopper son action, et l’hypothèse qui me vient à l’esprit est qu’il peut y avoir la formation d’un autre système, antagoniste, de nature différente.
Je reviens à ma remarque en passant, plus haut, sur les humains “composants du système” plus que sur des être humains spécifiques selon l’idée que nous en avons. Ce n’est pas réduire l’être humain à une mécanique mais proposer une autre place dans l’univers que celle que notre “vision narcissique” lui assigne. Vous-même le dites dans votre livre. Votre préfacier, Jean-Jacques Kupiec, le dit encore plus nettement lorsqu’il fait une critique de l’essentialisme : «…nous sommes aveuglés par notre narcissisme. Remettre en cause l’espèce serait remettre en cause l’espèce humaine donc sa nature spécifique. Le penser porte évidemment atteinte à l’image que nous nous faisons de nous-mêmes et à la position que nous nous attribuons parmi les entités qui peuplent le monde. De fait, l’essentialisme rassure. Il implique qu’il y a du sens écrit en nous, qu’il y a une nature à laquelle nous sommes conformes et que nous avons une place attitrée dans l’Univers, en son centre bien sûr !»
La thèse que nous débattons a l’avantage de mettre en cause la place que l’homme s’est attribué lui-même, par narcissisme, “au centre du monde”. Allons plus loin, s’il vous plait dans l’hypothèse: l’homme n’est pas du tout le centre du monde et s’“il y a du sens écrit en nous”, pourquoi ne le serait-il pas à condition que lui-même, l’homme, inscrive son comportement dans un système? Les grands hommes sont ceux qui comprennent cela. Les “grands hommes” sont les poilus de Verdun se sacrifiant à Verdun pour la communauté, au mépris de toutes les théories rationnelles de la “science de la guerre”, au mépris de toutes les apparences sentimentales du jugement humaniste (que vaut-il mieux : cette terrible bataille où les Français tinrent bon, ou le repli avec des pertes immédiates réduites, Verdun investi, la manœuvre stratégique lancée jusqu’à Paris et la guerre perdue?). J’en suis arrivé à considérer qu’un de Gaulle se personnifiant comme la France elle-même, – il “est” la France, – s’effaçait plutôt que se haussait. Ce qui fut souvent considéré comme un acte d’orgueil démesuré par ses adversaires n’est-il pas au contraire un acte immense d’humilité, l’homme-de Gaulle s’effaçant derrière l’entité-France? Dans ce cas, la France devient un système anthropoculturel ou, plus encore et encore mieux, un système anthropomystique qui révèle “le sens qu’il y a en de Gaulle”.
C’est qu’alors on pourrait imaginer qu’aux systèmes anthropotechniques dont vous décrivez l’existence s’opposeraient ou pourraient s’opposer des systèmes anthropoculturels ou anthropomystiques, qui mobilisent eux aussi les psychologies humaines… Dans ce cas pourquoi le système anthropotechnique qui mène à la construction de la cathédrale ne serait-il pas un système anthropomystique? Dans ce cas, pourquoi le système anthropotechnique qui attaque à Verdun ne suscite-il pas la création, face à lui, d’un système anthropomystique qui le tient en échec? Tout cela n’est qu’une question de mesure et de graduation, et, lorsque le facteur “mystique” est introduit, il prend la direction du système, lui “donne sens”, éveille “le sens écrit en nous” (les humains) sans pour cela se priver de la disposition des techniques (les bâtisseurs de cathédrales autant que les poilus de Verdun faisaient tout de même usage des techniques, mais ils n’en étaient plus les prisonniers, au contraire conduit par le facteur “mystique”…).
Votre idée de système anthropotechnique est formidable parce qu’elle libère, elle “déchaîne” la pensée qui se trouve aujourd’hui paralysée devant l’impossibilité de juger selon les instruments habituels de la raison (avec l’homme “au centre du monde”) l’absurdité catastrophique actuelle de l’évolution de notre civilisation, sa systématique tromperie, l’extraordinaire sottise objective de tous ses actes, sa perversité presque absolue. Je crois aussi que votre idée ouvre une boîte de Pandorre, – ce qui est effectivement une image pour traduire qu’elle “déchaîne” la pensée (qu’elle lui ôte ses chaînes). A partir d’elle des hypothèses innombrables sont possibles, libérées de la dictature de “l’homme au centre du monde” et, par conséquent, et par conséquent surtout, libérées de “la raison humaine au centre du monde”. De même, je crois, que Freud proposait d’expliquer l’héroïsme de celui qui sacrifie sa vie par le fait que l’inconscient croit à l’immortalité, – mais sans répondre après tout à la question fondamentale: et si l’inconscient avait raison de croire à l’immortalité, tenant la mort terrestre comme un incident d’une importance négligeable en soi? De même, l’hypothèse d’un système anthropomystique se dressant en génération spontanée pour une entreprise ou contre l’attaque du système anthropotechnique (les cathédrales, Verdun) n’est pas plus à rejeter.
Je suis sûr qu’avec votre livre et nos “dialogues”, nous ne sommes pas au bout de nos surprises…
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