DIALOGUES-4 : De l'individu dans l'Histoire

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DIALOGUES-4 : De l'individu dans l'Histoire

Préalable sur le darwinisme

Je voudrais d'abord revenir sur le darwinisme et plus précisément sur l'évolution darwinienne. Selon moi et je pense pour la plupart des darwinistes, il n'est pas possible d'imaginer que cette évolution soit orientée dans le sens d'une finalité quelconque, accomplissement de la vie, de l'humain, de l'esprit, voire pour les mystique montée vers la panspiritualité de Teilhard de Chardin. L'évolution est ce qu'elle est et donne ce qu'elle donne. Il est toujours possible a postériori de décrire la succession des formes et les succès ou impasses auxquelles celles-ci ont donné lieu, mais ce travail est fait par un observateur qui projette sur le monde ses propres grilles mentales d'analyse, lesquelles ont été construites dans son cerveau par les types de contraintes évolutives que ce cerveau lui-même a précédemment subi.

Or un cerveau comme le nôtre a “réifié” l'hypothèse selon laquelle les organismes vivants complexes (le tigre par exemple) ne se résument pas aux forces brutes qu'ils manifestent à première vue. Ils peuvent aussi ressentir des affects, peurs ou attachements à l'égard d'autres animaux voire à l'égard d'humains. D'où découle dans certains cas la possibilité vitale de coexister avec eux. Cette hypothèse a été souvent vérifiée par l'expérience. Elle est donc devenue loi implicite nous permettant de survivre face non seulement aux animaux sauvages mais aux autres humains où nous ne verrions sans cette hypothèse que d'autres forces brutes acharnées à nous détruire.

On peut donc faire l'hypothèse que dans le cadre de l'évolution darwinienne, la plupart des humains ont intégré le fait que les cerveaux de leurs contemporains et compétiteurs peuvent dans certaines conditions commander des comportements altruistes auxquels il est souhaitable de faire appel. Par le mot altruiste, très utilisé en biologie, je mettrais ici tout ce qui dépasse l'égoïsme immédiat de l'individu cherchant à se procurer sans réfléchir les ressources dont il pense avoir besoin pour survivre. Tout les symboles de l'altruisme, du dépassement, des valeurs dites mystiques permettant de prendre du recul par rapport aux pressions matérielles immédiates, sont selon moi un des résultats de cette forme d'évolution darwinienne. Ces valeurs inspirent indiscutablement les grands monuments du passé, Stonehenge, Téotihuacan ou les cathédrales.

Mais on peut aussi voir dans ces symboles architecturaux le produit d'un autre déterminisme social présent chez la plupart des espèces supérieures: le besoin pour des dominants, dominants du sexe ou du pouvoir (pouvoir des armes ou pouvoir de l'esprit) d'afficher les marques de leur puissance pour impressionner les foules. Les Tours de Dubaï sont paraît-il pour le monde arabe le symbole de la renaissance de l'islam conquérant, la tour pénienne relayant le minaret dans cette forme d'imaginaire. Qu'elles se cassent la figure plus tôt que ne le prévoyaient leurs promoteurs ne sera à cet égard qu'un incident dans la lutte multiséculaire entre religions monothéistes. La lutte se poursuit et se poursuivra sur bien d'autres plans.

Ceci dit, pour en revenir à un point fondamental de votre dernier propos, je ne crois pas qu'il faille faire du complexe anthropotechnique tel que je le définis une machine uniquement guidée par l'ubris technologique. Mon postulat fondamental est que l'anthropotechnique allie des technologies elles-mêmes évolutionnaires à une grande variété de structures ou sociétés bioanthropologiques. On peut y trouver le Pentagone, dont l'aspect militaire fera peur, mais on y trouvera aussi des systèmes extrêmement riches en conséquences scientifico-philosophiques altruistes dont on parle peu, par exemple l'Observatoire européen austral (lien). Pour moi, l'ESO, puisque tel est son sigle, est aussi un système anthropotechnique, tout autant que ceux utilisant d'autres grands équipements scientifiques, associant des technologies et des humains. Ces humains, sans être de petits anges, sont certainement moins potentiellement destructeurs et déstructurants que ceux du lobby militaro-industriel américain ou de son homologue chinois.

Pour moi donc, la richesse du concept de système anthropotechnique est qu'elle permet de prolonger par l'analyse de leurs relations symbiotiques avec des technologies foisonnantes l'étude de toutes les formes existantes d'organisations humaines, sans porter sur celles-ci a priori de regards définitifs.

Les cerveaux des homo sapiens

Mais revenons au rôle des individus humains dans l'évolution et l'altruisme que certains d'entre eux manifestent périodiquement au risque d'y laisser la vie, alors que la grande masse se comporte de façon moutonnière. C'est un point auquel vous tenez beaucoup, à juste titre : signaler, quand il y a lieu, le rôle de l'individu humain dans ces conflits entre structures. Les humains, homo sapiens, sont indéniablement équipés d'un cerveau qui en fait des systèmes cognitifs individuels (pour reprendre mon expression) capables d'une prise d'autonomie au regard des déterminismes biologiques et culturels au sein desquels ils se forment, bien supérieure à celle des systèmes cognitifs animaux. Dans Les Âmes de Verdun, vous êtes allé jusqu'à parler de l'homme contre la machine, c'est-à-dire de la résistance inattendue des fantassins français face aux préparations d'artillerie allemande qui, dans l'esprit du Haut Etat-Major prussien, devaient tout anéantir. L'histoire est évidemment pleine de tels exemples, où des humains en petit nombre se dressent contre des forces susceptibles de les écraser, réussissant parfois à les détourner.

C'est une des grandes questions que se posent les biologistes et les psychologues évolutionnaires. L'altruisme est constamment évoqué, de même que les tendances à la coopération, pour expliquer que la compétition darwinienne ne favorise pas toujours le plus fort. Mais pourquoi certains individus courent-ils le risque de se sacrifier et pas le plus grand nombre. Chez les insectes sociaux, comme dans les autres formes plus évoluées d'altruisme, celui de la mère, par exemple, des déterminismes épigénétiques assez stricts font que l'individu altruiste fait si l'on peut dire partie du système. Il contribue à sa survie. Dans les sociétés humaines, le héros individuel paraît relever d'un mécanisme beaucoup plus aléatoire. Il apparaît ou n'apparaît pas, et l'évolution globale des systèmes en conflit en est changée.

Admettons donc qu'il y ait une question à traiter en termes systémique: pourquoi ce que l'on nomme des valeurs de dépassement inspirent-elles certains individus et non d'autres? Les premiers s'adonnent alors à des activités n'ayant plus grand chose à voir avec l'intérêt économique ni l'ubris technologique. Pour les spiritualistes, ceci tient au fait que l'esprit ne se laisse pas réduire à la matière. Pour les matérialistes comme moi, il faut réfléchir au fondement biologiques des valeurs morales et à la façon dont, à certains moments, elles s'expriment sur le mode aléatoire, en déviant le cours des forces plus brutales.

En termes évolutionnaires, on pourrait admettre que l'individualité des individus, surtout quant elle s'exprime d'une façon qui les fait échapper aux contraintes d'ensemble, représente la variable aléatoire mutante nécessaire à l'évolution darwinienne des groupes. Si tous les individus se comportaient et raisonnaient de la même façon, le groupe se reproduirait à l'identique et aucune mutation ne pourrait survenir. Or ces mutations sont indispensables pour que la sélection de groupe détermine ensuite quels sont les variants les mieux adaptés aux nouvelles conditions que rencontre le groupe.

Mais je ne vous énonce pas ces banalités pour le plaisir d'aligner des mots. J'en arrive à l'idée que j'avais en tête depuis le début de nos relations intellectuelles. Vous êtes précisément vous-même un de ces individus (au sens d'individualité) qui ne se laissent pas embrigader dans le convenu des représentations dominantes. Vous percevez de ce fait l'existence de réalités sous-jacentes que les autres ne voient pas. Vous les développez sous la forme de ce que les Américains nomment des “visions”. On parle aussi de “grands récits”. Ces visions, je crois l'avoir écrit précédemment, sont indispensables aussi bien aux grands inventeurs de la science qu'aux grands artistes. Les premiers les mettent tout de suite à l'épreuve de l'expérience et les seconds ne se soucient pas de les mettre à l'épreuve. Ils se bornent à les faire connaître comme ils le peuvent. L'historien se situe en général parmi les scientifiques. Il recherche les “faits” pouvant vérifier ses thèses et hypothèses. Mais si celles-ci prennent la forme de grands récits, de visions, elles sont difficilement vérifiables (sauf peut-être à très long terme). L'historien se comporte donc aussi dans une certaine mesure en artiste.

Je vous dirais que moi-même et sans doute la majorité de vos lecteurs, nous ne vous demandons pas d'être un historien scientifique, compilant les données statistiques et les références. Nous nous intéressons plutôt en vous à l'historien visionnaire, fut-il proche de l'artiste dans certaines de ses créations. Car cette catégorie d'historien et de chroniqueur relève précisément du rôle de l'individu qui se dresse seul contre les forces matérielles, dont je parlais précédemment. C'est le rôle que vous jouez, d'une certaine façon, et que vos lecteurs continuent de vous demander à jouer, tant que vous en aurez les forces. Le succès est là d'ailleurs. Sans doute pas en monnaie sonnante et trébuchante mais en renom sur le Web, le seul qui compte aujourd'hui en terme de contribution à un “global brain” en train peut-être d'émerger sans que nous ne nous en rendions compte. Je viens en effet de constater que depuis quelques semaines, votre “Goggle Page Rank” est passé de 4 à 5. Petite chose direz-vous. Mais vu les matières que vous traitez, et la forme austère de votre site, c'est là un compliment du technologisme à ne pas sous-estimer.

Jean-Paul Baquiast