Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
1491M'appuyant sur votre très beau dernier texte, “L'historien face à l'Histoire”, je conclus pour ma part que les sociétés complexes telles que les nôtres génèrent à la fois des historiens scientifiques qui analysent des faits précis mais limités (quels étaient par exemple les effectifs ou les armements des armées allemandes et françaises au début de la Première Guerre Mondiale) mais aussi des historiens intuitifs ou mieux encore visionnaires, d'une essence toute différente. Ces derniers, embrassant un grand nombre d'informations et d'images témoins du passé (images de Verdun, par exemple), se retrouvent “possédés” ou “envahis” par la perception d'un sens commun fédérateur susceptible d'exprimer l' “âme” (pour reprendre votre terme) de ce passé, partagée par un grand nombre de ceux qui l'ont vécu. Si cette vision est suffisamment forte pour s'imposer à leur esprit au détriment des évènements quotidiens et mobiliser toutes les ressources intellectuelles et affectives de leur cerveau, elle prend alors la forme d'une œuvre en forme de message désormais communicable à d'autres via les réseaux et de vivre sa propre vie dans les cerveaux contemporains.
Est-ce à dire que de tels historiens visionnaires atteindraient à une “vérité” factuelle analogue à celle de l'historien scientifique qui peut nous annoncer avec précision la portée du canon français de 75 ou de l'obusier lourd allemand de 210 (voir http://www.clham.org/050161.htm)? Certainement pas. L'histoire n'a de sens, autrement dit ne révèle une “réalité cachée” que dans les esprits de ceux qui lui en donnent. Au départ, la vision de l'historien intuitif ne peut s'appuyer que sur des données recueillies un peu au hasard et s'étant organisées spontanément au sein de son esprit (plus précisément au sein de son cerveau) lui-même fortement structuré par une histoire et une culture individuelle. Cette structuration et ces informations ne sont pas universellement répandues, sinon tout le monde pourrait se transformer en historien et en visionnaire. Elles sont l'apanage d'individus hors du commun, apparaissant de façon aléatoire au sein des sociétés et jouant le rôle de ce que nous avons nommé par ailleurs des générateurs de diversification. L'artiste, qu'il pratique de façon créative les arts graphiques ou la littérature, joue un peu le même rôle. Mais la portée de ses productions est généralement moindre, car celles-ci s'attachent plus volontiers aux détails qu'aux grandes lignes. Mais dans certains cas, l'œuvre individuelle peut s'insérer en la matérialisant dans de grands courants collectifs encore peu conscients. Ce fut le sort de la peinture Guernica due à Picasso.
La vision du créateur, artiste ou historien, aussi originale soit-elle, n'est pas autre chose initialement qu'une mutation cognitive tout à fait individuelle ou locale. Elle ne prend de portée collective que dans la mesure où elle est recueillie et entre en résonance avec les contenus cognitifs d'un certain nombre d'autres personnes qui, sans prétendre à faire un travail historique, sont elles aussi sensibles à un certain nombre des données élémentaires perçues par l'historien mais qui n'avaient pas jusqu'alors la capacité de les organiser en vision globale. Lorsque ces personnes prennent connaissance de la vision de l'historien, il se produit en elle une révélation que peut résumer le “Mais c'est bien sûr” du commissaire joué par Raymond Souplex, ou le “haa” bien connu des inventeurs quand ils voient dans leur esprit s'organiser en modèle cohérent un grand nombre de faits d'observations jusqu'alors dépourvus de sens. Ajoutons que certains grands hommes politiques, fort rares hélas, ont la capacité d'agir en résonance avec les visions des historiens visionnaires, voire de générer eux-mêmes de telles visions pour leur propre compte. Ceci leur donne une force exceptionnelle qui leur permet de se comporter en acteurs efficaces de l'Histoire. On peut constater que durant la Seconde Guerre Mondiale, Churchill et de Gaulle bénéficièrent de ce don. L'espèce semble en être jusqu'à présent disparue.
Si ces visionnaires de différentes sortes sont en nombre suffisant, et si ils sont eux-mêmes en position de répercuter en la renforçant sans la déformer la vision initiale, un groupe doté de représentations cohérentes et donc de comportements cohérents résultant de ces représentations communes émerge au sein de la société considérée. Une nouvelle histoire peut alors se mettre en marche, à partir du sens initialisé au départ par la vision isolée de l'historien individuel. Cette histoire, faite de l'agrégation d'un grand nombre de comportements individuels, ancre dans ce que l'on pourra appeler le réel collectif la vision initiale de l'historien. Les poètes comme vous pourront alors parler de la grâce de l'Histoire, celle-ci nous faisant alors en effet la grâce de mettre en évidence de grandes tendances, de grands mouvements de fond qui n'échapperont plus alors aux attentions individuelles. Si ces mouvements rassemblent un grand nombre d'acteurs, ils auront alors une grande force motrice et on pourra dire qu'ils sont “vrais”, ou plutôt que l'interprétation que nous leur donnons est vraie. Autrement dit, ils nous mobiliseront en nous transformant d'objets de l'évolution en agents de l'évolution.
Il faut distinguer cependant me semble-t-il les visions concernant le passé ou à la rigueur le présent immédiat, et celles concernant le futur. Les premières sont certainement plus pertinentes que les secondes. Ceci tient non seulement au fait bien connu qu'il est difficile de prévoir, surtout le futur, mais surtout à leur nature différente. L'historien décrivant le passé et rassemblant autour de ces descriptions un nombre plus ou moins grand de sympathisants s'appuie sur des constatations généralement objectives (au sens d'intersubjectives). Ses visions, sans être nécessairement mieux fondées que celles relatives au futur, sont en tous cas plus crédibles. Ainsi, vous comme moi, issus et produits d'un certain type de société anthropotechnique, nous pensons que celle-ci va tout droit à la déstructuration et à la catastrophe. Il est en effet impossible de n'être pas sensible aux nombreuses observations faites actuellement et semblant confirmer ce pessimisme profond. Il est par exemple indéniable que l'exploitation forcenée des gisements pétroliers profonds se soit traduite dans un récent passé par un grand nombre d'accidents d'exploitation dont celui survenu sur la plateforme Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique n'est que le plus grave. En généralisant les tenants et les aboutissants de tels évènements, rien ne permet d'affirmer que les forces politiques, financières et technologiques vivant, comme les lobbies politico-industriels du pétrole, de la prédation des ressources naturelles, vont se calmer pour autant. Nous pouvons faire alors l'hypothèse que nos sociétés sont en cours de déstructuration et de marche à la catastrophe.
Mais il ne faut pas oublier cependant que ce que l'on nomme l'avenir sera le produit du conflit darwinien entre d'innombrables déterminismes entrant en conflit sur un mode chaotique, c'est-à-dire non prévisible. Une modification aléatoire, fut-elle de faible ampleur, peut se répercuter en phénomènes collectifs de grande ampleur. Là encore, l'historien visionnaire jouera un rôle, mais pas nécessairement celui que les esprits naïfs pourraient prévoir. Ainsi, les prévisions quelque peu apocalyptiques formulées par des gens comme nous, s'appuyant sur des indices aussi objectifs et indiscutables que ceux recueillis aujourd'hui par les historiens et les scientifiques, pourront provoquer dans les cerveaux des réactions tout à fait différentes. Les uns en concluront que la catastrophe approche et adopteront (inconsciemment le plus souvent) des comportements fréquents dans les sociétés animales et dits de panique, dont les effets amplifieront la dévastation. D'autres, toujours d'ailleurs en partie sous l'emprise de comportements réflexes animaux tels que ceux dits de sauvegarde (réduction par exemple du rythme reproductif et des consommations) pourront ralentir la marche au désastre voire pourquoi pas générer les conditions permettant de nouveaux rebonds sur de nouvelles bases, mieux adaptées aux nouvelles conditions environnementales.
Faire cette constatation ne retire rien à l'importance du rôle de l'historien visionnaire, non plus d'ailleurs qu'à celui de l'artiste visionnaire ou plus généralement à celui du scientifique qui lui aussi, essaye d'organiser en systèmes de connaissances collectifs le produit de ses recherches et de ses réflexions. Sans eux, l'évolution systémique ne s'arrêterait pas pour autant. Ce fut, rappelons le, pendant plus de 4 milliards d'années, celle de la Terre au sein du système solaire. Mais elle n'aurait pas de témoin, susceptibles de jouer tantôt le rôle de l'accélérateur, tantôt celui du frein ou plutôt de ce que l'on pourrait appeler le rôle d'un ré-aiguilleur.
Dans mon propre livre, Le paradoxe du Sapiens, j'ai parlé de l'émergence il y a quelques millions d'années de systèmes cognitifs organisés autour de cerveaux eux-mêmes dotés de cortex associatifs capable d'observer ce qui s'y passe et de le communiquer aux autres, amorçant ainsi ce que l'on pourrait appeler un cerveau global. Je regrette pour ma part que ces systèmes cognitifs soient encore trop englués dans les contraintes biologiques et technologiques de leurs composantes anthropotechniques. Ils ont donc encore beaucoup de mal à se comporter en agents d'une cognition globale pouvant s'étendre à la planète entière. Mais je suis persuadé que le travail d'observation et de communication que vous faites pour votre compte va dans le bon sens, en nous obligeant à dépasser la prise en compte de nos considérants locaux pour élargir et approfondir le point de vue, dans la perspective de ce nous pourrons appeler sans excès de langage la formulation d'une conscience universelle.
N'oublions pas cependant que nombreux sont ceux qui veulent jouer ce rôle, que ce soit consciemment ou involontairement. Il est très probable aujourd'hui par exemple que les civilisations des pays émergents en cours d'évolution rapides généreront elles aussi des visionnaires analogues à vous, mais dont le discours sera tout différents. Ils célébreront dans leur majorité la gloire de l'expansion radieuse des systèmes dont ils sont les produits. Auront-ils raison? Auront-ils tort? Ce sera la compétition darwinienne entre les systèmes anthropotechniques nous portant respectivement qui en décidera. Pour ma part aujourd'hui, en tous cas, je m'en tiens à un “catastrophisme tempéré”.
Autrement dit, j'essaye comme vous de comprendre ce que j'ai nommé le paradoxe du Sapiens et que vous décrivez en termes autrement plus prophétiques, en vous limitant à l'analyse de notre propre civilisation. Je vous cite:
«Comment une telle civilisation, marquée de tant d’efforts, de tant d’esprits prodigieux, de tant de découvertes, est-elle parvenue à un fonctionnement qui engendre d’une façon aussi systématique la laideur, la bêtise et la destruction ? Comment est-il possible qu’un tel rassemblement d’esprits élevés et d’organisations puissantes puissent engendrer des politiques aussi uniformément stupides, – pour ne pas parler de leur cruauté, de leur nihilisme, de leur abaissement continuel... ? Comment est-il possible qu’une civilisation marquée par la prétention de parvenir à une très haute culture aboutisse de façon aussi aveuglante à force d’évidence à l’abaissement systématique de la culture, jusqu’à la médiocrité, la futilité insupportable, le mensonge dégradant, l’entropie sans espoir ?».
Jean-Paul Baquiast
Forum — Charger les commentaires