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3994Puisque nous y sommes, restons-y, je veux dire dans le domaine de l’“historien visionnaire”. J’y suis, vous vous en doutez, juge et partie, sans dissimuler une seconde. Par conséquent, je suis et je poursuis, et même j’entraîne le propos vers d’autres voies, et au galop s’il le faut – c’est la tâche de l’“historien visionnaire”, après tout…
Vous avez fait, dans votre texte précédent, une description que je qualifierais de précise des catégories d’historien. Vous l’avez fait en scientifique, en partant du principe, qui est le vôtre, qu’il faut s’en tenir aux faits observables, et précisément à ceux que vous observez. Vous verrez que ma conception est différente de la vôtre, ce qui est par définition, – cette différence, – tout le sel de nos “dialogues”. Vous verrez que je ne réponds pas point par point à vos arguments mais en use pour faire avancer la réflexion et, surtout, pour la replonger dans le cours de l’Histoire. A mon sens, il est peu utile de définir des catégories si l’on ne confronte pas ces catégories aux tâches dont elles ont la charge, dans le temps où elles devraient se manifester principalement. Il s’agit donc de l’Histoire et de son flux tempétueux, dans ce texte, autant que de méthodologie pour la comprendre, – ou, mieux dit, pour la saisir. La fonction d’historien n’est pas une invention rationnelle d’homo sapiens, c’est une nécessité de l’esprit humain placé devant le caractère indicible, terrifiant et extraordinaire de son destin.
Je ne crois pas que nos sociétés, particulièrement la nôtre, aujourd’hui, à cette heure, “génèrent à la fois des historiens scientifiques […] mais aussi des historiens intuitifs ou mieux encore visionnaires”, comme vous écrivez. Nos sociétés modernistes, qui sont constituées en systèmes (anthropotechnique pour la nôtre, certes), et la nôtre (celle du temps courant) précisément, génèrent des “historiens officiels” ; et puis il y a les autres, ceux qui apparaissent selon des parcours souvent chaotiques, en “dissidents” de la société où ils évoluent. Les premiers ont des diplômes et sont professeurs en Sorbonne. (Hier, ils étaient historiographes et chroniqueurs, attachés à un prince ou à un seigneur, sinon à un roi, pour faire le récit de visu de sa carrière, avec quelques arguments flatteurs le plus souvent.) Les autres deviennent ce qu’on en fera peut-être (“historiens visionnaires”) dans la pratique solitaire d’un esprit et d’une âme confrontés au mystère du monde, parcourus d’angoisse, éclairés par des visions soudaines (ou des intuitions… On verra cela plus loin), – sans chaire en Sorbonne et sans succès de librairie (je crois que le livre Les Âmes de Verdun n’a pas atteint 300 exemplaires vendus, en deux ans).
Aujourd’hui, aux jours d’aujourd’hui dirais-je précisément, ma conviction est qu’il n’y a pas d’“historiens visionnaires”, comme on dit, “dans le circuit”, en Sorbonne et dans les lieux similaires, y compris dans les grandes maisons d’édition. On se veut rigoureux, scientifiques, et s’en tenir aux faits s’il vous plaît. C’est-à-dire, – je traduis, pardonnez-moi, à la façon des salons parisiens et des talk-shows qui font de l’audience, – qu’on a pour mission implicite, et rémunérée pour cela, de défendre l’ordre existant et de le justifier par une approche factuelle astucieuse des “faits” du passé, considérés comme incontestablement et scientifiquement observés. (Je préfère, quant à moi, les chroniqueurs d’hier, attachés à un prince, qui jouaient cartes sur table. Après tout, cela a été jusqu’à nous donner un Machiavel face à Laurent de Médicis, ce qui n’est pas si mal, – et l’on en cherche un, aujourd’hui, dans cette bouillie pour les chats, qui soit l’équivalent du centième de ce que fut Machiavel.) La limite du système se trouve dans une frange d’historiens d’opposition, qui font, souvent avec talent sans aucun doute, dans la nostalgie, dans le passéisme, qui acceptent d’un cœur joyeux et plein d’entrain l’étiquette de contre-révolutionnaires et “contre” diverses choses d’aujourd’hui. Ils ne sont pas vraiment dangereux (dito, pour le système) et on les lit, le soir à la veillée, l’esprit attristé et apaisé, en regrettant le “bon vieux temps” d’avant. Lecture faite, on ne descend pas dans la rue, on va se coucher.
Je vous parle d’une autre sorte qui est inclassable dans aucune catégorie, – donc insaisissable, donc silencieusement haïe du système et discrètement mais efficacement mise à l’index par lui. On ne se fait pas “historien visionnaire”, on est happé par la nécessité de l’être, souvent sans le savoir ni l’avoir voulu, parce que l’époque et son chaos vous appellent et vous distinguent. On est choisi, en un sens, selon un processus qu’on peut détailler à mesure, où se mélangent des faits improbables et des circonstances inattendues, des situations et des impulsions personnelles mais aussi un appel irrésistible venu d’en dehors de soi, – “aussi” et surtout, disons... Ainsi commence une aventure qui s’avérera nécessairement solitaire et dissidente, et dont l’origine est rarement, si rarement qu’on peut parler d’exception, un diplôme d’historien et une chaire en Sorbonne. La chose est si peu une “catégorie” d’historien qu’on en trouve bien peu qu’on pourrait décrire à son origine comme “historien” ; ce n’est que plus tard, lorsqu’on a vu l’un ou l’autre à l’œuvre, qu’on se dit : “Mais c’est bien sûr, voilà un historien visionnaire”. Si vous voulez, l’historien visionnaire se trouve partout, sauf chez les historiens assermentés du système en cours et en vogue. Autant que philosophe, psychologue, médecin de la psychologie, voire musicien à ses heures, un Friedrich Nietzsche est également, et peut-être d’abord, un historien visionnaire.
…Nietzsche et sa fameuse intuition de l’“éternel retour”, identifié alors que l’homme est adossé au fameux rocher de Sils-Maria, devant le paysage de l’Engadine, et vision qui renvoie justement à une conception de l’Histoire. Ce n’est pas un hasard, voyez-vous, si Nietzsche eut sa vision, son intuition, justement là, adossé à ce rocher de granit, devant les paysages grandioses de l’Engadine, alors que la recherche de ce qui est haut imprègne toute son œuvre. (Je parle de lui, pas de ses lecteurs dont un certain nombre le conformeront à leurs vues.) Voilà qui nous fournit une transition bienvenue pour nous conduire au problème de l’intuition, inséparable de l’historien visionnaire, c’est-à-dire au problème de l’intuition par rapport aux/contre “les faits”.
Le “problème de l’intuition par rapport aux/contre “les faits’” ? Commençons par la fin… Pourquoi “les faits” avec des guillemets ? En tant que scientifique, vous prêtez grande attention aux faits, et cela se comprend, c’est même à l’honneur de votre rigueur théorique de scientifique. Mais il se pourrait que je propose une bien mauvaise nouvelle : un “fait”, aujourd’hui, cela n’existe plus guère selon l’appréciation strictement scientifique qu’on a coutume de lui donner.
Dans son désordre et dans le caractère incontrôlable qu’a acquis le système qui nous possède et nous emporte, notre époque est involontairement du genre iconoclaste, ce qui permet de se donner un peu de champ. On rencontre, chemin faisant dans cette confusion, quelques sacrées vérités bien revigorantes. Ainsi découvre-t-on que les “faits” ne sont plus ce qu’ils étaient, ou, du moins, ce qu’on avait coutume de croire qu’ils étaient. Le système de la communication, dans la folie dévastatrice que lui inspire la crise systémique où il se débat, a brisé l’objectivité de l’information et des faits, ou plutôt ce qu’on présentait sous le nom d’“objectivité”.
C’est au fond, selon mon point de vue, une bonne nouvelle car le concept d’“objectivité” est, à mon sens toujours, une trouvaille de l’esprit subversif de la modernité pour déguiser ses insuffisances et travestir sa perception déformée du monde, et, ainsi, selon sa bonne vieille méthode, faire de nécessité vertu. Le secrétaire à la défense Rumsfeld nous avait averti, fin 2001, – au moins faisait-il preuve de franchise en nous annonçant que, dans la bataille qui s’ouvrait après 9/11, les autorités officielles, considérant l’information elle-même comme une partie fort importante de cette “bataille”, ferait usage du mensonge comme d’autres se servent d’un fusil. (Voir notre texte du 13 mars 2003, où Rumsfeld, finaud, citait Winston Churchill “en temps de guerre” : «La vérité est une chose trop précieuse pour ne pas la protéger de quelques mensonges.»)
Aujourd’hui, le “fait” objectif n’existe plus. On interprète, on déforme, presque à visage découvert, et rien n’y change. Que dire d’un discours du président iranien Ahmadinejad où, selon les linguistes les plus honorables (le professeur US Juan Cole, par exemple), il n’a jamais dit qu’il voulait “rayer Israël de la carte” mais s’en est pris simplement au “régime sioniste” – démarche classique de nos humanistes occidentaux partisans à chaque occasion d’un désaccord du “regime change” de l’interlocuteur ? Cela, tandis que ce discours reste quasi universellement, y compris dans les déclarations les plus officielles, celui ou le même Ahmadinejad annonce qu’il va déclencher un nouvel Holocauste ? Vous le savez, les exemples abondent de cette sorte de falsification constante. Encore le cas Ahmadinejad est-il un cas simple. Dans certaines autres situations, on ne sait littéralement plus où se trouve la réalité, même dans les canaux et réseaux officiels. Comment un “historien scientifique” pourrait-il rapporter le destin de la guerre de 2003 contre l’Irak ? Victoire US, défaite US ? Vous savez ce que j’en pense, qui n’est pas loin de ce que vous en pensez je crois, mais il faut bien admettre que l’opinion adverse (“victoire US”) peut aussi bien avancer des “faits” qui pourraient être jugés convaincants ; c’est vrai qu’à partir de 2007, les pertes US se sont radicalement réduites, la pseudo-“guerre civile” a pris des apparences plus discrètes, le gouvernement soutenu par les USA a affirmé sa position… On sait ce qu’il faut penser de tout cela, – mais les “faits”? Les “faits”, finalement, sont bien trompeurs, lorsqu’on arrive à les identifier, et il faut une interprétation à mesure pour leur faire dire une réalité, voire une vérité.
La “technique” elle-même est soumise à la même étrange subjectivité. Vous citiez le cas d’un canon ou l’autre, à propos duquel un “historien technique” pourrait nous donner des faits indubitables qui concerneraient la bataille de Verdun. C’était au temps heureux où semblait exister cette “objectivité” des faits (mais était-ce bien le cas ?). Imaginez la situation, aujourd’hui, d’un de ces historiens scientifiques placé devant la tâche de faire un historique du programme JSF. La dissimulation et le faux semblant sont partout, au point où l’on peut parler de virtualisme, au point où Lockheed Martin, le Pentagone, Aviation Week, dedefensa.org, ont chacun “leur” vérité, – et, franchement, je ne mettrais pas un euro sur celle de Lockheed Martin… Où sont les faits ? Quelle source est fiable ? Silence assourdissant, en fait de réponse… Seuls l’engagement, la responsabilité du choix au nom d’une vision générale, peuvent nous satisfaire.
Voilà la situation de notre époque… C’est pour cette raison d’une révolution du système de la communication, avec son effet sur la perception, pulvérisant le concept d’“objectivité” des faits, qu’il nous est enfin révélé (parce que je crois que cette situation existe depuis longtemps, mais jusqu’alors habilement dissimulée) que nous manquons cruellement d’“historiens prophétiques”, qui n’accordent pas aux faits l’importance souvent intéressée que leur donnent les historiens scientifiques, qui les interprètent selon leur vision justement. C’est pour cela qu’on réédite beaucoup aujourd’hui Joseph de Maistre.
Laissons donc les “faits” dans leur situation incertaine et passons, puisqu’il est question d’“historien visionnaire”, à l’intuition…
L’intuition, naturellement, c’est notre plat de résistance. Le phénomène de l’intuition vaut, à mon sens, bien plus que quelques vagues formules. C’est un phénomène construit, bien plus structuré qu’on ne croit, qui ne se contente pas du vague pour le définir. L’intuition est à la fois un trait de lumière et une construction attentive, minutieuse, équilibrée. Je dirais que ce “trait de lumière” se mérite par le travail qu’on fait pour le recevoir, et qu’il vous récompense ensuite en orientant votre travail à venir dans un sens révolutionnaire qui envahit peu à peu votre pensée.
L’expérience que j’en ai, tout à fait consciente, presque rationnellement explicable dans ses attendus avec, à son terme, le mystère du contenu de l’intuition, se marie intimement avec Verdun. J’ai consacré tout un chapitre du même livre déjà cité, Les Âmes de Verdun, au phénomène de ce que je considère comme une intuition (le chapitre III, P.105-133, Sur le chemin de Froideterre). J’y parle de la forêt aux essences changeantes, du ciel d’une clarté superbe, du temps si propice qu’il faisait ce jour-là, d’un marcheur à la fois assurée et rassurée, mais nullement pressé, des jeux de lumière dans une clairière paradoxalement si sombre, plongée dans un clair-obscur qui la faisait ressembler à une cathédrale, et sur le pourtour de laquelle se trouvaient, enterrés dans la mousse et l’herbe, les restes d’un ouvrage en béton qui faisait partie du système de défense français… C’est alors que je “vis” ces jeunes gens si cruellement massacrés un siècle plus tôt, que j’aurais pu les reconnaître, les nommer, que je les ressentis à la fois comme mes pères, mes frères et mes fils. C’est alors que la bataille de Verdun acquit pour moi une dimension humaine et intime, à partir de laquelle je pouvais m’élancer pour tenter d’en distinguer l’essence historique, et même métahistorique, le sens fondamental. C’est là le “trait de lumière” dans le brouillard ; une fois que vous en avez goûté l’éclat qui est comme une source féconde, commence le travail de reconstruction sur la voie qui vous est ainsi ouverte.
Voilà l’intuition, – à la fois l’exaltation de l’âme et le renforcement de l’esprit, jusqu’à la vision d’un passé dont on ne sait en rien précisément l’exactitude factuelle (que savais-je et que sais-je de ces soldats qui furent dans cet ouvrage lors de la bataille et de leur destin ?) mais dont on ressent soudain l’extraordinaire vérité par la puissance de sa proximité de vous, parce que l’instant spirituel réduit le temps jusqu’au négligeable. En un sens, vous revoyez le passé tel qu’il devait être en vérité et tel qu’il était dans sa profondeur caché, éclairé par la puissance et le contenu de l’intuition, et nullement tel qu’il fut à peu près, selon les faits répertoriés et catalogués par les “historiens scientifiques”, – et que nous importe alors ce “passé à peu près”… Il s’agit, pour un individu, d’une expérience panthéiste, à laquelle tout participe, le ciel, le monde, la forêt, ses propres connaissances, son imagination et ses sensations. Littéralement, vous avez la perception à la fois de tenir le monde dans votre main et d’être totalement intégré dans son unité, jusqu’à ne plus exister en tant que vous-même, dans ce monde ainsi découvert dont la beauté, l’harmonie vous extasient. Cela se passe sur les lieux d’un carnage dont les esprits pleins de “faits” vous disent qu’il n’a aucun sens. Vous comprenez alors que ces esprits contrefaits n’y entendent rien, qu’ils sont sourds à l’histoire du monde, et que tout cela, au contraire, à un sens… A vous de le trouver, vous à qui l’intuition ouvre la voie. L’“historien visionnaire” est un missionnaire, en ce sens qu’il a une mission.
L’intuition … Ce n’est pas un “hasard” ni quelque chose que nous imaginons, complètement construit dans notre esprit… Ce “trait de lumière” que j’évoque, c’est le terme de la démarche d’un être qui aménage les conditions intérieures de lui-même et extérieures autour de lui-même pour ouvrir une porte, pour recevoir une révélation. L’intuition n’est pas en nous, elle est nécessairement hors de nous… D’où vient-elle, qui est-elle, – quo vadis? Vous admettrez que c’est un Mystère, pour le moins, tout à fait épatant. Il permet d’élargir décisivement votre regard, de lancer votre esprit dans son envol, et, aux adversaires du domaine, de ricaner leur appréciation critique de ceux qui se prennent pour des “historiens visionnaires”. Tout le monde est content.
Il en résulte une libération de l’esprit de toutes les conventions et les normes des établissements, universitaires et autres, de notre société. Votre vision du passé n’a rien à voir avec le passé stricto sensu, – le passé académique, si vous voulez, qu’on cultive en Sorbonne, – mais avec une vérité du monde qui vous est offerte en un instant. A partir de là, vous travaillez, vous réfléchissez, vous avancez, vous construisez, vous bâtissez avec votre raison la cohérence terrestre de ce que l’intuition vous a laissé entrevoir, paradoxalement avec tant de force. Vous êtes complètement un homme de votre temps et, appuyé sur le passé, vous embrassez votre temps et vous pouvez parler aux autres de ce que votre temps leur réserve, à la lumière de ce passé redécouvert. L’“historien visionnaire” n’est pas un futurologue mais dans sa vision, bien entendu, s’inscrit notre avenir.
…L’“historien visionnaire” n’est pas une catégorie du savoir mais une nécessité pour des temps historiques dont le fondement échappe à notre raison parce que notre raison s’est cru libérée des fondements du monde en croyant avoir les siens propres. C’est pourquoi l’on s’en méfie et qu’on tente de le tenir à distance, aujourd’hui plus que jamais, dans nos temps apocalyptiques. Il n’est rien en lui-même mais il est une partie d’une entreprise de résistance contre la construction d’une fausse réalité, – cela, pour revenir aux caractères pressants de notre crise, puisque jamais les entrepreneurs en construction de la fausse réalité n’ont été aussi florissants. Ainsi ai-je établi un lien entre Verdun, enterré sous la poussière des docteurs de la Sorbonne décomptant le nombre d’obus et le tracé des tranchées, et la crise terrifiante qui bouleverse notre monde. Nous sommes bien loin des faits et de la “science historique”.
Ma conclusion pour ce propos me ramène au contenu de La grâce de l’Histoire, qui est l’enfant de cette expérience. Ce contenu même, qui tente de décrire un formidable accident historique qui rompt une civilisation, – la première civilisation occidentale accouchant de la seconde dans un acte de rupture d’une force inouïe, – qui “prend le pouvoir” en installant dans l’Histoire en cours l’imposture de l’“idéal de puissance”… A partir de là, s’installe une situation de crise permanente, parce que l’Histoire est confrontée à l’imposture désormais installée.
C’est alors qu’il nous faut des “historien visionnaires”, parce que les “historiens scientifiques” s’avèrent impuissants à rendre compte du phénomène et, prétendant tout de même décrire l’histoire du monde, nous entraînent dans une voie générale complètement faussaire. D’une façon bien significative qui repousse la “catégorisation” réductrice, j’identifierais ces “historiens visionnaires” à ceux qu’André Compagnon nomme les “antimodernes”. (1) Il s’agit non pas de “réactionnaires” au sens restreint mais de modernistes déçus, qui connaissent la chanson (à propos de Péguy, Compagnon écrit : «Celui qui peut dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne»).
Cette catégorie s’installe pleinement, justement, au moment de cette rupture correspondant au passage du XVIIIème au XIXème siècle, déjà avec Joseph de Maistre, Chateaubriand, etc. Cette référence me permet de bien situer mon sentiment à propos de ce que nous nommons aujourd’hui les “historiens visionnaires”, en désignant la lignée moderne (ou antimoderne) du domaine. Leur résurgence, à partir de références d’un passé plus lointain qui assure la continuité d’une vision métahistorique du monde, répond à une nécessité de l’Histoire, au moment où l’Histoire subit l’attaque corruptrice de l’“idéal de puissance”. Il s’agit bien de cela, pour mon compte, lorsque je parle aujourd’hui des “historiens visionnaires” de notre époque moderniste et postmoderniste ; une catégorie dressée, une veine activée pour répondre au défi d’une entreprise subversive plantée au cœur de l’Histoire elle-même ; une vision métahistorique pour annoncer enfin les grands ébranlements causés par la riposte de l’Histoire contre l’imposture.
Philippe Grasset
(1) Les antimodernes, André Compagnon, Gallimard, 2004. Voir aussi nos propres références, sur ce site, à partir de notre texte de présentation en page d’accueil.
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