DIALOGUES-II : La thèse défendue dans Le paradoxe du Sapiens

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DIALOGUES-II : La thèse défendue dans Le paradoxe du Sapiens

Notre essai, Le Paradoxe du Sapiens, paru en mars 2010 chez Jean-Paul Bayol, offre une hypothèse de travail visant à étudier l’évolution actuelle de nos sociétés avec des outils plus efficaces que ceux proposés chacun dans son domaine par les différentes sciences traitant de cette question : économie, science politique, anthropologie, biologie et bien d ‘autres. Pour nous, les agents moteurs dans cette évolution sont des entités jamais encore identifiées en tant que telles, que nous avons nommées les systèmes anthropotechniques. Il s’agit de superorganismes associant de façon intime les processus évolutionnaires biologiques, dont l’homo sapiens sous sa forme actuelle est un des produits, et les processus évolutionnaires technologiques nés il y a plus d’un million d’années par l’utilisation systématique de certaines forces naturelles par les hominidés.

La difficulté de cette approche tient à ce que les systèmes anthropotechniques sont aussi nombreux et foisonnants aujourd’hui que le sont les filières technologiques modernes. Chacun d’eux peut en principe être étudié dans sa singularité. Mais l’observation de leurs comportements collectifs et des conséquences de ces comportements sur l’évolution de la planète ne peut se faire que de façon statistique. Dans ce cas alors, la rigueur scientifique impose de rappeler que c’est l’œil (ou l’esprit) de l’observateur qui découpe dans le continuum des faits observables ceux qui lui paraissent significatifs. Les motivations de cet observateur sont donc à prendre en compte, si cela se peut, lorsqu’il s’agit de juger de la généralisation possible des descriptions ainsi proposées. Mais cette précaution s’impose à toute science. Aucune aujourd’hui ne pourrait prétendre à une objectivité ne tenant pas compte de la situation de l’observateur et des moyens dont il dispose pour observer.

Rappel des bases théoriques envisagées

Nous montrons dans notre essai que les capacités cognitives des systèmes anthropotechniques sont par définition limitées. Les capacités cognitives sont le propre des systèmes disposant de l'équivalent d'un cerveau capable de mémoriser et d'associer les informations sur le monde perçues par les organes sensori-moteurs du système (animal, humain, robot autonome, groupe quelconque réunissant ceux-ci). Par capacités cognitives, on entendra donc la capacité qu'a le cerveau de construire grâce aux instruments d'entrée-sortie dont dispose le corps, des modèles du monde servant de référence pour les actions entreprises. Ces modèles peuvent être conscients ou inconscients. Ils peuvent relever d'une démarche exploratoire empirique ou au contraire scientifique (annoncée comme telle). La cognition sous sa forme active (liée à l'action) consiste à utiliser les modèles du monde déjà élaborés pour faire des hypothèses sur l'état futur du monde et soumettre ces hypothèses à la sanction de l'expérience. Il s'agit d'un processus permanent d'enrichissement du contenu cognitif et, par conséquence, du système lui-même. Il gagne en efficacité lorsque les sujets peuvent confronter par le langage les représentations du monde qu'ils se sont donnés.

Or, même lorsqu’ils disposent des instruments d’observation les plus fins et des moyens de traitement de l’information les plus développés, les systèmes anthropotechniques ne peuvent en tant que systèmes cognitifs se représenter le monde extérieur que dans la limite de capacité de ces divers outils. Mais le monde est infiniment vaste, complexe et rapidement évolutif. Les appareils cognitifs des systèmes anthropotechniques n’en fournissent donc que des représentations partielles et toujours en retard sur le flux des évènements. De plus ces représentations ne peuvent pas provoquer immédiatement les changements de comportement qui seraient nécessaires pour tenir compte des modifications du monde qu’elles ont pu faire apparaître. Les appareils moteurs ont nécessairement un temps de retard, plus ou moins long, lorsqu’il s’agit de tenir compte de la modification des représentations se produisant au niveau des appareils cognitifs. Les décisions finales que prennent les systèmes anthropotechniques pour s’adapter au monde sont donc toujours fragiles.

Certaines sont cependant plus pertinentes que d’autres. Dans la compétition darwinienne incessante qui oppose les systèmes anthropotechniques, ceux qui prennent les décisions les plus pertinentes, fondée sur des représentations du monde extérieur plus exactes que celles des autres, mises en œuvre par des appareils moteurs plus réactifs, obtiennent des avantages compétitifs grâce auxquels ils l’emportent sur leurs rivaux.

Il ne s’agit là que d’évidence, dira-t-on. Il serait illusoire de penser qu’un système, fut-il doté des instruments sensoriels et moteurs les plus efficaces possibles, fut-il doté d’un cerveau capable de prendre des décisions les plus rationnelles possibles, puisse se représenter la situation du monde dans sa globalité et traiter des problèmes du monde comme s’il était ce monde lui-même. Même si nous limitions par principe ce monde à la planète Terre seule, l’impossibilité demeurerait. Pour qu’un système anthropotechnique cognitif puisse obtenir une représentation pertinente de la planète et des prévisions pertinentes relatives à son avenir, il faudrait que ce système puisse s’étendre aux dimensions de la planète elle-même, en prenant en compte l’infinité des facteurs agissant sur elle. Comme aucun système anthropotechnique n’a pour le moment cette dimension, il ne peut produire que des représentations limitées et incertaines. Les prévisions qu’il en retire et les décisions qu’il prend sont donc par définition entachées d’erreurs.

Par ailleurs, un système anthropotechnique ne peut prendre en compte que ses seuls intérêts, définis par les informations que ses capteurs lui donnent du monde relativement à ses états internes et aux relations entre ces états et ce qu’il perçoit du monde. Autrement dit, il est fondamentalement “égoïste” ou “auto-centré”. Certes, il ne faut pas exclure que, par ce que l’on nomme en biologie l’altruisme, il puisse très momentanément adopter le point de vue et servir les intérêts d’un autre système, mais ceci ne peut qu’être marginal au regard du flux permanent d’informations qu’il reçoit relativement à lui-même. Quand la représentation des intérêts nécessairement lointains et diffus de la planète pénètre son appareil cognitif, elle ne pèse que faiblement au regard de la représentation de ses intérêts propres. Un altruisme étendu à la planète toute entière et permanent n’est pas envisageable, sauf de façon théorique.

Or comment se définissent les comportements, généralement égoïstes et plus rarement altruistes, des systèmes anthropotechniques ? Ceux-ci étant le produit de la symbiose d’agents biologiques et d’agents technologiques, deux séries causales se font jour au niveau de ceux-ci et se conjuguent de façon imprévisible : les séries causales biologiques et anthropologiques pesant sur les humains et celles résultant des contraintes de développement des machines et des techniques au sein du monde matériel dont elles tirent leurs composants. L’essentiel des causes biologiques déterminantes a été mis en place au long de dizaines de millions d’années d’évolution et reste encore aujourd’hui très peu adaptable. Les causes technologiques déterminantes évoluent au contraire très vite, tout en se heurtant aux contraintes d’un monde matériel fini auquel les technologies doivent inévitablement s’adapter. Les déterminismes croisés qui en résultent et dont découle à tout moment l’action singulière d’un système anthropotechnique individuel sont si complexes que leur effet est très rarement prévisible, même en termes statistiques. A plus forte raison est-ce le cas quant des milliers de systèmes anthropotechniques différents interagissent dans la compétition darwinienne permanente qui les oppose.

La notion de compétition darwinienne constitue un préalable méthodologique indispensable pour comprendre les modalités de l'évolution que subissent les systèmes anthropotechniques. Ceux-ci, comme tous les êtres vivants (dont ils font partie) évoluent plus ou moins vite en fonction de la compétition qui les oppose les uns aux autres, des mutations qu'ils enregistrent et de la sélection grâce à laquelle les mieux adaptés l'emportent sur les moins adaptés. La compétition elle-même est plus ou moins vive selon les limites des espaces ou interagissent les compétiteurs. Si nous considérons pour préciser ceci qu'il existe deux grands types de systèmes anthropotechniques, ceux prenant la forme des Etats ou des structures politico-administratives sur ce modèle d'une part, ceux prenant la forme des entreprises ou des structures économico-financière sur ce modèle d'autre part, les espaces où ils évoluent sont différents. Les Etats évoluent et s'affrontent dans la sphère politique. Là existent de nombreuses règles qui limitent les conflits et a fortiori les disparitions. Au contraire les entreprises, sous la pression du capitalisme financier, se sont vues imposer le concept de marché mondial sans régulations ni frontière. Elles sont donc contraintes d'évoluer dans un espace globalisé et sont en permanence confrontées à la disparition des moins adaptées. Celles qui survivent à cette compétition se transforment plus vite que les autres et sont conduites par leur action à transformer le monde d'une façon de plus en plus précipitée.

Par ailleurs, les systèmes anthropotechniques sont des organismes ou plus exactement des superorganismes. Les organismes, dans le monde de la biologie, se forment en regroupant des cellules jusque là autonomes. Ils ne conservent leur cohérence qu'en assurant un contrôle étroit sur ces cellules ainsi regroupées afin de faire en sorte qu'elles mettent toutes leurs ressources au service de l'organisme et non plus à leur service propre. Plus la compétition entre les systèmes anthropotechniques s'accroit, plus ils auront tendance à renforcer le contrôle sur leurs divers composants, afin d'augmenter leur efficacité globale. Les systèmes anthropotechniques sont constitués d'humains et de technologies. Or les technologies dont ils disposent sont de plus en plus celles du contrôle. Même si certaines d'entre elles peuvent encourager l'autonomie des individus (comme le développement de l'Internet est réputé pouvoir le faire), elles peuvent aussi parallèlement contribuer à la diminuer. Le risque est donc grand de voir les systèmes anthropotechniques en compétition darwinienne de plus en plus forte, dans un monde aux ressources finies, renforcer le contrôle qu'ils exercent sur leurs divers composants. Ce contrôle prendra des formes différentes, selon qu'il s'agira de celui des Etats ou de celui des entreprises. Les probabilités sont grandes pour que ces deux catégories de mise en conformité, au lieu de s'opposer, se conjuguent.

Egoïsme et imprévisibilité

Mais pourquoi rappeler ces évidences ? Elles ne font que traduire en leur donnant une base scientifique nouvelle ce que n'acceptent d'admettre que quelques rares philosophes des sciences et scientifiques : les politiques humaines sont essentiellement égoïstes, d’une part, imprévisibles d’autre part. Par ailleurs, les possibilités d'initiative dont peuvent y disposer les cellules individuelles sont historiquement d'apparition récente et toujours combattues par une volonté supérieure de contrôle. Il s’ensuit que ces politiques ne peuvent en général faire l’objet d’un pilotage par ce que l’on nomme la conscience volontaire rationnelle: les humains s'exprimant à ce titre, fut-ce pour leur compte propre, étant le plus souvent les porte-paroles du système auxquels ils appartiennent. Certes les systèmes anthropotechniques disposent, au regard des sociétés animales n’intégrant que très peu de techniques et n’ayant pas développé beaucoup de facultés cognitives, de capacités d’anticipation suffisantes pour ne pas subir tout à fait passivement les évènements du monde, mais leurs capacités d’action dite rationnelle (explicitement raisonnée) et volontariste (je décide de faire telle chose et par conséquent je la fais) restent très limitées.

Or malheureusement, cette impuissance fondamentale est ignorée par les opinions publiques, notamment en Occident. L’illusion selon laquelle l’espèce humaine dispose d’une capacité, l’esprit, qui lui permet d’aborder tous les problèmes, d’envisager toutes les solutions et finalement de mettre en œuvre toutes celles qu’il juge pour des raisons pratiques ou morales les meilleures, reste extrêmement répandue, malgré les démentis que lui inflige quotidiennement l’expérience. Il s’agit d’un héritage de la mythologie spiritualiste selon lequel l’homme, à l’image d’une entité divine située en dehors du monde, généralement nommée Dieu, est libre de faire des choix bons ou mauvais. Pour qu’il fasse de bons choix, il suffit de le convaincre que des intérêts supérieurs, moraux ou de simple survie, lui imposent d’éviter les choix contraires, qualifiés de mauvais choix. La puissance de son esprit le mettra à même de définir les bons choix et de se laisser guider par eux. La mise en œuvre de ces choix s’ensuivra d’elle-même. Quant aux technologies, n’étant que des productions de l’homme, elles seront par définition obéissantes et n’imposeront que très rarement des comportements qui ne seraient pas conformes aux objectifs définis par la raison des hommes.

Cette illusion, concrètement, conduit à penser que le monde est prévisible et gouvernable par l’homme armé de son esprit. Si des erreurs se produisent, c’est parce que certains humains se sont laissés envahir par des motivations que la morale altruiste réprouve, par exemple le besoin de dominer et de détruire. Il faut donc par diverses actions de formation préventive, civique ou religieuse, redresser les esprits momentanément égarés. Les systèmes anthropotechniques sont tous imbibés, au niveau des cerveaux des humains qui les composent et des idées ou connaissances qu’ils produisent, de cette illusion humaniste, relative à la puissance de l’esprit humain. D’une part, ils se l’appliquent à eux-mêmes. D’autre part ils l’appliquent à leurs actions collectives. Dans les deux cas, ils sont incapables de voir leurs limites. Ils ne peuvent pas admettre qu’ils sont ingouvernables ou faiblement gouvernables, d’abord en ce qui concerne leurs propres intérêts, ensuite et à plus forte raison en ce qui concernerait la gouvernabilité d’ensemble de la planète.

Même lorsque des indices sérieux résultant d’observations scientifiques répétées leur montrent que leurs comportements et décisions de fait divergent de ce qu’ils avaient prévu, ils ne sont pas capables d’en tenir compte. Ces indices ne sont pas recevables par eux car ils vont trop à l’encontre de leurs intérêts immédiats. C’est ainsi, pensons-nous, que se manifeste le paradoxe du sapiens décrit dans notre livre : le sapiens se croit, non sans raisons, un peu plus sapiens que les autres animaux. Mais, imbriqué dans des systèmes anthropotechniques complexes, il reste impuissant à prendre les grandes décisions collectives qui sauveraient la planète des agressions qu’il lui inflige. La catastrophe est donc, plus que probablement, au bout du chemin.

Mais alors, dira-t-on, que faire ? Si l’hypothèse de l’anthropotechnique résumée ci-dessus présente quelque sérieux scientifique, ne faudrait-il pas en déduire qu’aucune action rationnelle n’est possible, au moins à grande échelle ? L’observateur enfermé dans sa petite sphère anthropotechnique ne verra que les évènements accessibles aux instruments d’observation dont dispose cette sphère. Si les faits observés induisent chez lui des réactions et régulations correctrices, celles-ci ne commanderont que les instruments d’action ou effecteurs nécessairement limités dont cette sphère anthropotechnique est équipée.

L’évolution globale de la planète, que chaque système anthropotechnique contribuera à perturber et qu’aucun système ne sera capable d’observer avec l’ampleur nécessaire, se poursuivra donc sur sa pente actuelle. Or nous l’avons rappelé, cette évolution, autant que l’on puisse juger, même en se limitant aux instruments d’observation aujourd’hui disponibles, semble catastrophique.

Des systèmes cognitifs se connectant spontanément

Nous avons cependant fait l’hypothèse (optimiste!) que les principaux systèmes anthropotechniques modernes sont des systèmes cognitifs, générant au niveau de leurs cerveaux des connaissances certes limitées, mais résultant d’un processus d’élaboration de type scientifique. Ceci pourrait permettre l’émergence progressive de nouvelles connaissances de type scientifique. Nous pensons en effet que le premier comportement scientifique à la portée d’un observateur, fut-il enfermé dans les limites de connaissance que lui impose le système anthropotechnique particulier auquel il appartient, consiste à interpréter les données qu’il reçoit de ses sens à la lumière d’hypothèses produites par son cerveau. Ne sont conservées que les hypothèses vérifiées par les expériences à la portée des moyens d’action ou effecteurs dont dispose ce système anthropotechnique. Si ce processus est suffisamment collectif, impliquant de nombreux observateurs-vérificateurs opérant en réseau, des contenus cognitifs que nous pourrons qualifier de scientifiques apparaîtront et généreront de nouvelles interprétations, plus « scientifiques » que les précédentes, dans les cerveaux des observateurs ultérieurs. Cette évolution se produira évidemment d’abord dans le système anthropotechnique auquel appartiennent ces observateurs. Mais si plusieurs systèmes anthropotechniques coopèrent de fait et échangent leurs informations grâce à des réseaux communs, un réseau d’acteurs raisonnant selon les mêmes logiques et agissant de façon plus ou moins coordonnée pourra se mettre en place spontanément.

Il s'agirait en ce cas de l'émergence d'une symbiose entre systèmes qui auraient des effets contraires à ceux de la compétition darwinienne dans laquelle s'affrontent les Etats et, plus encore, les grandes entreprises mondialisées. Les biologistes évolutionnaires rappellent en effet que Charles Darwin lui-même avait noté que la compétition entre espèces n'excluait pas la coopération et parfois la symbiose. La sélection pouvait alors s'exercer entre espèces non-coopérantes et espèces coopérantes. Si ces dernières l'emportaient en terme de compétitivité globale, la coopération se trouvait ainsi encouragée.

Nous indiquons dans notre essai qu’avec le développement de l’instrumentation scientifique en réseau impliquant un nombre croissant de cerveaux d’observateurs humains, un système anthropotechnique d’un nouveau genre pourrait se superposer aux systèmes plus spécialisés. Il disposera de cognitions plus étendues et de moyens d’action plus efficaces. Ses mises en garde et recommandations visant à éviter les risques identifiés pourraient peut-être mobiliser un nombre plus élevé de systèmes anthropotechniques jusqu’alors égoïstes. Dans le cas de la course supposée de la planète à la crise systémique, un tel système anthropotechnique scientifique (nous dirions plutôt dans ce cas hyper-scientifique car faisant appel à des sciences différentes) se mettra–t-il en place suffisamment vite pour que le pire soit évité ? Il ne le fera que si, en termes de compétition darwinienne, il se montre plus efficace que les systèmes égoïstes. Il est impossible aujourd’hui de considérer que cette hypothèse optimiste se réalisera. Tout au plus peut-on penser que le drame final se produirait beaucoup plus tôt si les observateurs enfermés dans leurs propres systèmes anthropotechniques préscientifiques comptaient sur les vertus d’un prétendu esprit humain omniscient pour prendre les choses en mains.

Jean-Paul Baquiast