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2317La grâce est né plus par hasard que par détermination; ainsi se moque-t-elle du 1er avril mais prend-elle le temps de s’expliquer, – ce qui nous conduit au 3 avril, trois jours après notre compère Jean-Paul Baquiast et son Paradoxe du Sapiens, alors qu’il aurait été bienvenu d’enchaîner directement sur sa présentation. Aucune autre explication de ce délai sinon les contraintes terribles du temps.
Mais non, finalement, ne parlons pas de “hasard” à propos de La grâce, plutôt d’intuition et d’entraînement irrésistibles, de l’esprit et de l’âme, et déjà sont dites certaines choses concernant ce livre. J’ai de la difficulté à parler d’une thèse, tant les choses se sont ordonnées, – si ordre il y a (le lecteur jugera), – d’elles-mêmes, par leur puissance et leur évidence. On lira donc le mot “thèse” pour une convenance, pour rester dans la ligne des “dialogues” ainsi entrepris mais on gardera à l’esprit l’importance de l’intuition dans ce travail, à un point qui fait de la “thèse” quelque chose qui ne peut être appréciée du seul point de vue de la rationalité, moins encore de la rationalité universitaire et scientifique. Si cette thèse intuitive a un rapport voulu avec la raison, c’est de “bon sens” qu’il faudrait parler, plus que de rationalité.
Il est vrai que tout s’est mis en place pour ouvrir la voie du projet, à Verdun bien sûr. Les lecteurs du site ont le souvenir, ou ils peuvent le rafraîchir, de la première visite de l’auteur sur le champ de la bataille. Ensuite vinrent d’autres visites, cette fois les choses précisées, le projet prenant corps. Au bout de cette démarche-là, qui en appelait d’autres, on trouve Les Âmes de Verdun, le livre, qui est aussi un superbe album de photographies restituant l’âme de la bataille, où la “thèse” est esquissée. Jean-Paul Baquiast a raison de parler de “d'une portée […] même poétique”, car l’intention, sans aucun doute, y était. A chacun d’en apprécier le résultat.
Verdun et la Grande Guerre sont un pivot de cette interprétation historique. J’ai toujours, d’intuition toujours mais jamais démentie par la connaissance acquise, jugé ce conflit comme d’une importance historique sans égale pour notre époque moderne, ce que je nomme désormais “la deuxième civilisation occidentale”. Un homme, un Français, un juif habité par le douloureux souvenir de l’Holocauste, a trouvé les mots justes pour fixer cette importance; c’est Jean Daniel, disant à François Furet, dans un entretien du Nouvel Observateur du 12 mai 1995: «Les survivants de la guerre de 14-18 m'ont souvent fait penser aux juifs d'après la Shoah, parce qu'ils ont été saisis d'un vertige total.»
Le mot est si juste. Je parle, au fond, de ce “vertige total” qui s’est emparé aussi de l’Histoire comme on kidnappe un récit à son avantage, depuis le début de cette “seconde civilisation occidentale” qui est fixé entre la fin du XVIIIème siècle et le début du XIXème siècle. Trois événements en marquent la rupture avec ce qui précédait et la naissance de la chose nouvelle: la Révolution américaine, la Révolution Française et la “révolution” du choix de la thermodynamique comme source d’énergie de la puissance de cette nouvelle civilisation.
Ainsi commence la “thèse”…
La thèse de La grâce de l’Histoire, telle qu’elle résulte du livre presque achevé, et telle qu’elle n’existait certainement pas lorsque le livre fut projeté, c’est que l’histoire (sans majuscule) de ces deux siècles de la “seconde civilisation occidentale” est essentiellement gouvernée par une force, ou une dynamique d’une puissance inouïe née dans la conjonction des trois événements mentionnés. Cette dynamique est tantôt sous-jacente, tantôt émergente, tantôt au fil des événements, tantôt triomphante, – et toujours dissimulée par les idées dont elle a activement participé à l’accouchement. Je soupçonne même, puis jusqu’à affirmer ceci comme une conviction, qu’elle est l’inspiratrice et la génitrice de ces idées, comme la matière gouvernant et manipulant l’esprit, et que ces idées ont pour but d’habiller la chose d’atours qui plaisent à ce même esprit humain en lui donnant l’impression d’être lui-même maître des événements. Cette dynamique a donc une influence considérable, jusqu’à devenir exclusive dans certaines occasions de fonctionnement parfait et sans entrave, par son effet sur la psychologie humaine qu’elle parvient à homogénéiser, à rendre “collective” jusqu’à interdire à cette psychologie, ou à lui faire paraître aberrante ce qui revient au même, toute impulsion pouvant mener à une réflexion de bon sens.
A mesure que la dynamique a pris conscience de l’efficacité de cette dissimulation derrière la vertu spirituelle des idées, elle s’est peu à peu convaincue qu’elle était elle-même d’essence spirituelle. Cette dynamique, qui est matière brute, et matière déchaînée, est donc devenue dans sa propre représentation, un mouvement extrémiste de matérialisme à prétention métaphysique. Je parle ici de cette “dynamique” comme d’un mouvement historique dont on pourrait penser qu’il dispose effectivement de quelque chose qui pourrait sembler une “conscience de soi”, par un autre processus que celui qui est identifié par nos conceptions scientifiques. A nouveau, je précise que je parle d’intuition, mais l’on comprendra que le sens des écrits de Jean-Paul Baquiast dans Le paradoxe de Sapiens ait éveillé en moi un intérêt considérable.
L’implication évidente de cette thèse est que les hommes et leurs représentations communautaires telles qu’elles sont exprimées par des idées, des idéologies, voire une philosophie, depuis le début de cette “seconde civilisation occidentale”, sont les jouets de cette dynamique qui règle leur sort, ou ses “idiots utiles” si vous voulez, – selon le mot de Staline. Dans ce cas, le vrai moteur de l’histoire de cette période, qui n’est pas l’Histoire perçue comme un système supérieur mais plutôt trahison et imposture de l’Histoire, est une dynamique qui n’a pas de nationalité, qui n’a pas de morale, et, surtout, qui se garde bien d’avoir un sens sinon celui que génère sa puissance. La dernière partie de La grâce de l’Histoire, avant la partie conclusive, se nomme «La transversale du technologisme». (Le terme “technologisme” a évidemment toute son importance et il n’est pas indifférent que ce soit un Russe, Dimitri Rogozine, qui l’ait employé publiquement dans un sens politique, pour la première fois pour cette période de manière approprié pour définir la politique occidentaliste en juillet 2008.)
Ce dernier point (l’absence de sens) est essentiel pour déterminer ce que je nomme plus haut “conscience de soi”. Cette dynamique formidable qui mène le monde en imposant son système de force n’a pas besoin de “conscience historique” pour avoir une “conscience de soi”. Elle est ainsi faite que “tout se passe comme si” elle déterminait elle-même son propre sens par son propre fonctionnement. Son nihilisme parfait est une façon d’instaurer une autre histoire, qu’elle engendre elle-même par son propre fonctionnement. Le jugement que je peux porter sur elle, du point de vue de la vision que j’ai de l’Histoire, dans ce cas, est que cette “autre histoire” que crée cette dynamique, son “propre sens” qu’elle détermine par son propre fonctionnement, est objectivement catastrophique en plus d’être une imposture. Elle ne peut être que catastrophique parce qu’elle met sa puissance au service de l’imposture.
Le récit historique qui est fait dans La grâce de l’Histoire, qui crée intuitivement la “thèse” autant qu’il l’établit, – ce qui confirme l’inadéquation sinon par convenance du mot “thèse”, – simplifie considérablement l’histoire de ces deux siècles. Cette simplification est justifiée par la puissance de cette dynamique, qui est naturellement niveleuse des événements accessoires, réduit les acteurs nécessaires à un nombre minimum et renforce fondamentalement un nombre restreint d’événements, qui suffisent ainsi à expliquer le reste par enchaînement indirect. C’est effectivement le caractère de cette dynamique, qui produit sa puissance par le système du technologisme et l’impose aux psychologies par le système de la communication, de réduire l’histoire de sa période, en en ramenant tous ses éléments à elles, à quelques traits essentiels d’une puissance colossale.
Il n’est donc pas essentiellement question, ou bien, disons, pas directement question de phénomènes historiques comme la nationalisme, le communisme, le fascisme, le racisme, etc., comme acteurs essentiels. Tous ces faits existent, certes, mais ils sont secondaires à l’événement que nous tentons de décrire par une réinterprétation de la période. Ainsi s’explique cette démarche qu’on retrouve si souvent sur le site et dans mes écrits, de ranger les démarches et forces conceptuelles et politiques entre “forces structurantes” et “forces déstructurantes”, plutôt que tomber dans le piège tendu par cette dynamique de s’attacher aux idées, aux idéologies, etc., où une morale fabriquée pour l’occasion tient un rôle terroriste d’une ampleur qui ne peut avoir d’égale dans l’histoire de l’esprit.
Dans notre “thèse”, l’on sait que trois pays tiennent un rôle essentiel. Ces “pays” sont à prendre non en fonction de leurs “nationalités”, ni de prétendues politiques “nationales” ou autres, mais en fonction du rôle qu’ils tiennent, qui leur est assigné et qu’ils assument selon des caractères et des circonstances qui leur sont propres mais en fonction de la dynamique supérieure. En quelque sorte, leurs responsabilités et leurs rôles sont à considérer d’une façon extrêmement relative, nécessairement à l’intérieur d’une situation générale qui les dépasse.
• L’Allemagne et les Etats-Unis sont les deux grands moteurs dont use cette dynamique pour exprimer sa puissance et bouleverser notre civilisation, et nous imposer sa “deuxième civilisation occidentale”. Ces deux “pays” tiennent ce rôle parce qu’ils ont les caractéristiques “impériales” de la puissance et de la recherche d’espace, mais qu’ils ne disposent pas dans cette configuration d’“âmes nationales” forgées par l’Histoire et inscrites dans la géographie. Ils sont donc à la fois très puissants mais sans configuration spatiale et historique fixe, toujours à la recherche de l’expansion, ce qui en fait des véhicules idéaux pour la dynamique en question. Ils sont puissants et sans hésitation pour l’usage de cette puissance, mais incertains du but de cette puissance.
• La France tient un rôle extraordinairement particulier, dans le sens d’une extraordinaire contradiction. Elle est à la fois la “Grande Nation”, l’entité historique la plus structurée, la plus légitime dans sa dimension spatiale, la plus instruite par l’Histoire, la plus proche du passé et la plus ancrée à ce passé, la plus attachée aux vertus structurante par substance du milieu, de l’harmonie et de l’équilibre, de la légitimité et de la souveraineté; d’autre part, elle est la matrice absolument déchaînée de l’un des trois événements centraux qui accouchent de la dynamique en question, et elle est l’accoucheuse du “rêve américain” avant que l’Amérique ait elle-même compris tout l’intérêt d’être représentée comme un rêve pour le reste du monde. Cela correspond parfaitement à une constance de la position française dans cet épisode, et qui persiste aujourd’hui, la France étant un pays à la fois “en dedans et en dehors” par rapport au système. Qu’elle soit “puissance devenue moyenne”, “en déclin”, “nostalgique de sa gloire passée”, “patrie des droits de l’homme” ou autres sornettes du genre ne nous importe pas; nous importe ceci que la France reste, fixée comme un élément clef (encore plus qu’un pays clef) de la grande crise de notre civilisation.
Les événements entre la fin du XVIIIème et le début du XXIème sont interprétés, dans le cadre de la civilisation occidentale devenue “deuxième civilisation occidentale” et ayant pris une dimension globale contraignante, d’une façon à la fois contrainte et constamment explosive. Les événements accessoires le sont de plus en plus, ils deviennent dans cette interprétation marginaux et, surtout, indirects, c’est-à-dire obligés de passer par le filtre de la dynamique centrale pour être compris exactement pour ce qu’ils sont.
La dynamique qu’on décrit est effectivement une dynamique de puissance principalement représentée par ce que nous nommons le technologisme. Mais son accomplissement nécessite un “allié” fondamental, quasiment son égal dans l’ensemble ainsi constitué, qui est le système de la communication. Dans le système de cette dynamique déchaînée, le “ministère du système de la communication” a une importance quasiment égale au “ministère du système du technologisme”. C’est ici qu’est introduit un élément fondamental, qui est la question de la psychologie humaine. A mon sens, elle constitue le nœud de la question centrale que soulève Jean-Paul Baquiast d’un point de vue scientifique, sur la constitution d’un système pouvant devenir une entité autonome, voire une entité pensante, – ce qu’il nomme, lui, un système anthropotechnique.
Le système de la communication, ayant atteint la puissance qu’il a aujourd’hui, induit une formidable influence, non sur la pensée, non sur le jugement, mais sur la psychologie. Avec ce mécanisme, la psychologie devient le point de passage entre le système et l’individu, ce dernier étant pris du point de vue le plus large, – la pensée, le jugement, voire plus encore de lui-même, jusqu’à des éléments biologiques. J’insiste sur la psychologie et non sur la pensée, comme je fais de façon systématique lorsque je rappelle la définition du “virtualisme”, parce qu’il n’est pas question d’imposer arbitrairement un jugement, une pensée, mais de modifier la psychologie, voire plus encore dans l’intégrité des constituants d’un être, de façon à ce que la pensée favorable au système qui sera exprimée par l’être apparaisse, et lui apparaisse à lui-même, comme un produit naturel de sa propre réflexion entièrement autonome et nourrie à une connaissance qu’il maîtrise.
Mais le processus est à double sens. La psychologie, ainsi agressée par le système de la communication, peut aussi y trouver des instruments qui susciteraient une révolte de l’esprit et du jugement. La psychologie, victime de l’agression massive du système de la communication, est ouverte à l’absorption d’éléments extérieurs en grand nombre, et elle peut absorber des éléments qui permettraient effectivement de se former un jugement constatant qu’il y a une agression d’un système extérieur qu’on qualifierait de maléfique. Ce phénomène fondamental, qui n’était pas évident originellement, est devenu possible parce que l’énorme dynamique a atteint le point de déchaînement sans frein de sa puissance et rencontre dans une confrontation titanesque l’Histoire revenue de l’usurpation qu’elle a subie, éveillée au constat de cette usurpation par cette puissance déchaînée; du coup, le point de déchaînement de la puissance de cette dynamique est aussi devenue la crise fondamentale de cette dynamique. C’est alors, dans ce fracas et ce tumulte en tous sens, que la psychologie peut également retrouver les composants de ce qui peut devenir une pensée de résistance et de révolte. Ouverte comme elle l’est aux influences extérieures par le système de la communication, la psychologie n’est pas soumise mais agressée, et il devient tout à fait concevable et compréhensible qu’elle puisse se retrouver devant un choix qu’elle distingue et identifie, qui est entre le système et l’Histoire dont l’affrontement est aujourd’hui à son paroxysme.
Je crois que nous en sommes, aujourd’hui, à ce point.
La “thèse” ainsi exposée ne pourra manquer de se terminer en appelant des questions fondamentales, – les questions fondamentales, finalement. Une telle représentation, bien entendu, ne peut manquer de soulever ces questions sur les causes premières, ou la Cause Première de cette situation.
[Je terminerais par une confidence qui met mieux en lumière ma manière purement intuitive de “travailler”. En développant cette “thèse” de La grâce, pour ce texte précisément, en parallèle à celle que Jean-Paul Baquiast a présentée pour son livre, certains éléments nouveaux (pour moi-même) sont apparus sous ma plume. En réfléchissant par écrit pour résumer la “thèse” de mon livre, des éléments nouveaux se sont imposés pour l’éclairer un peu mieux, qui influenceront la dernière partie, la partie conclusive de La grâce de l’Histoire.]
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