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123412 août 2010 — Certes, nous avouons bien volontiers avoir été impressionné par cette citation du nouveau directeur du renseignement aux USA, le lieutenant général James Clapper, parlant des Special Access Program (SAP), c’est-à-dire des programmes protégés par le secret, qui sont développés dans les agences de l’Intelligence Community (IC) : «There's only one entity in the entire universe that has visibility on all [Special Access Programs] — that's God.» (Voir, dans Ouverture libre, ce 12 août 2010.)
D’autres citations vont dans le même sens de la description d’un système qui est définitivement hors du contrôle humain. De même, ce système ne fait que développer son inefficacité et son impuissance au plus il reçoit de l’argent, ne serait-ce que parce qu’il rassemble de plus en plus d’informations, avec une proportion grandissante, et nécessairement gigantesque, qu’il est physiquement et ontologiquement impossible d’exploiter. Le phénomène est désormais classique mais son aspect quantitatif en constante et géométrique augmentation, nous signalant l’évolution du monstre, est toujours impressionnant. «… NSA's collection systems “intercept and store 1.7 billion e-mails, phone calls and other types of communications,” a tiny fraction of which are processed and stored in some 70 databases. A 2005 inspector general's report found that the FBI had collected, just in the previous year, a backlog of untranslated intelligence intercepts amounting to 87 years' worth of audio.»
@PAYANT Ce qui nous intéresse dans cet article auquel nous nous référons, de Julian Sanchez, du CATO Institute, qui reprend par ailleurs des choses connues et donc sans surprise, c’est qu’il les amalgame, – volontairement ou pas, et sans doute involontairement, – d’une façon telle qu’il nous conduit à une réflexion plus intégrée, c’est-à-dire plus élevée, sur le phénomène qu’il décrit.
Le “phénomène qu’il décrit”, c’est moins l’accumulation du “matériel”, ou l’inutilité de cette accumulation jusqu’à ce que l’accumulation soit la source de l’inutilité, ou l’impuissance désormais avérée de l’être humain jusqu’à l’abdication complète de contrôle du système et de gestion de la bonne marche du système, que tout cela mélangé et intégré. L’article cité ici répercute et prolonge l’effet produit par la grande série d’articles du Washington Post sur la “communauté du renseignement” (IC), du mois dernier.
Cette fois-ci, à la différence de ce que nous en disions le 23 juillet 2010, il s’agit moins, dans notre chef, de considérations sur l’évolution de l’attitude de l’establishment vis-à-vis de cette “communauté” que d’une spéculation au sujet de la nature de cette “communauté” (qu’il nous semble préférable de considérer comme un système). Les deux phénomènes sont évidemment liés, mais l’un concerne une situation politique propre aux USA, dans son état actuel et dans son possible développement, tandis que l’autre, que nous tentons d’apprécier aujourd’hui, concerne un phénomène plus systémique qu’américaniste, qui n’est américaniste que parce que l’américanisme est au cœur du système ; plus propre au système du technologisme et au système de la communication, car ces deux systèmes sont directement et massivement impliqués dans ce cas, qu’au système militaro-technologique US en tant que tel, – bien que le phénomène en fasse partie.
Il est en effet évident que si c’est la “communauté du renseignement” qui est ici décrite, elle l’est en tant que partie intégrante du complexe militaro-industriel, de la bureaucratie militaire et du Pentagone, notamment telle que la dénonça Donald Rumsfeld le 10 septembre 2001. L’intérêt du cas particulier de la “communauté du renseignement”, c’est qu’elle rassemble tous les caractères du système de l’“idéal de puissance” tel qu’il s’est développé durant ces deux dernières décennies. Elle rassemble d’une part le système du technologisme, avec un appel massif aux technologies de tous ordres, – dans le domaine de la communication, certes, mais il s’agit bien de technologies avec leur puissance et les bases matérielles et de production nécessaire ; en seconde part, le système de la communication, avec des activités massives de recollection de l’information, par tous les moyens disponibles, selon une approche quantitative indiscriminée, systématique ; en troisième part, elle utilise, également d’une façon massive, toutes les procédures qui se sont peu à peu instituées autour de ces systèmes, notamment des procédures de protection et de secret maximal, contre lesquelles il semble de plus en plus qu’aucun pouvoir humain, y compris ceux qui sont au sommet des directions politiques, ne puisse grand’chose.
A la lumière de ces divers caractères, rassemblés et intégrés comme ils le sont, le fonctionnement du système repose sur des capacités formidables, notamment budgétaires. Les chiffres de $50 à $70 milliards par an sont cités pour l’IC seule, mais ils ne rendent compte à notre sens que du noyau central de l’IC. Des évaluations de services de renseignement européens, selon une de nos sources européennes, tendent à estimer que le chiffre réel des budgets de l’IC, à la fois dans les agences et dans les services satellites divers qui sont soumis aux mêmes conditions, doit se situer dans un ordre de grandeur de $150-$250 milliards par an, sur lesquels, aucun contrôle qualitatif et discriminatoire n’est possible. «En réalité, dit notre source, il semble bien qu’aucun processus comptable, aussi puissant et sophistiqué soit-il, ne puisse être capable d’évaluer ce budget, et l’évolution va résolument et absolument dans le sens d’un approfondissement de cette perte de contrôle, sans doute sans espoir de le récupérer.» Même la situation jusque dans les années 1980, où les commissions du renseignement du Congrès avaient encore un accès à un certain détail des programmes et des dépenses, n’existe plus que d’une façon parcellaire, cela à l’occasion des mesures de secret supplémentaires depuis 9/11.
Ainsi, dans les vingt dernières années, et surtout d’une façon massive et dans une mesure inimaginable depuis le 11 septembre 2001, s'est produite une extension formidable, essentiellement quantitative (et qualitative du point de vue technologique, mais sans que cela reflète un état d’esprit qualitatif à mesure). Elle a entraîné une évolution également massive de toutes les procédures de contrôle, de surveillance, de cloisonnement, de secret, etc., d’une façon automatique, sans aucune consigne de la direction militaro-civile ni contrôle de la même à cet égard. La question qui se pose désormais est de savoir si ce formidable développement quantitatif n’a pas conduit à un changement même de substance de la “communauté du renseignement”, à l’apparition d’une forme qui lui est propre, à une sorte d’essence perverse, échappant à toutes les normes, à toutes les références humaines, etc.
C’est évidemment ce que pourraient laisser sous-entendre les deux déclarations les plus significatives qu’on cite par ailleurs, si on les observe à la lumière qu’on suggère ici. D’une part la déclaration du général Clapper déjà citée en tête d’article («There's only one entity in the entire universe that has visibility on all [Special Access Programs] — that's God.»). D’autre part, une autre déclaration, d’un officiel du Pentagone, ayant accès à toutes les matières de renseignement du Pentagone, et qui déclarait, à propos de la possibilité envisagé qu’il soit “briefé” sur tous les programmes de renseignement en cours pour être informé de leur contenu, de leur orientation, etc. : «I'm not going to live long enough to be briefed on everything.» Tout cela signifie qu’il n’existe pas d’être humain qui puisse embrasser à lui seul toutes les activités du renseignement, et même, toujours selon notre source européenne, «en parlant non pas des programmes dans le détail, mais des grands ensembles de programme, ceux où l’on peut distinguer à la fois une orientation politique et une forme générale de l’action de renseignement».
A cette lumière, on n’avancera pas que l’IC devient plus efficace, plus puissante, etc. Le principal phénomène qu’on décrit ici est un phénomène d’autonomisation vis-à-vis du reste, des forces législatives de contrôle, des forces exécutives de direction, etc. Le phénomène est d’autant plus significatif qu’il porte sur l’information, qui implique des interprétations politiques et autres. «La situation a formidablement évolué depuis 2002-2003, dit encore notre source, lorsque Rumsfeld avait tenté de mettre en place des services venues de l’extérieur, notamment manipulés par les néo-conservateurs, pour des buts politiques bien précis. Ils s’inscrivaient au cœur de l’IC et s’en nourrissaient comme des parasites, selon leurs buts politiques. Aujourd’hui, ce type de “greffes” n’aurait aucune chance de réussite. Certes, des services parasites pourraient être installés et obtenir des informations, voire en fabriquer ou en déformer au passage, mais simplement parce que l’IC aurait accepté de les leur fournir, sans permettre qu’ils pénètrent à l’intérieur de ses structures pour se servir. Il s’agit vraiment de quelque chose d’hermétiquement autonome.»
De ce point de vue, l’IC, et l’ensemble militaro-industriel US autour de lui, est un système sans aucun équivalent dans le monde, ce que reconnaît notre source, qui précise que les relations des SR étrangers avec la “communauté de renseignement” US sont de plus en plus difficiles, «non pas en raison de décisions politiques systématiques, qui peuvent exister ou non, mais en raison d’aspect de nature, parce que l’IC est vraiment d’une nature différente du reste…». Il s’agit donc non seulement des moyens et de la puissance, mais aussi des structures, et aussi, et surtout, de l’autonomie de facto qui en résulte. Il y a là un phénomène sans précédent, qui est très difficilement identifié, dont certains n’ont même pas conscience. La question qui se pose est bien celle du système anthropotechnique, dont nous avons débattu dans les premières interventions de la
L’“intérêt” du système que forme la “communauté du renseignement”, à l’intérieur du système du complexe militaro-industriel ou dit “de sécurité nationale”, c’est qu’il présente un type presque d’une perfection achevée d’un système fermé, sinon verrouillé par ses structures autant que par ses normes d’accès restrictif (l’habituel “secret défense”) ; d’un système alimenté quasi automatiquement par l’extérieur (budgets), d’une façon et dans des proportions en augmentation que personne ne songe à remettre en cause, ou ne l’ose, et dont personne n’en peut vérifier l’usage ; dont la “production” ne dépend d’aucun paramètre extérieur et n’a à justifier d’aucune nécessité extérieure (l’IC ne doit pas produire un certain nombre d’avions de combat ni quelque autre production vérifiable de cette sorte par des autorités extérieures mais elle “produit” du renseignement dont elle est seule juge de la quantité, de la validité, de la composition, tout cela avec le double impératif verrouilleur de la sécurité nationale et du “secret défense”). La perfection de l’IC est qu’elle contrôle absolument tout ce qui la compose : les sources, l’information, les champs d’investigation pour récolter cette information, la valeur de cette information, la diffusion de cette information, etc. Elle maîtrise à la fois les apports du système du technologisme et les apports du système de la communication, et personne ne peut avancer un seul argument qui justifierait une exigence d’interférence extérieure. Quant aux chefs qu’on met à la tête du système, ils sont incapables, de leur propre aveu, d’identifier et de contrôler l’activité et la production du système.
Il s’agit donc d’un système achevé et complètement fermé de son côté, qu’il est difficile, sinon impossible d’identifier dans des termes simples. Il s’agit d’un système anthropotechnologique mais aussi d’un système “anthropocommunicationel” (on dirait alors un “système anthropotechnocom” ?) ; il s’agit d’un système anthropobureaucratique fermé, dont nul ne connaît l’évolution précise. Il constitue alors le cas où certaines questions que nous avions posées concernant l’évolution d’un tel système peuvent être le plus opportunément posées. La disparition quasi-totale de l’élément humain pour le contrôle et l’évolution du système autorise-t-elle à poser la question, non seulement d’un comportement autonome, mais d’une autonomie telle qu’il pourrait apparaître chez ce système une sorte de “conscience”, ou quelque chose d’approchant ou s’y apparentant ?
Rien ne peut assurer de ce que pourraient être les buts d’un tel système, même s’il était doté d’une sorte de conscience analytique de ses pouvoirs. En général, les réflexions spéculatives à cet égard poussent à imaginer qu’un tel système chercherait à assurer sa domination sur l’ensemble du système de sécurité nationale, ou sur le gouvernement ; cette spéculation, qui s’appuie sur la vision rationnelle théorique qui fait dépendre le pouvoir du renforcement de la puissance quantitative, n’est nullement assuré ; cela nous paraît même contraire à la logique qui régit de telles mécaniques. En général, cette sorte de système recherche essentiellement sa propre expansion bureaucratique et budgétaire, alors qu’on a vu que cette expansion accroît sa charge d’information à traiter, par conséquent son impuissance grandissante à traiter correctement ce matériel puisque cette charge augmente exponentiellement, à un rythme infiniment supérieur à toute autre forme d’augmentation, donc à sa capacité de traitement. Ainsi, un tel système devrait rapidement accroître son poids improductif, son impuissance structurelle, tout en multipliant ses exigences des forces vives des moyens budgétaires et autres.
La logique d’un tel système devrait donc être complètement “égoïste”, fonctionnant pour lui-même, sans souci des conséquences extérieures et des effets sur le milieu auquel il reste malgré tout institutionnellement attaché, autant que des effets sur lui-même. Cette logique “égoïste”, allant dans les sens généraux qu’on a vus plus haut, devrait contribuer fortement à réduire les capacités de sécurité nationale, en déformant les évaluations extérieures avec diverses distorsions, y compris et surtout les distorsions du trop plein de puissance et de moyens. C’est-à-dire qu’on retrouve les tendances globalement auto-suicidaires du système, à cause de l’égoïsme et de l’aveuglement qui en résulte de ses composants. Il serait remarquable de retrouver, au niveau des systèmes monstrueux de l’appareil de sécurité nationale, les caractères les plus suicidaires de la modernité, – dans ce cas, l’individualisme et l’appréciation quantitative du monde, qui nourrissent effectivement des tendances purement négatives.
Arrivé au point d’autonomie ou en est ce système, il n’existe aucune possibilité de la réformer. La seule issue possible serait de le détruire en tant que système, c’est-à-dire de la déstructurer radicalement, ce qui va contre toutes les tendances suivies jusqu’ici de rassembler en une intégration centralisée les différents moyens du renseignement, sous contrôle humain. La centralisation semble plutôt avoir obtenu le résultat inverse, qui est la perte du contrôle humain.
La parole est donc à Dieu, puisqu’Il semble être désormais la seule entité capable de dénouer ce nœud gordien…
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