Discrètement mais fermement, le BRICS devient politique

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Le sommet du BRICS à Delhi, les 28 et 29 mars, est considéré par les Chinois comme un “succès”. Cela a été dit dans des termes prudents par le porte-parole de la délégation chinoise, mais cela recouvre sans aucun doute une substance évolutive importante. (Le porte-parole Qin Gang, selon Xinhua le 30 mars 2012 : «The summit is a success as it has again showcased the cooperative partnership among BRICS countries, delivered a positive message to the world that BRICS is a united grouping aimed at win-win cooperation, and the meeting has successfully advanced cooperation among member countries.»)

Le BRICS est un assemblage qui paraît étrange selon les conceptions politiques, économiques et géopolitiques conformistes, c’est-à-dire américanistes-occidentalistes, lorsqu’il s’agit de définir une alliance. Il rassemble des puissances géographiquement très éloignées les unes des autres, culturellement dissemblables, avec des origines politiques différentes, des puissances militaires disparates, des histoires sans guère de similitudes. Ces puissances sembleraient ainsi n’avoir que des proximités de circonstances, sinon accessoires alors qu’elles ont parfois des antagonismes régionaux qui sembleraient, toujours selon le même conformisme de jugement, presque irréductibles (la Chine et l’Inde, par exemple).

The Indu du 29 mars 2012 résumait ainsi les différences de position des différents pays sur les problèmes politiques qui ont été examinés par le BRICS, essentiellement la Syrie et l’Iran : «Russia and China have made it clear that they will press for opposing any West-led attempt to put these countries under the threat of intervention. But the stand of the other three BRICS members will have to be reconciled with that of Russia and China. India opposes foreign military intervention in principle but has broken ranks with the two by opting to vote with the West on Syria.

»Brazil under the new President, Dilma Rouseff, imprisoned by an earlier military junta and whose father as a Communist leader was forced to flee Bulgaria to escape persecution, has turned around the country's approach to human rights. Brasilia now opposes any prolonged attempt by a regime to indulge in prolonged violence.

»And South Africa has tended to succumb to hustling by the West as happened last year when it was in the United Nations Security Council (UNSC) and inclined to side with other BRICS countries on Libya. But sustained pressure from the West ensured that South Africa, along with Nigeria, the other African nation in the UNSC at that time, supported the West.»

D’une façon plus générale, l’appréciation du BRICS, également du même type conformiste, se trouve dans le Washington Post, du 29 mars 2012. L’appréciation est bien entendu une copie conforme de l’analyse des milieux officiels US, qui sont la principale, sinon la seule source d’inspiration du Post : «But analysts say that it is not clear whether the disparate, patchwork coalition of emerging economies — with very little in common apart from their recent economic growth, size and aspirations — can be an effective platform to influence global policies.»

… Mais le “but” («But analysts…») de cette citation, justement, nous signifie le sens profond de la réunion du BRICS, qu’on trouve in fine dans le reste du texte du Post : il s’agit de la reconnaissance contrainte (pour le Post) que le sommet a été, malgré tout, un succès par rapport à cette vision très sceptique. On retiendra trois domaines qui permettent, selon notre point de vue qui est fortement politisé, de parler d’un succès incontestable pour cette réunion, – et un succès qui n'a pas besoin d'être spectaculaire pour être incontestable.

• Au niveau économique, la plupart des décisions du BRICS ont, dans le contexte actuel, un très fort sens politique. Elles tendent toutes à affirmer l’indépendance des pays du groupement de la structure générale de domination financière du bloc BAO, et des USA en particulier. Il s’agit de lancer la constitution d’une banque commune au développement, qui s’impose de facto comme concurrente du FMI et de la Banque Mondiale. Il s’agit de la décision de généraliser les échanges entre les cinq pays dans leurs monnaies nationales, ce qui écarte les pays BRICS du dollar et de l’euro, – essentiellement du dollar, certes.

Russia Today du 29 mars 2012 : «“The idea is in line with many interests and economic exigencies in the world economy,” Yaroslav Lissovolik, the chief economist at Deutsche Bank told RT. “The euro and dollar are no longer seen as unquestionable monopolies in the role of reserve currencies. Clearly the world needs more reserve currencies.” […] “The BRICS countries are in the first rank to do the job that international financial system now needs. What the BRICS said was a very welcomed wake up call,” John Kirton, the Co-Director of the BRICS Reasearch Group told RT.»

• Au niveau institutionnel, qui embrasse l’économique, le politique, etc., il y a une très forte affirmation en faveur des institutions internationales non spécialisées, l’ONU essentiellement, et des principes qui vont avec… Ces principes vont de la “gouvernance globale” au respect de la souveraineté. Cela permet de parvenir aisément à un consensus sur les deux crises pressantes, auxquelles la Chine et la Russie songeaient particulièrement, pour avoir une position commune. Ainsi, les ministres du commerce des cinq pays ont affirmé qu’ils suivaient les décisions de l’ONU pour les sanctions contre tel ou tel pays, – “tout ce que dit l’ONU, rien que ce que dit l’ONU” ; cela permet d’affirmer collectivement que les sanctions décidées par le bloc BAO contre l’Iran ne concernent pas le BRICS, ce qui satisfait particulièrement l’Inde et la Chine. D’autre part, cette même position permettait aux chefs d’États et de gouvernement, hier matin, d’affirmer l’hostilité du BRICS à toute atteinte à la souveraineté hors des décisions de l’ONU.

• … Ce qui précède permet enfin d’affirmer une position commune de facto sur l’Iran (les sanctions et l’intervention étrangère) et la Syrie (l’intervention étrangère). C’est surtout la Syrie que concerne le communiqué de jeudi matin, qui a été commenté par Medvedev, lors d’une conférence de presse (Russia Today le 29 mars 2012) : «The Russian leader stressed that a military approach to the Syrian crisis, which is pitting anti-government militants against the government of President Bashar al-Assad, would be “the most shortsighted and dangerous.” He stressed that the BRICS member states “will promote the success” of the Syrian dialogue. Medvedev also suggested his partners from BRICS organize joint humanitarian aid to the Syrian people…» Les Chinois ont également insisté sur cet aspect du sommet, d’une façon plus générale que Medvedev, en présentant les BRICS comme complètement en accord avec le multilatéralisme des lois internationales, activées par des décisions de l’ONU.

Notre commentaire

Au départ, ce sommet du BRICS présentait certaines difficultés d’adaptation dans la mesure où il s’agissait de passer d’une position commune spécifiquement économique à une position commune s’étendant à des questions politiques, cela alors que les engagements des membres dans les crises politiques du jour présentent quelques différences comme on peut le lire dans la citation de Hindu, ci-dessus. La difficulté a été résolue d’une façon prudente et classique, mais qui pèse d’un grand poids politique quant à ses effets. Le BRICS, qui s’est formé contre l’hégémonie du bloc BAO, retourne contre l’activisme du bloc BAO les principaux instruments de cette globalisation que le bloc BAO avait développée primitivement pour mettre en place la structure de son hégémonie. Le BRICS s’appuie en effet sur la logique de la globalisation multilatéraliste et de la “gouvernance globale” ; considérées relativement dans la situation décrite, la globalisation et la “gouvernance globale”, perçus en théorie comme des ennemis de la souveraineté, deviennent des outils de protection de la souveraineté lorsqu’ils sont opposés à l’activisme du bloc, unilatéraliste et destructeur de la souveraineté. Ce type d’inversion est aujourd’hui, en pleine crise terminale du Système, un phénomène courant, qui demande d’examiner avec attention les étiquettes idéologiques convenues : il n’y a pas, aujourd’hui, à l’heure de la dynamique de surpuissance et d’autodestruction du bloc américaniste-occidentaliste, de meilleur allié du “souverainisme” (souveraineté, identité, etc.) que l’ONU.

D’autre part, le BRICS prend justement, au contraire des appréciations empreintes d’une hypomanie relevant de la fascination pour l’“idéal de puissance” des “analystes” cités par le Post, une allure très bien équilibrée. La vision-Système, américaniste, BAO, etc., ne conçoit que le système de l’alliance contraignante, et ne conçoit une “alliance”, pour qu’elle ait un sens, qu’en termes de servilité et de brutalité. L’homogénéité dont l’absence affirmée est reprochée au BRICS n’est, du côté américaniste-occidentaliste, qu’un facteur artificiel, une étiquette fournie par l’appel obsédant aux “valeurs”, un artifice virtualiste… Question d’être “disparate”, type patchwork, comme l’observent les ci-devant “experts” cités pour critiquer le BRICS, l’alliance de plus de 40 (?) pays réunie par les USA pour l’attaque et l’occupation de l’Irak en 2003-2004 n’avait rien à envier à aucun autre rassemblement chaotique ; quant à l’OTAN, elle est devenue, par rapport à ce qu’elle était jusqu’un 1989-91, une bouillie pour les chats sans la moindre cohésion ni le moindre lien entre la multitude de membres, sinon la corruption vénale et psychologique de l’américanisme. Le BRICS peut dormir tranquille : à cette mesure-là, il présente une remarquable homogénéité.

Ce qu’on a pu voir à Delhi, c’est une parfaite distribution des rôles. Les Russes sont en pointe, politisant tous les sujets et plaidant pour une ligne dure, conformément à leur nouvelle attitude politique. Les Chinois qui, depuis quelques temps, ont découvert l’activisme politique anti-BAO, suivent et soutiennent les Russes. Tout cela forme une armature solide où les trois autres membres, plus hésitants à s’engager, trouvent de quoi être rassurés. Il s’ensuit un consensus qui n’a rien de contraignant mais qui renforce les politiques individuelles dans le sens qu’il faut. Désormais, les Indiens, pressés par les USA d’abandonner l’importation du pétrole iranien, seront plus à l’aise pour écarter ces pressions, puisqu’ils sentent qu’avec eux, quatre autres puissances importantes parlent à l’unisson et soutiennent indirectement leur action. C’est cette sorte de perception psychologique qui renforce les résolutions trop affaiblies.

C’est de cette façon que doit fonctionner le BRICS : en démultiplicateur de politiques nationales, dès lors que ces politiques nationales rencontrent celle de ses autres membres. C’est et ce sera de plus en plus le cas, parce que la course de surpuissance-autodestruction du bloc BAO ne laisse pas d’autre choix que l’opposition grandissante. Au contraire de ce qu’affirment les “experts” cités, qui semblent faire leur vertu d’un aveuglement chronique, l’association type BRICS, nécessairement différente de l’emprisonnement-Système du type OTAN conduisant à des catastrophes imposées à tous, est la structure qui convient à ces temps de crise générale de dissolution du Système. Sa souplesse permet toutes les adaptations, son absence de contrainte rend les engagements implicites qui sont conclus extrêmement efficaces et nécessairement volontaristes. L’évolution du BRICS vers la politique est inéluctable et inarrétable (y compris dans sa dimension initiale d’économie, qui persiste massivement mais va se “politiser” de plus en plus) ; elle est inéluctablement et nécessairement antiSystème.


Mis en ligne le 30 mars 2012 à 12H16