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905Au départ, le texte paraît assez anodin, voire futile au regard des grandes choses qui nous épuisent ou nous rendent furieux. Le chroniqueur, Richard Reeves, se classe “à gauche”, mais nous le mettrions plutôt au centre gauche, avec les deux pieds dans le Système et, parfois, lorsqu’il s’en saisit, une canne qui claudique en dehors, qui joue à être “dissidente”. Cela signifie que sa critique est toujours à fleuret moucheté, et John McCain, s’il est catalogué sous sa plume de “cranky old man”, est d’abord apprécié comme “a great American, serving the country in war and peace”. Il faut pouvoir le dire vite, mais observer également et aussitôt que ce n’est pas faux puisque rêver de bombarder l’Iran, la Syrie et le reste, ces rêves qui hantent les nuits de McCain manifestement, cela n’est pas loin, effectivement, de faire de vous “a great American, serving the country in war and peace”. Donc, tout est bien, et l’on peut s’attacher au texte de Reeves du 22 juillet 2012, sur Truthdig.org. L’auteur y dit des choses très intéressantes et, sans doute, plus intéressantes qu’il ne croit lui-même.
D’abord, le titre nous attache : «Washington Hates Washington, Too», – et, finalement, c’est le too qui est le plus énigmatique, – comme s’il s’agissait d’un “aussi” final, qu’il faudrait lire comme “en plus de tout le reste et pour clore”, – Washington éprouve de la haine pour tout puisqu’il en éprouve tant, désormais, pour lui-même… Il s’agit donc de la haine qui caractérise, comme sentiment principal, l’establishment washingtonien, et, pour ce cas particulièrement intéressant, la haine à Washington, de l’ l’establishment pour l’ l’establishment, de lui-même pour lui-même, au travers de la haine des membres de l’establishment entre eux et d’eux-mêmes pour eux-mêmes, et donc, par conséquent, en une synthèse brillante pour ce cas de Richard Reeves, la haine de Washington pour lui-même. Cela nous conduit à l’autodestruction du Système, par la psychologie conduite à son extrême où elle côtoie presque la lucidité (la haine pour soi-même, dans ce cas, c’est-à-dire pour ce qu’on est devenu, c’est la lucidité enfin réalisée).
Reeves rapporte d’abord l’exemple des attaques de certains parlementaires (dont Michelle Bachmann) contre une conseillère de Clinton, Huma Abedin, une musulmane, que “la rumeur“ dénonce comme une “agente des Frères Musulmans” infiltrée dans l’entourage proche de la Secrétaire d’État. (Et donc, explication de la politique US, pro-Frères Musulmans, dans le chaudron du “printemps arabe”.) Reeves présente cela comme l’exemple d’une calomnie engendrée par la haine dont il parle, qui déchire notamment et particulièrement le Congrès et constitue une des causes psychologiques fondamentales du désaccord chronique qui paralyse Washington et le pouvoir de l’américanisme. Il s’agit d’un cas qui semblerait anecdotique, qui va pourtant au plus loin qu’il est possible d’aller puisque la paralysie chronique de Washington est l’une des causes fondamentales, sinon la cause principale de la paralysie opérationnelle du système de l’américanisme, donc de la cause opérationnelle de sa chute.
«I had dinner a couple of weeks ago with friends who have spent their professional lives covering the Congress. They told me the Capitol has become a cold, angry place where members not only don’t know each other, but will not make eye contact when they pass through those hallowed marble corridors. They literally do not know each other, which makes it easier for them to hate each other…»
C’est une situation bien différente de ce qu’elle était il y a, disons, vingt ou trente ans d’ici. A ce moment, le Washington de la direction américaniste “était un village”, avec nombre de tares et de vices, et un village pour le pire des propos, – mais un village où l’on se côtoyait entre républicains et démocrates comme autant de bonnets blancs et blancs bonnets, où l’on vivait ensemble, où l’on réglait les affaires, où l’on se parlait et où l’on s’entendait ensemble, où l’on copinait et où l’on couchait ensemble bien entendu (Reeves n’en dit rien mais on dit pour lui, car nous avons tant d’indulgence pour le genre humain, sapiens modèle standard) ; un village où il y avait de la “chaleur”, même si c'est celle de la corruption, et non ce lieu glacé (cold) qu'il est devenu. Alors, le pouvoir fonctionnait, même s’il s’agissait d’un pouvoir absolument corrompu, ou bien parce qu’il s’agissait d’un pouvoir absolument corrompu dont tous les participants participaient à la corruption, en amis, en voisins, en compagnons de bordée, solidairement en un sens… La ruse du Diable était bien, alors, d’avoir paré la vie washingtonienne de certaines structures psychologiques, agissant en mode subversif par inversion, telle la solidarité, voire “la fraternité” si chère à nos révolutionnaires et à l’appétit des américanistes pour les sociétés et confréries semi-secrètes installées dès le temps de l’université.
«Not so many years ago, the humor columnist of the San Francisco Chronicle, Arthur Hoppe, wrote this: “Washington is several miles square and about as tall, say, as the Washington Monument, give or take a little. It is surrounded on all sides by reality.”
»That was the city I came to, a village. Actually it was two villages, black and white, the white village containing people from all over the country making laws and speeches. They lived, Democrat and Republican, liberal and conservative, in the leafy enclaves of Georgetown, Cleveland Park and the rest of what is called the northwest. Far from those pleasant streets and gleaming white marble temples of Democracy were the miles of black neighborhoods of the southwest, southeast and northeast. The twain rarely met.
»But in the white village, the power village, Republicans and Democrats, liberals and conservatives, lived together; their children went to school together. Fathers cheered together at soccer games on the weekends. Whatever they believed about politics and ideology, they went to dinner at each other’s homes, especially during holidays when there was not enough time to travel home to their districts.»
Puis tout a changé… «Neighbors and friends ran the country. What changed that? Jet planes.» Ou bien encore, élargissant son propos : «The Congress, I think, and in a strange way, technology, are the reasons we can’t get it together…» Le Congrès n’est plus cette assemblée de voisins et d’amis, – on dirait aussi, “de coquins et de copains”. “Nous sommes devenus, à Washington, des étrangers gouvernés par des étrangers”. Les coquins sont restés des coquins mais ne sont plus des copains. Le coup est fatal.
«What the jets and the technologies of instant communication changed was that many members of Congress were forced to go back to their districts and handshake at Rotary Clubs and local soccer games. Now, many spend only three days a week in Washington and leave their families back in Peoria or Fresno. We have a Congress now that talks or shouts to itself and each other by press release and Twitter. Our representatives simply see each other as acquaintances and opponents, rather than Americans. This is one man’s opinion, but I believe we are paying a high price for becoming strangers governed by strangers.»
Par conséquent l’on appréciera, dans ce constat anodin d’une évolution technologique ultra-rapide, trois observations successives et complémentaires, qui sont autant de paradoxes sur les vertus du Système, – où les vertus dont se parent le Système et dont il use, et finalement abuse, – et qui sembleraient devoir, évoluant en mode d’inversion, participer puissamment à la mise à mort du Système en pourrissant absolument sa tête dans le chef de ces rapports sociaux installés sur cette complicité psychologique fondamentale, qui sont nécessaires pour organiser les structures d’arrangement de l’exercice du pouvoir. Car Washington où l’on ne se parle plus dans les couloirs du Congrès, où l’on n’ose plus croiser le regard de l’autre, où l’on se hait littéralement puisque l’on n’est plus conduit fermement à la pratique de l’intérêt commun, c’est une façon particulièrement efficace et presque stérile dans le sens de l’isolement clinique d’arriver au résultat du pourrissement de la tête ; cela n’est pas la pourriture grasse et foisonnante, et puante de décomposition, de la corruption, mais une pourriture sèche, inféconde, glacée, par les liens brisés et l’indifférence de l’humain pour l'humain, une pourriture sans aucun doute dans le sens où la pourriture est aussi la mort par anéantissement froid, par réduction en poussière des choses…
• La première de ces trois réflexions concerne le système de la communication dans sa fonction de sous-système, qui est un des deux piliers du Système avec le système (sous-système) du technologisme. Il est le principal responsable de cette dissolution du “tissu social” washingtonien qui imposait les solidarités et la fraternité artificielles mais solides, et donc permettait le fonctionnement du pouvoir. Chacun des élus, pour prendre ce cas, a la moitié sinon les trois quarts de son temps, de son oreille, de son esprit, dans sa circonscription et son État d’origine, par tous les moyens de communication que l’on sait, – de l’e-mail et du tweet, au téléphone mobile, à l’avion que l’on prend le jeudi soir pour grappiller un jour, en programmant le retour à Washington le mardi matin, pour grappiller un autre jour. On y a effectivement, là-bas, famille, amis, soutiens, donateurs, votants, etc., tout ce qui fait qu’on peut siéger à Washington après corruption et élection provinciales. La modernité absolue qu’est le système de la communication participe absolument à la fragmentation et à la dissolution du système de direction washingtonien, en faisant de Washington, “le Centre”, une annexe des États constitutifs de l’Union, en imposant à Washington l’“esprit provincial” qui réduit le regard, les intérêts, les décisions, à sa province réduite politiquement à sa circonscription. L’éclatement et la paralysie du pouvoir central qui est la machinerie fondamentale du pouvoir trouvent ses causes dans cette évolution sociologique et (surtout) psychologique fondamentale des élites, et réalisée avec une rapidité qui confond.
• La seconde de ces réflexions est d’ordre technique et totalement complémentaire de la première, achevant le processus d’inversion de “contre-globalisation” à l’échelle des USA. La “globalisation” des USA, qui était réalisée avec le pouvoir washingtonien évoluant depuis la fondation des USA, et décisivement depuis la Guerre de Sécession, en une concentration du pouvoir dans “le Centre” dont tout devait dépendre, en évoluant décisivement grâce aux moyens du système du technologisme (technologie des transports, technologie de la communication), débouche sur son double invertie en achevant exactement son contraire : la fragmentation, l’éclatement.
• La paradoxale vertu de la démocratie et son enchaînement à l’activisme des intérêts, à la démagogie, à cette “dictature de la majorité” dénoncée par Tocqueville, où les élus deviennent les prisonniers de leurs mandants et des centres d’intérêt qui suivent eux-mêmes le mouvement décentralisateur d’éclatement. C’est sur place, dans leur circonscription, que les élus de ce système politicien éclaté trouvent les soutiens qui leur sont nécessaires pour leurs opérations électorales provinciales qui sont le sang de leur survie permanente. Les lobbies washingtoniens n’interviennent plus que pour les grands problèmes de sécurité, pour lesquels les élus votent comme des automates, sans réel intérêt ni attention pour la chose. (Ainsi le soutien à Israël, devenu automatisme, ne serait-il que le produit de l’incontestable maîtrise du domaine de l’influence et de la corruption par l’AIPAC, qui enferme des psychologies dont l’esprit est ailleurs dans des comportements de robots.) L’énorme puissance américaniste est devenue une démocratie exemplaire, dans toute sa proximité irresponsable entre l’élu et le mandant, sans aucune vision autre que celle de l’intérêt provincial, que celle de l'individualisme en toutes choses, réduisant ainsi la grande politique de sécurité nationale de l’américanisme à des automatismes dont la plupart sont de l’ordre du négatif, de l’inversion, entretenus par ces haines entre “étrangers gouvernés par des étrangers”. Là aussi, la rapidité du processus de dissolution des structures sociologiques et psychologiques de la direction politique du Système est absolument confondante. Le résultat est cette paralysie et cette impuissance qui sont les caractères quasi exclusifs du pouvoir washingtonien. L’enseignement iconoclaste est que la démocratie poussée à son fonctionnement extrême est la vertu invertie par excellence, absolument déstructurante et dissolvante, conduisant la fin de cette civilisation devenue “contre-civilisation” avec le “déchaînement de la Matière”… Toutes les évolutions convergent.
Quelle conclusion sinon le constat de la vitesse avec laquelle l’organisation sociale et la psychologie des élites ont basculé de la dynamique de surpuissance à la dynamique d’autodestruction ? Ainsi tout se met-il en place pour le prochain choc majeur, dans la même veine que celui de la dette (fin juillet 2011), et sans doute en pire puisque l’on va de pire en pire. Washington est de moins en moins “armé”, par sa psychologie absolument dissolue dans le sens de la fragmentation, pour opposer un front uni aux crises successives. Dans cette dissolution accélérée du tissu sociologique et psychologique du pouvoir, on trouve les indices convaincants du destin de la dissolution de la Grande République, par éclatement, par désintérêt d’elle-même pour elle-même, bientôt par haine d’elle-même pour elle-même… Le Système arrivé en phase terminale d’autodestruction, avec ses serviteurs parfaitement intégrés au processus.
Mis en ligne le 24 juillet 2012 à 06H16