Diversité culturelle et liens au monde

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Diversité culturelle et liens au monde

Sur l’autodestruction de notre Contre-Civilisation [le 23 septembre 2011] présentait des travaux démontrant que, pour qu’un système de flux soit durable, il fallait un équilibre entre efficacité et résilience, soit entre son degré d’interconnexion et sa diversité interne.

Nous parlions alors de systèmes tels qu’un écosystème, un système financier, et même un système politique.

Dans le forum [le 23 septembre 2011], M. Francis Lambert a aussitôt cité, comme autre exemple possible, les travaux d’Emmanuel Todd sur la diversité des structures familiales [1].

De mon côté, j’ai toujours été frappé par l’explosion des cultures humaines survenue au Paléolithique supérieure il y a 42'000 ans, qui a créé une diversité culturelle remarquable et des cultures qui ont duré des dizaines de milliers d’années (pas exactement les mêmes cultures sur toute cette durée, bien sûr : des cultures sans cesse changeantes et échangeantes, mais gardant leurs spécificités locales et régionales, leur “continuité dans le changement”, leur inventivité, leur diversité, leurs liens au monde).

(Explosion culturelle qui se produisit d’ailleurs au moment où les hommes perdent leur diversité anthropologique (des diverses espèces fossiles d’Homo, de Neandertal etc., il ne resta bientôt plus que l’homme anatomiquement moderne). Comme s’il fallait soudain remplacer la diversité anatomique (qui permet la résilience et la durabilité) perdue par une diversité culturelle… Hypothèse, hypothèse…)

Il y aurait par ailleurs beaucoup à dire, à réfléchir et à apprendre sur cette immense diversité culturelle qui, à mon avis, distingue les hommes des autres animaux – dont on sait que nombre d’entre eux possèdent également des cultures, parfaitement étonnantes et remarquables d’ailleurs, mais ô combien moins diverses et diversifiées.

Et si les êtres humains ont pu progressivement habiter partout sur cette planète, ont progressivement appris à habiter presque l’entièreté des écosystèmes terrestres, cela pourrait être dû à cette diversité culturelle. Ou plus exactement à ce qui, chez eux, permet cette diversité culturelle, ce qui concourt à cette inventivité culturelle. Et ce qui permet précisément ceci, toujours à mon avis, c’est bien moins la raison de l’homme, sa capacité à raisonner, sa conscience réflexive – sa conscience différée, par opposition à la conscience immédiate des autres animaux –, c’est bien moins sa capacité à l’abstraction – à s’abstraire de l’immédiat et du “trop proche” pour considérer le plus lointain –, que sa capacité (travaillée) à revenir au contact avec ce qui est proche, à rentrer à nouveau en contact avec l’instant, avec la vie… (et l’on sait tous combien il est difficile de vivre le présent, de ne pas oublier cette liberté fantastique, ces moments uniques de réelle présence à autrui, de réelles rencontres avec autrui, ces moments de grâce où l’on est pleinement là, vivant et en contact avec tout le reste).

C’est cette capacité d’écoute, de présence, d’attention, cette capacité à tisser des liens intelligents, subtils, complexes, pleinement vécus avec leur environnement et les autres vivants et la vie, qui a permit aux hommes d’habiter ainsi toutes les régions si diverses et changeantes de la Terre (et il n’en fallait pas moins !) [2]. C’est cette capacité – intuition haute, intelligence poétique, intelligence première, intelligence des choses premières, méditation, éveil, voir les capacités voisines à la transe, aux chamanismes etc. – que l’on retrouve à l’œuvre au cœur de toutes les cultures, à la base des sagesses multiples de toutes les cultures (et la Tradition n’est pas loin…).

C’est bien sûr cet aller-retour absolument nécessaire et vital entre l’abstraction (se dégager du trop proche) et le retour au proche, à l’immédiat, à l’instant, à la présence, à la vie, qui fait la grandeur (et la misère) des humains…

Jean-François Mattéi [3] place d’ailleurs la spécificité culturelle occidentale (depuis l’antiquité celto grecque) dans cette spécialisation à l’abstraction (grande et belle chose par ailleurs), qui permet de se dégager de “ce qui est sinon trop proche” et de pouvoir – éventuellement – mieux l’embrasser ensuite, dans un contexte plus grand, plus ample, plus vaste, plus subtil… Mais notre grand malheur (et là, c’est mon avis personnel, mon expérience dirais-je même), c’est que nous restons trop souvent bloqués dans l’abstraction, dans le lointain, et avons oublié comment revenir au monde, à la vie [4]…

(Faut-il préciser qu’il n’y a, dans la considération de l’abstraction – ou plus exactement de la conceptualisation – comme spécialisation culturelle occidentale, aucun “racisme” ou suprématisme vis-à-vis des autres cultures ? Toutes font preuve de déclinaisons diverses et intelligentes de cette capacité humaine à l’abstraction et la réflexion – les Indiens inventeurs du zéro et de conceptions “théologiques” vertigineuses sont certainement l’exemple le plus frappant, les écoles bouddhistes et leur exercices rhétoriques une autre. Mais force est de considérer que la tendance à chercher systématiquement des concepts, des notions, des Idées (Platon), à chercher ce qu’il y a de commun, d’universel, derrière la diversité des choses (jusqu’à organiser complètement l’éducation là autour, la musique même là autour), c’est une spécialité de la culture européenne. (Toutes les cultures savent parfaitement ce qu’il y a derrière la diversité des choses, évidement, mais l’appréhendent (rentrent en contact) différemment –, et ce depuis aussi longtemps que l’humain est humain). Désolé d’avoir à préciser ce qui est si évident).

La diversité culturelle, ainsi que la diversité des structures familiales citée par M. Lambert, sont des exemples de piste de réflexion que l’on peut trouver derrière cette «apocalypse tranquillement décortiquée» qu’est le texte sur l’autodestruction du Système. La motivation première de ce texte était bien sûr de signaler l’étonnante convergence entre diverse pensées, réflexions et travaux. Mais il se voulait aussi un texte d’ouverture…

Christian Steiner


Notes

[1] L’invention de l’Europe, Seuil, 1990 ; La diversité du monde, Seuil, 1999.

[2] Et non pas parce que – thèse fréquente aujourd’hui – l’homme transporterait son écosystème avec lui, grâce à sa raison etc. C’est la thèse que reprennent par exemple Jean-Claude Barreau & Guillaume Bigot dans Toute la géographie du monde (Le livre de poche, 2007), page 16 et suivantes : «L’homme est le seul mammifère qui puisse habiter partout : car avec ses vêtements et ses abris, il transporte en effet sa niche écologique jusque dans l’espace interplanétaire». Non, il ne transporte pas son écosystème partout (lequel, d’ailleurs ?) : les êtres humains ont toujours écouté, tissé des liens avec les divers écosystèmes présents, dans lesquels ils apprennent sans cesse à habiter et à vivre… (Bien sûr que ce faisant, ils modifient l’espace dans lequel ils vivent – la “production des espaces et des territoires” chers à nos géographes –, mais comme toutes les formes de vie le font ! Des algues bleues et des bactéries de la flore intestinale aux hommes créant la savane par le brûlis en passant par les grands troupeaux d’herbivores etc. Cette illusion – “transporter son écosystème avec soi”, “créer des espaces” de manière unilatérale, comme si “l’espace” (c’est-à-dire le reste des vivants !) n’était pas acteur lui-même – et son corollaire – nier ou méconnaître cette capacité d’écoute fondamentale, cette capacité de rencontre, de tisser des liens (ce que certaine Tradition appelle l’âme) –, s’explique bien sûr par l’évolution récente de notre monde mécanisé, industrialisé puis “informatisé”.

[3] dans son dernier ouvrage (Le procès de l’Europe. Grandeur et misère de la culture européenne, PUF, 2011).

[4] Ce que je ressens là, si profondément, n’est peut-être pas loin de ce que M. Grasset exprime dans Les signes de Margot, quand il parle de «nos liens horriblement déformés avec la nature du monde et avec les êtres qui peuplent le monde, cela comme un des aspects fondamentaux de la crise que nous vivons». Ou quand il s’agit de «renouer quelques-uns des fils que nous avons si follement rompus avec la profonde nature du monde» (A Margot…). La suite de ce texte central possède également cette belle phrase : « (…) l’écoute de ce qui appartient aux monde» («Aujourd’hui que nous sommes où nous sommes, que notre activité est devenue ce qu’elle est, en découvrant son effet principal de la destruction du monde, rien de ce qui appartient au monde ne peut plus être privé de parole»), qui résume cette capacité humaine d’écoute, de présence dont je parlais plus haut…