DSK et le désarroi français

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Il est intéressant d’avoir le regard extérieur pour juger d’une réaction collective, quand l’on parle d’une nation aux caractères si affirmés que la France, confrontée avec un système (le capitalisme, la globalisation, parties essentielles du Système) si naturellement étranger à cette même nation, – quoique disent et fassent ses élites, que l’on sait toutes acquises au Système contre leur nation. Le point intéressant ici, une fois n’est pas coutume, est que face au système de l’américanisme en action dans le cas DSK, le système britannique (représenté par sa presse en l’occurrence), d’habitude solidaire du système de l’américanisme, est cette fois relativement neutre. Les commentaires britanniques sont donc une référence acceptable, à cause de cette position moyenne.

Il s’agit donc du désarroi français, – et décrire ainsi l’état de la France avec le cas DSK n’est certainement ni outrancier, ni partisan. John Lichfield, le 19 mai 2011 dans The Independent, décrit l’état psychologique de la France.

«France is still in shock. And denial. More than half of people interviewed for a poll yesterday – 57 per cent – said that they were convinced that Dominique Strauss-Kahn was the victim of a plot.

»A plot by whom? Even the most intelligent and well-informed people have theories. Dark forces close to Nicolas Sarkozy are “obviously” behind the disgrace of the President's most dangerous rival in next year's presidential election; “Washington” wanted to oust the pro-European "DSK" from his influential job as head of the IMF; unscrupulous socialist rivals in France had detected that Mr Strauss-Kahn was staying at the Sofitel in Manhattan. They instantly seized their chance to bribe a chambermaid to accuse him of attempted rape.

»The mainstream media has given no oxygen to such conspiracy theories, which seemed to spring up unaided in every bus queue and café on Monday morning. They have spread by the internet. There was much buzz that a French student who is member of Mr Sarkozy's centre right party had tweeted about DSK's arrest only 14 minutes after it happened. It turned out the student had a friend who worked at the hotel.

»Celebrity sociologists and political scientists are being wheeled out to explain why people have such difficulty in believing that Mr Strauss-Kahn might be guilty. “There is too big a gulf between the DSK, who was a presidential front-runner, and the handcuffed man facing grave sexual charges,” said the political scientist Stéphane Rozès. “People are left with two possibilities, He is ill or he was the victim of a manipulation.”»

On a vu par ailleurs, par exemple, la façon dont un Adrian Hamilton, en critiquant le traitement fait à DSK, défend la France bien plus que DSK. Du côté US, aussi bas qu’à l’habitude, il n’y a rien à attendre d’intéressant, sinon l’habituel et grossier déchaînement dans cette sorte de cas. Même ceux qui veulent paraître avoir une attitude honorable ne font que découvrir la bassesse peu ordinaire de leurs appréciations. Que peut-on dire sinon désespérer lorsque le maire de New York dit ceci (rapporté par le Guardian le 19 mai 2011) : «New York's mayor, Michael Bloomberg, agreed the display of Strauss-Kahn being led by police was humiliating and would be unfair if a defendant was proved to be innocent. “But if you don't want to do the ‘perp walk’, don't do the crime,” he added.» En d’autres termes : le traitement fait à DSK par la police new yorkaise est indigne, dit le maire, qui contrôle la police, – mais indigne seulement lorsqu’on est innocent, et justifié (loi du talion, comme l’on sait pilier de la justice et du Droit selon la civilisation) lorsqu’on est coupable ; si vous voulez l’éviter, ne le justifiez pas en commettant le crime… Conclusion : DSK est déjà coupable bien avant d'avoir été jugé et condamné, selon Bloomberg. Le maire milliardaire de New York a beaucoup d’argent mais l’esprit bien assez bas pour laisser parler aussi ouvertement l’ignominie de son jugement.)

Il est évident que le sentiment général de désarroi existant en France face au cas DSK est fait de divers jugements, attitudes et réactions. Il est évident qu’on trouve dans ces attitudes des contradictions. Mais il apparaît que l’explication générale d’une certaine volonté de déni de la réalité est assez justifiée, et pour nous la plus concevable. (Qu’il y ait complot ou pas, quoiqu'on pense de l'hypothèse, n'a rien à voir avec cette appréciation, qui est dans le champ de la psychologie et non dans celui de l’enquête politico-policière.) La chose est d’autant plus acceptable qu’elle touche un homme politique et un candidat à la présidence qu’une forte proportion de Français jugeaient comme le plus capable, à tort ou à raison (à tort, selon nous, mais c’est un autre sujet que nous traiterons par ailleurs) ; son comportement fautif, qui semblerait relever de la morale, étant considéré très secondairement parce que les Français ont un peu trop l’habitude de faire passer ces traits d’éthique et de dignité au second plan, pour le bon exercice de la politique.

(Cette attitude est fautive dans le chef des Français, dans le sens où nous la décrivons et cette faute sera involontairement rattrapée s’il y a évolution de leur part. Ce qui est essentiel dans le comportement de DSK, c'est justement que son comportement relève moins de la morale, qu'on sait élastique dans beaucoup de sens, que du caractère ; ce n’est pas d'une morale défaillante dont on parle mais de la défaillance d'un caractère, – et là, qu’il soit coupable ou pas à New York, car s’il n’est pas coupable à New York, on sait qu’il l’a été tant de fois à Paris, ou à Washington dans son bureau du FMI, ou ailleurs. La défaillance du caractère, c’est de ne pas triompher de ses faiblesses, même psychologiques ou physiques, notamment et impérativement lorsqu’une charge de fonction de responsabilité l’impose, lorsque le sens de la dignité qu’on devrait avoir l’impose ; le pire, la défaillance suprême du caractère, c’est de ne plus avoir la conviction qu’il faut nécessairement triompher de ses faiblesses dans ces conditions de charge de fonction de responsabilité. L’essentiel que nous n’avons plus aujourd’hui, – dans ce cas, un Sarko vaut bien un DSK et ainsi de suite, – ce ne sont pas des hommes sans faiblesses, ce qui est une exigence absurde et monstrueuse, mais des homme avec assez de caractère pour savoir qu’il leur faut surmonter leurs faiblesses, et qu’il leur faut effectivement agir pour faire en sorte de surmonter leurs faiblesses. On peut se reporter à l’anecdote Foch-Clémenceau : en pissant dans l’âtre malgré sa douleur, Foch montre crûment, au premier degré, sa force de caractère à Clémenceau ; et il a bien compris que c’était cela qu’il lui fallait montrer, crûment et au premier degré, plutôt que protester et argumenter à propos de la faiblesse de sa vessie.)

Certains verraient dans cette explication envisagée d’un déni de la réalité de la part des Français simplement de l’aveuglement et de la lâcheté, d’autres, dont nous sommes, une réaction de défense. Sans nous cacher que ces attitudes peuvent sans aucun doute cohabiter, nous privilégions l’attitude de défense, renforcée par une certaine émotion, face à une réalité perçue comme trop déstabilisante, parce que nous croyons qu’il s’agit de la part des Français d’une attitude temporaire, promise à évoluer, comme l’est une attitude de défense, et non du produit d’un caractère quelconque qui engendrerait une attitude rigide ; ce qui implique, à notre sens, que l’attitude des Français vis-à-vis de DSK (et des autres, d’ailleurs) est promise à évoluer. Au reste, les Français ne se montrent pas dans ce cas plus épouvantables que bien d’autres peuples, et peut-être moins par rapport à ceux qui choisissent l’indifférence ou le fatalisme devant la corruption caractérisée de leurs élites.

S’il y a effectivement chez les Français la perception intuitive que l’acceptation du cas DSK dans toutes ses implications, avec éventuellement sa culpabilité, est très déstabilisante pour eux, cela signifie évidemment et d’une manière logiquement imparable qu’ils seront, s’ils l’acceptent finalement, effectivement très déstabilisés, – s’ils ne le sont d’ores et déjà, décisivement, sans encore en prendre tout à fait conscience. Cela signifie qu’ils peuvent envisager, de façon très inconsciente, qu’ils se retrouveraient, si le cas DSK et ses conséquences sur leur jugement des élites étaient entérinés, dans un état de révolte et d’insurrection psychologiques sans précèdent. Nous doutons fortement qu’on pourrait alors simplement s’en tenir au débat cynique autour de la rassurante (pour le Système) équation politicienne qui plaît tant aux commentateurs, comme si le cours de la situation politicienne se poursuivait avec les spéculations de type “à qui profite l’élimination de DSK ?”. Au contraire, le “scélérat-Président” le serait plus que jamais, comme le reste, et la question française deviendrait purement et simplement de savoir comme s’exprimeront, dans le réel des événements courants et très vite, cette révolte et cette insurrection psychologiques.


Mis en ligne le 19 mai 2011 à 09H42