Du bon usage de Poutine

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Du bon usage de Poutine

16 avril 2014 – Une fois de plus, Poutine vient en tête d’un sondage plus ou moins global sur l’importance, l’influence, la popularité, etc., des personnalités auprès d’échantillons statistiques divers. Cette fois, il s’agit de la fameuse enquête annuelle de Time auprès de ses lecteurs, close le 10 avril, sur “les personnes les plus influentes”. L’enquête porte sur tous les types de personnes (personnalités politiques, du monde du spectacle, de la religion, de la communication et de l’influence, etc.). Poutine est n°1 avec 6,95% des réponses et un écart considérable (n°2, Lady Gaga avec 2,6%, n°3 Ryhanna avec 1,9%, etc.). Il est le seul homme politique des 10 premiers (Obama deuxième homme politique en onzième position avec 1,4% des votes)

Un commentaire de RT, le 14 avril 2015, dit ceci : «In a diverse field of competitors made up of pop stars, technology gurus, visionaries and politicians – and at a time when US-Russia relations have hit rock bottom – President Putin has emerged victorious in Time magazine’s 2015 reader poll. Among the 100 most influential people in the world, as hand selected by the editors of TIME, the Russian leader proved his rock-star credentials by edging out 24-year-old rapper Lee Chae-rin (better known by her stage name, ‘CL’) of the South Korean girl-group 2NE1 to claim the number-one spot with 6.95 percent of the votes in the final tally...

»Putin – the only world leader to rank in the top 10 – grabbed the global spotlight from the leading divas of pop music: Lady Gaga, Rihanna and Taylor Swift (2.6 percent, 1.9 percent and 1.8 percent of the votes, respectively). Aside from the Russian leader, the only non-celebrities to appear in the top 10 were the Dalai Lama (1.7 percent), Pakistani female activist Malala Yousafzai (1.6 percent) and Pope Francis (1.5 percent). President Barack Obama narrowly missed the top 10 with 1.4 percent of the votes, while First Lady Michele Obama attracted 1.2 percent.

»Putin’s victory appears all the more incredible when you realize that more than half the votes — 57.38 percent — were cast inside the United States, according to TIME (voters representing Canada and the United Kingdom followed with 5.54 percent and 4.55 percent, respectively). The percentage of votes that were cast from Russia has not yet been disclosed.»

Sputnik.News, du 14 avril 2015, met l’accent sur la constance des classements exceptionnels de Poutine dans cette sorte de “compétition” ... «The Russian president is frequently featured in various international rankings established by high-profile Western media. In November, 2014, Putin was named the world's most powerful person by Forbes for the second year running, followed by US President Barack Obama and Chinese leader Xi Jinping. Forbes argues that the ranking singles out people, who ”wield the kind of power that shapes and bends the works, and moves people, markets, armies and minds.”

»The Russian leader was also named Person of the Year by Time magazine in 2007 for performing an “extraordinary feat of leadership in imposing stability on a nation that has rarely known it and bringing Russia back to the table of world power.” In 2014 Putin finished third in Time’s ranking. Russian President Vladimir Putin was named The Times International Person of the Year in 2013 for succeeding in his ambition of bringing Moscow back to international attention.»

Tout cela sollicite la réflexion. Les sources (les initiateurs des sondages et enquêtes) font toutes partie du monde occidental, ou bloc BAO, et ainsi ne prenons-nous pas en compte les 87% d’opinions de soutient de Poutine, de la part de l’opinion russe, – soutien affirmé au-dessus de 80% depuis le début de la crise ukrainienne. (Néanmoins, nous gardons à l’esprit cette popularité considérable de Poutine dans son pays.) Cela signifie, pour la remarque initiale, que Poutine est la personnalité la plus en vue, la plus estimée dans ses capacités d’homme politique sinon d’homme d’État, notamment dans des pays soumis depuis plus d’un an à un déluge formidable de jugements, sarcasmes, condamnations, insultes et autres ordures destinées à ce même Poutine. Auparavant, et au moins depuis 2012, et finalement depuis 2005-2006, la même tendance en moins virulente du système de la communication s’exerçait contre le même Poutine. La popularité de Poutine est également extrême dans les pays des BRICS (en Chine notamment), dans nombre de pays arabes, etc. On peut parler à la fois d’une notoriété et d’une popularité universelles et sans égales pour cet homme qui est officiellement désigné comme le paria de la terre, mis à l’index par toutes les forces convenables, une sorte de démon, un bandit aux activités troubles d’assassin à peine dissimulé, de corrupteur, etc.

Il y a bien évidemment une contradiction entre la façon officielle dont est considéré Poutine aujourd’hui, et peut-être même la crainte terrorisée qu’il inspire à certaines populations, et la considération où il est tenue par ailleurs, et ces deux tendances absolument contraires enfantées par le même système de la communication, parfois même par les mêmes sources. C’est cette proximité, voire cette identité dans les sources qui constitue une première énigme.

Une première façon de procéder est de mettre en évidence combien Poutine est victime d’une attaque extraordinaire de puissance de communication, combien il faut l’objet d’un pilonnage constant, sans le moindre répit, de tout l’appareil des élites-Système et de la presse-Système. On peut alors enchaîner en observant que cette mitraille incessante, furieuse, contre lui, s’alimente notamment et essentiellement, voire exclusivement dans certains cas, à ce que nous nommons le déterminisme-narrativiste qui implique qu’il faut suivre jusqu’au bout la logique de la narrative qu’on a élaborée, même si cette logique élargit jusqu’à une indicible souffrance intellectuelle, engendrant quasiment la schizophrénie, l’écart entre cette narrative et la vérité de la situation qu’elle prétend décrire. Ainsi serait-il expliqué que Poutine subit ce torrent de boue et d’ordure, cette mise à l’index, cette détestation furieuse comme un personnage maléfique et médiocre, un thug (“gangster” dans le genre voyou d’une piètre envergure) comme disent les politiciens-US qui s’y connaissent, – tout cela alors qu’il triomphe dans toutes les enquêtes statistiques, les sondages, voire même dans des jugements de politiciens-Système qui ne peuvent s’empêcher de déraper.

Ainsi le contraste est-il expliqué aisément par le côté faussaire du dénigrement narrativiste de Poutine, selon la norme-Système dans ce cas. Pour autant on n’a pas expliqué l’essentialité du phénomène considéré, qui est cette immense notoriété, cette popularité, voire cette admiration dans le chef de certains. C’est là pour nous, certes, l’essentiel du problème.

Poutine est-il un grand chef d’État et est-il célébré comme tel ? Il y a deux parties dans cette question ; à la première (“est-il un grand chef d’État ?”), nous serions tentés de répondre par l’habituel “botté en touche”, type “l’Histoire jugera” ; dans la seconde (“et est-il célébré comme tel [comme grand chef d’État] ?”), se trouve le nœud de la question qui nous intéresse, sans que nous puissions répondre précisément mais en soupçonnant qu’il y a quelque chose de fondé dans cette idée... Quoi qu’il en soit, nous allons tenter d’avancer quelques éléments de réponse qui, en fait, nous ramèneront plutôt au personnage en termes de communication, plutôt qu’ à l’homme politique (l’homme d’État éventuellement)

• Malgré le “botté en touche”, quelques remarques tout de même sur l’homme politique/l’homme d’État, non pas sur le fond de la question (est-il un immense chef d’État ?) mais sur la forme de son action politique. On voit que nous serons plus dans le domaine de la psychologie que dans celui de la politique ... Poutine donne la sensation d’un homme rationnel, qui prend des décisions mûrement pesée, qui a le goût de la manœuvre tactique, parfois de la surprise, qui ne craint pas un repli tactique pour une meilleure position, sans s’occuper du qu’en-dira-t-on. Mais par-dessus tout, on sent bien qu’il a une stratégie, au demeurant assez simple : l’intérêt de la Russie, à laquelle il croit en tant qu’entité nationale à l’identité historique très forte et incontestable. Il n’hésite pas à employer des références historiques, philosophique, religieuses, etc., pour renforcer cette stratégie, et il n’hésite surtout pas à le dire, ce qui constitue une façon d’afficher et de structurer sa stratégie. (Voir ConsortiumNews du 27 mars 2015, sur la “distorsion des philosophes favoris de Poutine”, ce qui permet également de connaître ces “philosophes favoris”, Soloviev et Berdaïev, deux philosophes russes de tendance spiritualiste et chrétienne. Il est également remarquable et très inattendu dans notre époque qu'il intervienne auprès de hauts fonctionnaires comme les gouverneurs de province pour les exhorter à lire ces auteurs qui sont plus des inspirateurs spirituels que des tacticiens politiques.)

• Poutine est-il célébré comme “un grand chef d’État” ? Cette question est sans doute mal posée bien qu’elle s’impose à partir du thème choisie. Là aussi, il faut revenir à la psychologie. L’image de communication qui transparaît du comportement de Poutine fait de lui un homme dont on peut supposer qu’il a une réelle maîtrise de soi et qu’il dispose d’une psychologie assez forte pour lui donner un rangement intérieur lui permettant d’opposer une vision critique au désordre formidable qu’est le monde. Il paraît bien entendu réservé, voire timide, mais plutôt flegmatique et énigmatique que secret, en même temps que d’une patience extrême, très russe (les Russes ont autant de patience que d’espace). On serait tenté de considérer ce trait général de retenue beaucoup plus comme un trait de caractère (psychologie) que comme un trait professionnel (son passé d’analyste de renseignement et d'officier du KGB). Cette apparence ne l’empêche pas de sembler montrer une certaine ironie tandis que certains de ses actes politiques et mêmes personnels (ses retraites dans des monastères) ajoutent le goût d’une dimension spirituelle dans sa psychologie qui peuvent laisser croire qu’en certains cas, lorsqu’il croirait être à l’essentiel, il pourrait décider d’agir vite et sans hésitation. Une autre conséquence de cette psychologie est qu'elle nous fait penser à un homme ferme, peut-être dur, peut-être d'une tendance autocratique fondée sur le sens de la hiérarchie, mais dans lequel la dimension de “voyou” et de profiteur corrompu dont la narrative occidentale veut continuellement l’affubler a de la difficulté à prendre sa place parce que ces vices ou défauts-là sont trop amollissants pour ce qu’il est. Poutine donne l’impression d’être une sorte de “Père Joseph” d’un Richelieu qui devrait être lui-même, mais qui, si l’on repousse le jeu du dédoublement de la personnalité, se révélerait tout simplement être la Russie.

Pour résumer, Poutine apparaît comme un personnage assez peu commun pour un politicien, éventuellement attachant mais pas nécessairement sympathique, qu’on respecte et qu'on estime, qu’on admire ou qu’on craint, mais qu’on n’aime pas vraiment ni qu’on ne hait vraiment. (Là encore, la propagande narrativiste s’évertue à tirer sur la mauvaise cible : faire de Poutine un objet de haine marche à faux et n’arrive, pour ceux qui sont antipoutiniens convaincus, qu’à en faire un objet de crainte, – et c’est une grande différence.) C’est-à-dire, finalement, un personnage assez maître de soi pour être détaché, donc très difficile à atteindre.

D’une certaine façon si le Système et le bloc BAO s’y étaient pris intelligemment, Poutine aurait pu devenir un vrai politicien, c’est-à-dire un homme qu’on jugerait assez médiocre, emporté par des convictions qu’il a, ou qu’il a eues, de libéral patriote de centre droit, qui se serait inséré avec la Russie dans le Système. Mais ni le Système, ni le bloc BAO n’échappent évidemment à l’influence du Mal, ou du démon si l’on veut, à qui ils fournissent la principale matière d’intervention ; Mal ou démon qui se caractérise, à côté de sa surpuissance et de son habileté, par une immense disposition conceptuelle pour la bêtise (Dominique de Roux, [dans Immédiatement, Bourgois, 1972] : «Satan vit de non-discernement, il bouche les trous par où l’esprit, l’illumination peuvent entrer. Satan, les ténèbres de l’imbécillité.») Tout cela (la tentation d'intégration dans le Système-bloc) a été évité à Poutine par les évènements, qui sont le résultat de grandes forces en action au-dessus ou au-delà des humains, et il a été enfermé dans la position qui est la sienne aujourd’hui par le Système. Et c’est cette position qui dispense sa notoriété et sa popularité.

... Ce qui nous ramène à notre question centrale : Pourquoi ? (Pourquoi cette notoriété, pourquoi cette popularité dans le sens de la renommée devenue célébrité mondiale ?)

Poutine dans “la maison du langage”

Pour commencer cette hypothèse sur la ou les causes de ce statut de Poutine, de notoriété considérable et de popularité au sens brut du terme (renommée devenue célébrité mondiale), – c’est-à-dire sans préjuger d’un sentiment politique positif, mais en admettant que cela suppose un réel degré d’estime et de confiance dans le personnage, – on rappellera un témoignage d’une personne qu’on ne peut soupçonner de “poutinisme” en aucune façon. Il s’agit du journaliste Jean-Pierre Elkabbach, d’Europe n°1, qui interviewa Poutine à Sotchi à la fin du printemps 2014 (voir le 5 juin 2014). Le président russe était alors, d’ores et déjà, la cible des attaques constantes, hystériques et surpuissantes du Système, et il était devenu très difficile, dans le système salonard parisien, d’émettre des avis favorables sur lui (Poutine). Europe n°1 avait interviewé l’intervieweur (Elkabbach) avant la diffusion de l’interview, et l’on lisait notamment : «[Poutine a] “la fermeté et la raideur brutale d'un timide”. Jean-Pierre Elkabbach a également livré ses impressions sur celui qu'on appelle le nouveau tsar. “Il a une sorte de charisme froid”, décrit-il. “Une énergie sans exubérance, la fermeté et la raideur brutale d'un timide”, raconte le journaliste. Selon lui, Vladimir Poutine “ne ressemble pas à sa caricature”, mais il concède qu'il faut “être vigilant” devant le président russe.»

Enchaînant sur les impressions très favorables données par Elkabbach, également sur la liberté d’intervention dont il avait bénéficié à Sotchi, nous écrivions ceci : «Elkabbach est un vieux routier du monde de la communication et des salons parisiens, habile comme on l’a décrit, toujours prudent et ainsi de suite. Le vieux routier, habitué aux cahots, aux dépassements interdits et ainsi de suite, plutôt dans la catégorie “vieille canaille” (genre affectueux, type-Gainsbourg ou Eddy Mitchell) que vieille midinette s’il fallait l’apprécier, s’est pourtant laissé surprendre, c’est-à-dire séduire, et il est tombée sous le charme de Poutine... De quel charme s’agit-il ? A nous commentateurs de faire des hypothèses, et nous avons la nôtre. Il y a certes les qualités de l’homme (Poutine) mais il y aussi, – et surtout pour notre propos, et cela en ayant dans l’oreille et à l’esprit l’interview où Poutine fut excellent, – il y a surtout la fermeté et l’évidence du propos d’un homme qui s’appuie sur la force des principes. Il ne perd pas trop de temps, ni ne nous fait perdre le nôtre, à nous exposer que la Russie est un grand pays, – on le sait, – ni même un pays “exceptionnel” – cela est bien possible, sans avoir à en faire le sujet d'une doctrine stratégique pour la communication. Poutine décrit et explique, et alors l’affirmation de la souveraineté nationale dans la politique vous permet d’exposer cette politique avec une force principielle, c’est-à-dire qu’elle vous donne le talent et l’éloquence qu’exsude la structuration évidente du propos. On comprend la remarque d’Elkabbach (“... et je sais bien des dirigeants français qui pourraient en prendre de la graine”) : même pour le vieux routier retors et désabusé de la communication parisienne, le discours d’un homme qui applique une politique principielle pulvérise les slogans psalmodiés des dirigeants-Système du bloc BAO, qui ne peuvent s’appuyer que sur le vide de l’absence de substance [de principe]» (A la relecture, nous aurions effectivement employé plutôt le mot de “principe“ que celui de “substance”.)

Cet exemple devrait être sans gloire particulière pour Poutine puisqu’il s’agit d’un journaliste qui a plutôt l’habitude de la cuisine politique qu’il connaît bien que de la grandeur des propos d’une politique principielle qu’il connaît peu, et pourtant il rend le ton qu’on a détaillé. Il est alors plus question des mots, du ton, de la structure du discours (de Poutine) que du personnage lui-même (Poutine) et de la politique qu’il expose. Pour mieux nous en expliquer et tenter de faire comprendre le mystère profond du langage lui-même, et mieux approcher l’explication que nous voulons proposer pour le cas-Poutine, nous citons un passage d’un texte en préparation pour le troisième tome de La Grâce de l’Histoire, qui traite justement de la puissance métaphysique du langage et de son influence intellectuelle et spirituelle. Dans cet extrait, nous parlons d’une conférence que Georges Steiner donna sur les “logocrates” (conférence à l’UCL de Bruxelles en 1982, repris dans Les Logocrates [George Steiner, L’Herne, Essais et philosophie, 2003]). (Les mots en gras des citations de Steiner le sont par l’auteur.)

« “Le point de vue ‘logocratique’ est beaucoup plus rare et presque par définition, ésotérique. Il radicalise le postulat de la source divine, du mystère de l’incipit, dans le langage de l’homme. Il part de l’affirmation selon laquelle le logos précède l’homme, que ‘l’usage’ qu’il fait de ses pouvoirs numineux est toujours, dans une certaine mesure, une usurpation. Dans cette optique, l’homme n’est pas le maître de la parole, mais son serviteur. Il n’est pas propriétaire de la ‘maison du langage’ (die Behausung der Sprache), mais un hôte mal à l’aise, voire un intrus…

» Parmi les “logocrates”, ou ceux qui peuvent s’en approcher, Steiner cite Joseph de Maistre, pour qui bien entendu l’origine ne peut être que transcendantale (Steiner : Pour Maistre, “[i]l existe un accord ontologique entre les mots et le sens parce que toute parole humaine est l’émanation immédiate du ‘logos’ divin.”) ; l’originalité de Maistre, son sens foudroyant de l’Histoire et de la métaphysique de l’Histoire, font que, naturellement, nous dirions par la force des choses divines et comme par une exigence logique de la métahistoire, le langage tient un rôle considérable dans les affaires politiques et historiques des hommes, et en mesure la hauteur, sinon qu’il en est même la mesure, la cause et la conséquence à la fois…

» “[Maistre] fit valoir la congruence essentielle existant entre l’état du langage, d’un côté, la santé et les fortunes du corps politique de l’autre. En particulier, il découvrit une corrélation exacte entre la décomposition nationale ou individuelle et l’affaiblissement ou l’obscurcissement du langage : ‘En effet, toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée par une dégradation rigoureusement proportionnelle dans le langage’… ” Cette remarque marque aussi bien la très haute réflexion que nous livre Steiner que les situations actuelles et même locales que nous connaissons, dans le sens d’un sorte de “localisme” d’une histoire officielle ramenée à des manifestations de sous-préfecture. Ce jugement nous frappe par sa fulgurance et son évidence, lorsqu’on compare le langage d’un de Gaulle et celui d’un président français courant, la hauteur tragique d’une part, la grossièreté primaire ou la mollesse ébahie d’autre part. Il n’y a pas aujourd’hui un seul orateur de la vérité de notre situation crisique dans le champ du politique, sinon le Russe Poutine dans certaines de ses interventions. Cette pauvreté semblable à une campagne dévastée par la sécheresse et réduite aux brûlures infécondes d’une terre massacrée mesure la souffrance de nos contemporains et explique notre empressement à chercher nos références dans notre-passé, comme lieu d’élection d’une éternité perdue, comme seule raison d’être de notre nostalgie... »

Qu’est-ce qui nous fait distinguer Poutine du reste sinon que son langage, son propos, son discours, font nécessairement appel à une structuration principielle, c’est-à-dire un appel constant au Principe en général, – fût-ce celui de la souveraineté, celui de la légitimité, celui de la Tradition au sens large et structurant, celui de la spiritualité et de la religion au sens de l’élévation de la pensée et donc encore une fois au sens structurant ? La question n’est donc pas ici de savoir si Poutine ment ou ne ment pas, s’il travaille pour un intérêt immédiat ou pas, s’il est ou non un grand homme d’État, elle est de constater qu’il ne fait pas appel à des pseudo-“valeurs” de type idéologique ou, dit d’une façon plus juste, des pseudo-“valeurs” de communication et de relations publiques et de publicité politiques qui réduisent et “néantisent” le langage, comme c’est le cas des stéréotypes du bloc BAO. La question est bien celle de la forme du langage, et c’est bien la forme principielle, la référence au Principe dans la structure du discours, renvoyant à la tendance logocratique que décrit Steiner. En ce sens, la forme même du langage de Poutine importe plus que le fond, et aussi, par exemple, que la question de son classement dans la compétition publicitaire que se font les dirigeants politiques à tel ou tel sommet du G20 (on ne parle pas du G8 puisqu’il est devenu G7 et que Poutine n’y est plus invité). C’est pour cela qu’il se distingue des autres hommes politiques, dirigeants, chefs d’État et de gouvernement... Et, comme le dit bien Steiner, nous n’en faisons pas nécessairement quelque chose à la gloire de Poutine, mais simplement le constat que Poutine est un de ceux qui sont “des hôtes mal à l’aise, voire des intrus” dans «la ‘maison du langage’ (die Behausung der Sprache)». Il pourrait bien, demain, selon les circonstances, n’être plus dans cette “maison du langage”, et disparaître de la position qu’il a aujourd’hui sur la grande scène de la crise, et il disparaîtrait également des Top Ten des classements divers des “hommes les plus influents du monde”... Il reste qu’il se trouve aujourd’hui dans “la maison du langage” et que son langage est à cette mesure alors que les autres en sont jusqu’à ignorer, selon les conseils et l’inculture de leurs “communicants” qui rédigent leurs bafouilles, qu’il existe une “maison du langage”, – chose qu’ils n’ont jamais rencontrée sur le marché de l’immobilier.

De cette démarche d’analyse sur la question du langage et en nous référant à la forme principielle de son discours général, nous concluons par ce constat que Poutine, qu’il l’ait voulu ou pas, qu’il en ait conscience ou pas, est devenu à la fois un symbole et une référence ... Symbole et référence non pas seulement pour la Russie, ni même seulement pour l’antiSystème, mais symbole et référence pour toute cette Grande Crise Générale que nous traversons, la crise de l'effondrement du Système. Le paradoxe de cette position qu’il n’a certainement pas voulue en tant que telle, c’est que sa notoriété et sa popularité dépendent nécessairement de la perception qu’on a de lui, qu’on s’est forgée de lui, d’une position d’opposant déterminé au Système et au bloc BAO que le système et le bloc BAO lui ont imposée alors qu’il ne la cherchait pas nécessairement. (Encore une fois le rappel de cette réalité : même en 2007 lorsqu’il fait son fameux discours à Munich, Poutine tend une main vers ses “collègues” du bloc BAO, pour leur dire “travaillons ensemble, intégrez-moi parmi vous et soyons tous raisonnables ensemble”, etc.)

S’est-il convaincu de l’hostilité du Système, des USA (Hollande [voir le 18 février 2015]  : «[Il y a] un fait structurant de la pensée du maître du Kremlin: il s'est construit intellectuellement et politiquement sur la menace absolue que représente pour lui les Etats-Unis») ? Cela n’est nullement assuré et nous en douterions malgré la remarque de Hollande, mais ses traits psychologiques autant que la structure même de son discours, – complètement principielle, – fonctionnent à fond pour dissimuler cette éventuelle incertitude rationnelle et forcent Poutine à devenir ce que nous percevons qu’il doit être ; et le paraître le cède à l’être et le voilà qui devient pour tous comme un Ennemi déterminé, sans retour, et du Système essentiellement, et du bloc BAO dans la mesure où le bloc BAO représente le Système. (Et il modifie évidemment sa position, en bon tacticien, lorsqu’il a la perception qu’un de ses interlocuteurs du bloc prend ses distances du Système dans telle ou telle occurrence, – il l’a montré avec nombre de pays selon les circonstances, – l’Allemagne, la France, la Grèce, l’Italie, etc., et cela pourrait aller en théorie jusqu’aux USA également dans telle ou telle occurrence puisque les basculements du Système vers l’antiSystème sont constants.) Sans doute Poutine est-il parfois, d’une façon consciente, réellement antiSystème, mais l’essentiel est qu’en termes de perception que nous en avons, et le paraître devenant être finalement, il est toujours antiSystème pour nous, sans le vouloir ni y penser, – si l’on veut, car cette fois la formule fameuse a complètement sa place, “à l’insu de son plein gré” plus que “contre son gré”. Il est, pour nous car nous l'avons voulu ainsi, –référence et symbole là aussi, et au plus haut, – un homme qui comprend qu'il y a une crise immense à mesure de notre souffrance, et qui agit en fonction de cela, et notamment qui agit complètement en antiSystème comme nous le percevons nécessairement, comme nous le forçons à être. Qui ne comprend alors, à cette lumière, le déferlement continu, sans faiblir, sans le moindre intérêt ni pour la vérité, ni pour la vraisemblance, ni pour la hauteur des sentiments, ni pour l’intelligence, – le déferlement absolument diluvien comme un déluge, de haine, d’ordures, d’insultes, du Système (de la presse-Système et de ses employés) lancé contre Poutine  ?

Encore une fois, et c’est notre conclusion principale, la position de Poutine est à la confluence de divers éléments dont il n’est en rien ni le maître ni l’animateur ; d’événements insaisissables, de son propre caractère, de certaines des ambitions que lui impose sa charge, et plus que tout de forces supérieures qui le dépassent comme elles nous dépassent tous. Poutine est ce qu’il est parce que, dans cette période d’intense communication, nous le percevons comme cela, et qu’il le devient par conséquent, et qu’il reçoit alors toute cette notoriété, cette popularité ... Par exemple, c’est parce qu’il veut relever et rétablir la Russie qu’il doit suivre la voie du discours principiel, pour faire l’inverse de la décadence que constate Maistre («[Maistre] fit valoir la congruence essentielle existant entre l’état du langage, d’un côté, la santé et les fortunes du corps politique de l’autre. En particulier, il découvrit une corrélation exacte entre la décomposition nationale ou individuelle et l’affaiblissement ou l’obscurcissement du langage : ‘En effet, toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée par une dégradation rigoureusement proportionnelle dans le langage’… » ... Suivant cette logique vers son inverse, on ferait évidemment valoir que le relèvement et la renaissance nationales [de la Russie pour ce cas] “sont sur le champ annoncées par un relèvement et une renaissance rigoureusement proportionnelles dans le langage”). Mais cette ambition poutinienne pour la Russie ne peut être détachée du reste puisque tout est dans l’essentiel qui englobe tout, et que le sort de la Russie s’inscrit évidemment dans l’immense Crise d’effondrement du Système qui est cet essentiel-qui-englobe-tout, – et cela rend complètement incertain le sort d’une Russie relevée et rétablie, comme le sort de toutes choses, et donc celui qui s’occupe du sort de la Russie doit s’incliner devant cela ...

Alors, celui qui veut “relever et rétablir la Russie”, puisqu’il utilise pour ce faire un discours principiel qui est nécessairement antiSystème, celui-là se retrouve nécessairement comme symbole et référence de l’antiSystème et de la lutte face à la crise du Système, et le sort de la Russie suivra ce qu’il adviendra du reste et du tout, et Poutine durera comme cela ce qu’il durera selon les évènements. Il n’est pas nécessaire qu’il l’ait voulu, qu’il le comprenne complètement, qu’il en ait une idée claire, pour qu’il soit devenu ce qu'il est devenu ; il est même nécessaire qu’il ne l’ait pas vraiment voulu, qu’il ne le comprenne pas complètement, qu’il n’en ait pas une idée claire, pour qu’il soit effectivement devenu ce qu'il est devenu... Puisque cela est, et ainsi soit-il.