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766Le gouvernement japonais fut parfait dans ses premières manifestations, le 11 mars 2011. Il hérite d’un demi-siècle de régime libéral sous influence américaniste, de démocratie de la corruption, tant vénale que psychologique, d’alignement sans broncher sur les lignes du Système ; lui-même, ce gouvernement, ne peut être qu’égal à ses devanciers, que digne du legs qu’il a reçu, – c’est-à-dire indigne en l’occurrence… Par conséquent et après ce bon début, il apparaît aujourd’hui, alors qu’il est dépassé par l’ampleur de ce qu’il faut bien nommer une catastrophe, au risque d’être soupçonné de sacrifier au catastrophisme qui “fait vendre”, qu’il se trouve de plus en plus totalement discrédité aux yeux de sa population qui tente d’échapper aux conséquences de la chose. Mérite-t-il cet opprobre ? La question reste ouverte, mais il se trouve qu’il est le représentant du Système, de l’“idéal de puissance” et du système du technologisme, donc qu’il est nécessairement désigné comme le responsable, – pour la culpabilité, on verra plus tard…
On ressent cela dans l’article de Andrew Gilligan, du Daily Telegraph, du 15 mars 2011. Les gens s’enfuient, cherchent un abri, des espaces plus rassurants que ce piège où se développe la catastrophe nucléaire. Ils n’obéissent plus guère aux consignes du gouvernement, dans ce pays pourtant si prompts à respecter une discipline nationale presque mystique. Mais tout cela, consignes, discipline, bien entendu d’un autre temps… Pour le moment, il s’agit du désordre, de la fuite, des décisions individuelles devant ce qui est perçu comme la faillite de l’autorité collective dont le comportement ne semble avoir été, toujours selon cette même perception, que de tenter de dissimuler l’ampleur de la catastrophe.
«The railway station at Nasushiobara, the last one still operating near Japan's nuclear crisis area, was jammed with frightened people. In this ghost town of closed shops and offices, pedestrian-free pavements, and empty petrol pumps, the station was the only place still alive, and the only escape route that most had left.
»The Tokyo highway a mile to the west was busy, too – but you needed a lot of petrol to get to Tokyo. At the only garage which still had it, there was a five-hour queue. With radiation now leaking from the stricken plant just down the road, there might not be five hours to spare.
»From the town and the whole surrounding region, on foot, by bicycle and using the last fuel in their tanks, the people came to the railway station, a river turning into a flood as word spread of just how serious the danger now was. “I couldn't sleep and I was watching TV,” said Noriyuki Fukada, an English teacher. “Then it was announced that there would be a government statement at 6.30. I thought, if the government announces something at 6.30am, it cannot be good.”
»It wasn't. Radioactive fuel rods in one of the stricken Fukushima nuclear reactors, the official spokesman admitted, were now "fully exposed", at risk of meltdown, and radiation had escaped into the atmosphere. Ninety per cent of the plant's own staff were evacuated, leaving only a skeleton team fighting off catastrophe. Most serious of all, an explosion the previous day – the plant's third – might have damaged a reactor containment vessel.
»The containment vessels are the last barriers between the reactors' cores and the outside world, the very things the government has spent the last several days promising will protect us. A few hours later, the chief cabinet secretary, Yukio Edano, appeared on television. “Now we are talking about levels [of leakage] that can impact human health. I would like all of you to embrace this information calmly,” he said. But the beads of sweat were clearly visible on his own brow.
»By that point, however, I, and a good part of the population of the district around Koriyama, the major town closest to the stricken plant, were getting out. Mr Edano was telling us to stay indoors and keep our windows closed. But old habits of deference to authority were breaking down after days of conflicting and partial information, evacuations and evasions. Many were taking matters into their own hands. […]
»Mr Fukada, the English teacher, said: “People are fed up with being told what to do and treated like fools. The problem with radiation is that you cannot know anything – you depend on the government for the information to save your life. Now we are acting for ourselves, but the worry is that we left it too late.”»
Ce qui nous importe ici est moins un commentaire direct qu’une réflexion à partir de ce que décrit Gilligan, qui est un exode en désordre marqué et suscité par la perte de confiance dans les autorités politiques de la nation («People are fed up with being told what to do and treated like fools. […] Now we are acting for ourselves…»). Nous nous souvenons de cette sensation que nous éprouvâmes, dans la soirée du 11 mars 2011, alors que les diverses chaînes TV rendaient compte des premiers échos de ce qui n’était pas encore désigné comme une “catastrophe”. Les “experts” scientifiques aussitôt convoqués nous assuraient que l’ampleur de la catastrophe n’avait nullement empêché le “progrès” humain, par exemple avec l’enseignement du tsunami de décembre 2004, de mettre sa patte dans la riposte de la civilisation face à la dévastation naturelle. Le lendemain matin, The Independent pouvait écrire, dans une envolée de confiance dans le susdit Progrès, que nous avions tenu et bien tenu, que les dégâts étaient contenus, les centrales nucléaires arrêtées et bouclées en toute sécurité et ainsi de suite…
«In 1995, a quake of 6.8 magnitude struck in the city of Kobe and killed 6,500. The cost of the damage was equivalent to 2.5 per cent of Japan's GDP at the time. The official response was erratic. The circumstances now are different. The epicentre of the Kobe quake was in an urban area; this time it was out at sea. Nevertheless, the official response appears to have been dramatically better. Four nuclear power stations were automatically shut down when the earthquake occurred. And the damage is less severe than in 1995 since the government increased its spending on earthquake-resistant building structures. Preparation and planning have saved thousands of lives. In our search for meaning, that is probably the only lesson that can be drawn. All mankind can do, when it comes to natural disasters, is prepare itself to cope better when the nightmare becomes reality.»
Nous ne pouvions déduire et conclure de tels propos que la confirmation du triomphe du Progrès, de la science, de l’humanité et du Système ; ce qui nous conduisait à noter, pour illustrer ces mêmes propos, dans notre texte du 12 mars 2011 : «[A]près tout, tout va presque bien dans le monde en train de devenir le meilleur des mondes possibles, – car le Progrès existe toujours, et le Système avec lui. Bref, comme dirait Bouvard à Pécuchet, ou l’inverse, “le Progrès progresse”.»
Quatre jours plus tard, – comme si, après tout, c’était deux ou trois siècles après, comme la distance entre le triomphe du Progrès et son effondrement, – on se croirait effectivement dans un autre monde. Un autre “expert”, ou bien est-ce le même parmi ceux qui irradiaient la confiance dans la soirée du 11 mars, peut écrire d’une plume furieuse et acérée (il s’agit de Andrew Schneider, ci-devant Senior Public Health Correspondent, sur AOL.News le 16 mars 2011, – mais cela pourrait être Tartempion, ou bien Bouvard and Pécuchet) : «Japanese and U.S. safety officials say the emergency plans for almost every plant, everywhere, precisely detail every possible response after an earthquake, flood or tsunami and explosion. But as the past five days have shown, these disaster plans seemed fine until reality reared back and slapped them silly, and this is just what happened at the Fukushima Dai-ichi nuclear complex.» Autrement dit : la catastrophe dépasse tout ce que notre pire “catastrophisme”, dans ce cas sollicité pour faire des plans, pouvait nous pousser à planifier.
Pour nous-mêmes, sans la confiance en soi des “experts”, nous en tenant à quelques données simples et sans gloire, pour lesquelles nous n’avons guère de considération, – «quantitativement, selon les données scientifiques les plus communes et les plus basses dans leurs conceptions», écrivions-nous dans notre texte du 14 mars 2011, – la catastrophe japonaise nous parut assez vite avoir “des dimensions bibliques”, – selon une image largement employée par les “experts” du Système, en d’autres occasions que la catastrophe japonaise ne dépare pas. Notamment, le fait que le tremblement de terre qui est la cause de tout en l’occurrence ait fait bouger de quelques centimètres la planète Terre sur son axe, et l’archipel nippon de quelques mètres, nous parut être une donnée qui transcendait la pauvreté du langage scientifique pour atteindre à la puissance formidable du symbole ; et lorsque le symbole atteint à une telle puissance, c’est qu’il a une signification concrète pour la situation du monde, et un effet réel sur la marche des choses ; ainsi nous référions-nous au symbole, plus qu’au “catastrophisme” qui paraît-il “fait vendre”, et plus qu’aux informations du gouvernement japonais, pour voir dans la catastrophe japonaise un événement d’une immense importance.
Par conséquent, une des leçons essentielles que nous tirons de ces divers épisodes concerne après tout la perception, la connaissance, la représentation des choses. Chaque événement, chaque phénomène, chaque crise, et celle-là avec toute sa puissance, nous confirment l’irrémédiable effondrement de notre Système, son incapacité désormais avérée à s’approcher de la vérité dans sa communication sur l’état du monde tant il se trouve pris dans ses contradictions, ses langages doubles et triples, ses obsessions de puissance, ses intérêts politiques, ses emprisonnements dans des concepts conformistes, dans des terreurs intellectuelles diverses. Par conséquent, confirmation également que nous devons nous appuyer sur nos propres moyens, sans plus aucun respect pour une direction politique irrémédiablement corrompue et un establishment scientifique irrémédiablement dévoyé, les uns et les autres dans la défense d’un Système dont ils sont tous prisonniers. Cela signifie, pour notre compte, qu’il nous faut rechercher l’aide décisive de l’intuition haute dans l’appréciation des choses, plutôt que celle de la notation sur une échelle de 1 à 7 de la gravité de la catastrophe nucléaire japonaise. Le symbolisme que nous rappelions plus haut constitue une indication précieuse à cet égard, un signe de cette intuition haute, que la catastrophe en cours au Japon recèle des mécanismes déstabilisants et déstructurants fondamentaux, contre notre Système.
Mis en ligne le 16 mars 2011 à 17H33
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