Effectivement, c’est “Euromissiles-II”

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Effectivement, c’est “Euromissiles-II”

20 avril 2007 — Avec l’amoncellement hier de nouvelles diverses, dont certaines contradictoires (signe de belle santé démocratique), sur la crise des antimissiles US en Europe, — c’est bien de “crise” dont on peut parler, et le surnom que nous lui avons donné de “euromissiles-II” fait l’affaire. Nous sommes sur la voie de suivre le même déroulement que la première crise des euromissiles, celle de 1977-1987.

Hier, à l’OTAN, on a parlé des antimissiles US entre membres de l’Organisation (le matin) puis l’OTAN a dialogué avec les Russes l’après-midi. Un brin philosophe, une source de l’OTAN, qui a suivi cette réunion, observait :

«C’était étrange. En fait, seuls les Américains et, bien entendu, les Russes, ont vraiment dit quelque chose. Il était question de la sécurité de l’Europe. Ainsi, on avait l’impression que la question de la sécurité de l’Europe dépendait des seuls Américains et Russes. Rien de la part des Européens»

Officiellement :

• L’OTAN est contente. Son pâle secrétaire général, pour une fois sûr de son fait, a annoncé que tous les membres de l’OTAN trouvaient bien des vertus à l’idée américaniste. Nous, on appelle cela : “minimum syndical”. Les Français ont émis quelques principes sous forme de réserves (ou le contraire), admettant qu’il était bon de parler de la chose à l’OTAN mais que cela n’impliquait rien de plus. Les Norvégiens ont approuvé mais tenu à préciser que, contrairement à certaines informations de presse, la base-radar US sur leur territoire ne fait pas partie et ne fera pas partie du réseau antimissiles. On n’est jamais trop prudent.

• Les USA ont répété toutes les vertus innombrables de leur système à l’aide de slides extrêmement performantes. A défaut des missiles anti-missiles, c’est toujours ça. Leur rhétorique est purement bureaucratique, répétition sempiternelle des mêmes thèmes dont ils n’imaginent pas qu’on puisse ne pas les adopter aveuglément. (Le général Obering dit, répète et martèle que les antimissiles ne sont pas “offensifs” [qu’est-ce que c’est qu’un antimissile “offensif”? Explications, SVP] parce qu’ils n’ont pas de charge explosive mais détruisent, quand il leur arrive d’intercepter, par le seul effet de choc [“kinetic effect”, pour faire chic et choc]. Si un missile russe était détruit, ce serait “défensivement” et non “offensivement”, et nous aurions un conflit “défensif” et pas “offensif”. Soulagement.)

Par ailleurs, les mêmes US font beaucoup de tapage, avec leurs amis polonais et tchèques, pour annoncer que les Européens sont de plus en plus “upbeat” vis-à-vis de leur projet, — comme vous le décrit Defense News du 19 avril, dépêche de Washington, où se tenait le séminaire qui va bien, superbe officine de propagande active (à signaler que l’activisme propagandiste des Tchèques, particulièrement du ministre des affaires étrangères Schwarzenberg, dépasse toutes les autres performances du domaine, y compris les polonaises):

«U.S. and European officials working to field missile defense equipment in the Czech Republic and Poland say other nations there are warming to the idea, but a key House Democrat is hinting that the chamber might withhold its authorization of funding for the European facilities in 2008.

»Leaders in Germany “and even France” are signaling they are softening their resistance to a U.S.-led effort to place missile interceptors in Poland and a high-tech radar in the Czech Republic, Karel Schwarzenberg, Czech minister of foreign affairs, said April 19 during a conference here, sponsored by the Atlantic Council of the United States.»

• Les Russes sont venus à l’OTAN avec une rhétorique modérée (“Il n’est pas question d’une nouvelle Guerre froide”, a dit l’envoyé russe Konstantin Totksy). Mais ils ont fait une présentation très précise, slides contre slides, réfutant tous les arguments US. Pour eux, la “menace” iranienne avec des missiles balistiques est pure plaisanterie, rhétorique alarmiste et opportuniste sans aucune base, au propre et au figuré. Leurs arguments techniques équilibrent très, très largement les arguments US.

Du côté russe hors-enceinte-OTAN, le ton est beaucoup moins arrangeant et tout aussi catégorique. Le puissant Sergeï Ivanov, ancien ministre de la défense devenu Vice-Premier, a rejeté mercredi l’idée d’une coopération avec les USA. Ses commentaires :

«“Nous estimons que ce système — le système de défense antimissile stratégique — est une chimère, pour ne pas dire plus”, a estimé le responsable gouvernemental russe dans un entretien avec les journalistes jeudi. “Et en plus, contre ce système, on peut toujours trouver un ‘argument’, de loin moins cher et de loin plus efficace”, a ajouté le premier vice-premier ministre russe.»

Résumé des situations évidemment temporaires :

• Les Allemands croient avoir remporté une bonne “victoire” en “otanisant” le sujet, comme ils le demandaient.

• Les “alliés” des USA (Pologne et Tchéquie) sont plus alliés des USA que jamais et jugent que l’OTAN est “dans la poche”, avec une considération à mesure (méprisante) pour l’Organisation et ceux qui y croient (leurs “amis” allemands).

• Les Américains, totalement américanistes bien sûr, sont persuadés que l’affaire est dans le sac, l’OTAN et l’Europe à merci, — les Russes ? Une simple question de temps.

• Les Russes sont venus prendre date. Polis (surtout pas de nouvelle Guerre froide) mais fermes (pas d’accord sur les antimissiles, plus que jamais).

• Les autres ont fait leur minimum syndical : quel beau projet, oui oui c’est bien, mais pas vraiment avec nous et attendons de voir.

Tous seront déçus, sauf peut-être les Russes s’ils ont leur réalisme et leurs arrière-pensées habituels.

Réussite ou victoire, ou plutôt un leurre ?

Cette réussite ou cette victoire de la réunion d’hier est un leurre, — pour ceux qui y voient une “réussite” ou une “victoire”. (Répétons quelques positions en mentionnant les effets concrets espérés par ceux qui les ont.)

• Les Allemands principalement, qui croient avoir “otanisé” l’affaire, — dans le sens de la rendre consensuelle et de neutraliser, désamorcer sa potentialité explosive transatlantique. Ils jugent que l’affaire est résolue, comme l’a dit le ministre des affaires étrangères allemand devant le Parlement européen.

• Les deux “alliés” des USA (Pologne et Tchéquie), qui croient avoir un blanc-seing de l’OTAN pour faire ce qui les arrange en bilatéral avec les USA. Pour eux, c’est la voie ouverte vers une garantie directe de sécurité des USA, sans passer par l’OTAN, par l’UE et toute cette sorte de choses.

• Les USA, qui croient avoir mis tous les Européens au pas, donc qui jugent avoir les mains libres pour foncer, avec notamment (sûrement) un alignement russe au travers d’une coopération made-in-USA. Pour eux, c’est une aubaine industrielle et stratégique ; selon certains (c’est notamment la thèse de Gorbatchev), cela leur permettrait de réaffirmer leur main-mise sur l’Europe.

Tous se trompent. Ce qui s’est passé hier, c’est d’une part la mise en évidence que la situation stratégique européenne continue à se régler entre deux puissances non-UE ; c’est d’autre part la mise en route d’un processus où, malgré leur inexistence, les Européens vont être confrontés à la nécessité déchirante de soutenir activement, par le biais de l’OTAN et non de l’UE, une initiative déstabilisatrice pour leur situation stratégique. N’oublions jamais que la lâcheté courante et la soumission empressée des Européens ont un prix : elles doivent garantir une certaine situation de sécurité grâce aux USA. C’est vers le contraire qu’on s’achemine. Même la lâcheté et la soumission européennes vont être confrontées à de possibles révisions déchirantes. La vertu n’est plus ce qu’elle était et le soutien obligé des Européens aux nihilistes et bureaucratiques folies US va connaître de rudes mises en cause.

Dans la pratique des choses, l’engrenage est en marche pour une nouvelle crise type-euromissiles. Notre choix du surnom de crise “Euromissiles-II” est justifié. Comment cela se concrétisera-t-il ? Oublions ici la quincaillerie (missiles, antimissiles) sinon comme annexe perturbatrice, et observons l’évolution politique désormais non seulement possible mais probable.

• Ce “tour de table” OTAN n’est qu’un tour de table. Il n’engage rien ni personne. Par contre, il institutionnalise de facto l’implication de l’OTAN, ce qui sera encore accentué par la réunion d’Oslo des ministres des affaires étrangères de l’OTAN avec consultation des Russes. Comme avec la crise des euromissiles originelle, nous devrions nous diriger vers la nécessité du de jure à mesure qu’il apparaîtra que la crise ne se résout pas, — et, dans ce cas, ce qui ne se résout pas s’aggrave.

• … Car les Russes ne marchent pas, — poliment ou abruptement selon que c’est Konstantin Totksy (l’envoyé russe à l’OTAN) ou Sergeï Ivanov (vice-Premier russe, toujours en charge de facto du dossier). Ils feront donc de l’obstruction ou de l’opposition selon les circonstances. Et puis, ils prendront des “mesures” et nous serons alors au point de fusion.

• Devant la résistance russe, les Américains qui foncent, auront de plus en plus tendance à s’appuyer sur un soutien de l’OTAN dont ils ont pu se convaincre (sans souci des nuances ni même de la réalité, comme c’est la règle avec eux) qu’il leur est acquis. Ils auront d’autant plus cette tendance que le Congrès US pinaillera de son côté et demandera l’engagement européen pour soutenir le programme. Chaque fois, les exigences US vis-à-vis des Européens se feront sur la même base : soutien inconditionnel à leur initiative hors du contrôle de l’OTAN, sans questions inutiles, — et silence dans les rangs.

• En annexe au précédent, on attendra également le moment intéressant où la pression du Congrès qui compte les sous du gaspillage pentagonesque accouchera de l’exigence d’une participation financière des pays européens de l’OTAN, spécialement ceux qui ne prennent pas “le risque” d’accueillir des bases US ou de les soutenir à fond. Les réactions allemande et française, surtout, seront intéressantes.

• L’apothéose probable du processus, entre US fonçant et Russie durcissant sa résistance, ce sera l’exigence US d’un engagement formel, de jure, de l’Alliance, par une décision officielle du Conseil de l’Atlantique Nord pour asseoir définitivement la “légitimité” européenne du processus. On retrouve la décision dite “dual-track”, ou “double décision” de l’OTAN en décembre 1979 (crise des euromissiles) mais en pire parce qu’à fronts renversés : cette fois, la déstabilisation vient de l’Ouest (Washington) et l’OTAN n’a aucun contrôle même de forme. La lâcheté-soumission européenne sera alors gravement confrontée aux susceptibilités irresponsables ou jugées telles, dans certains pays, — notamment le pays des Allemands. Ces derniers, en obtenant, comme l’a voulu Merkel, l’implication de l’OTAN dont ils espèrent obtenir un adoucissement ou une neutralisation du projet US, n’auront fait que reculer pour mieux sauter : implication exigée de l’OTAN sans adoucissement, ni encore moins neutralisation du projet US, et sans le moindre contrôle. Les Allemands seront peut-être, sans doute forcés à la fermeté, entre pression populaire et nécessité de protéger (aussi) leurs liens stratégiques avec la Russie.

Trois questions se posent alors :

• A partir de quand les Russes passeront-ils à la décision et à la réalisation de contre-mesures “asymétriques”, — en mettant en cause ou pas le traité INF, — la question devenant accessoire mais éventuellement aggravante? Car ils le feront, ils ne peuvent agir autrement, pour leur sécurité, pour leur stature diplomatique, pour leur position vis-à-vis des Européens. Ils ne peuvent se permettre d’accepter une gifle diplomatique de cette vigueur, ils sont aujourd’hui trop puissants pour cela, et avec des hommes qui ne reculent plus (Poutine, Ivanov, Lavrov ne sont pas du calibre-Eltsine). Il y aura donc, soit des SS-26, soit des cruise missiles, ou toute autre capacité militaire pointée contre l’Europe.

• A partir de quand les foules allemandes s’apercevront-elles de la renaissance de leur cauchemar : la “re-militarisation” et la “re-nucléarisation” de l’Europe, avec les Russes en position antagoniste? (En fait, la militarisation et la nucléarisation n’ont jamais disparu mais le traité INF a servi de tranquillisant type “Prozak” à cet égard.) Avant ou après une décision officielle OTAN? Cette pression s’exercera-t-elle pour empêcher un engagement officiel OTAN ou pour s’y opposer décisivement s’il a été conclu? Dans le premier cas, c’est une différence d’avec la crise euromissiles et la décision de décembre 1979, dans le deuxième cas c’est une variante proche.

• A partir de quand le joker de l’armement européen sera-t-il mis sur la table : s’il faut des antimissiles, pourquoi pas un programme européen? Et s’il y a un programme européen, pourquoi pas une coopération Europe-Russie? L’idée est autant dans la tête de certains Européens (les Français) que dans celle des Russes.

La scène sera alors montée pour une crise de rupture, non seulement au sein de l’OTAN et des relations transatlantiques, mais au sein de l’UE. On gémira sur le risque couru par les “valeurs communes” (transatlantiques et occidentales) avec le spectre rené et revigoré du découplage stratégique qui fut le leit-motiv de la première crise euromissiles. La Russie comptera les points en mettant ici ou là une louche d’huile sur le feu. Certains se poseront la question : cette crise était-elle bien nécessaire?