Egypte versus USA : crise puis rupture ?

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L’affaire des ONG, déclenchée en décembre 2011 par le pouvoir militaire égyptien (le SCAF, ou Supreme Council of the Armed Forces), prend la tournure d’une crise proche d’une rupture entre l’Egypte et les USA. (On a déjà vu les principaux éléments de cette crise le 8 février 2012, avec les réactions ultra-nationalistes du SCAF et la colère américaniste concernant le sort des 19 citoyens US de quatre ONG de nationalité US, emprisonnés en Egypte et promis à être jugés.)

Les prolongements sont visibles et nombreux, aux USA et en Egypte. Ils vont tous dans le sens d’une radicalisation des positions, faisant percevoir effectivement la possibilité que la crise débouche sur une rupture. Le contexte s’élargit également, avec la mise en cause de la politique extérieure égyptienne classique d’alignement sur Washington déjà largement rabotée depuis le départ de Moubarak, désormais par le biais décisif de la mise en cause explicite du traité de paix entre Israël et l’Egypte.

• D’une façon générale, la vision ultra conventionnelle, la vision-Système de la situation serait celle d’un souhait que toutes les choses restent en l’état. Elle est donnée par une analyse de Oxford Diplomatica, centre ultra-conventionnel de la pensée-Système, qui présente cette vision sous la forme d’un vœu pieux pour décrire une situation qui n’a plus guère de rapports avec la réalité, si elle en eut d’ailleurs jamais dans le cadre de cette crise.

«More fundamentally, SCAF may be playing a game of brinksmanship because it firmly believes no US administration will give up its strategic relationship with Egypt, no matter how furious Congress may be. Indeed, the Obama administration is trying quietly to resolve the issue. SCAF's willingness to take on the United States has also boosted its own nationalist credentials at a time of rising criticism of the army and its closeness to Washington.»

• Aux USA, à Washington, la situation est complètement différente. Elle est en mode-turbo dans le sens de la montée aux extrêmes, avec le Congrès qui mène la danse ; avec l’administration qui a elle-même mis le feu aux poudres (contrairement à l’analyse de Oxford Diplomatica), avec le discours de Clinton à Munich le 6 février (voir à nouveau le 8 février 2012) ; avec certains candidats républicains, d’inspiration néo-conservatrice et unilatéraliste, comme Newt Gingrich comparant la crise actuelle à celle des otages US de Téhéran de 1979-1980. D’ores et déjà, des actions sont engagées au sénat et à la Chambre pour des législations qui mettraient en cause ou supprimeraient l’aide annuelle US à l’Egypte.

Au Sénat, il y a une ligne modérée-libérale représentée par le sénateur démocrate Kerry et une ligne dure, éventuellement de coloration néo-isolationniste, représentée par le sénateur républicain Rand Paul. (Paul, dans ce cas, suit sa politique d’opposition totale aux aides extérieures, dans le contexte d’une remise en cause de la politique interventionniste comme fardeau budgétaire insupportable pour les USA.) Des projets de loi sont en préparation. Selon EgyptIndependent.com, le 16 février 2012 : «Senator John Kerry, a Democrat who is the chairman of the Senate Foreign Relations Committee, recently filed a bill urging Cairo to protect civil liberties and to refrain from intimidating and prosecuting the employees of civil society organizations. The bill also calls on the Egyptian government to allow foreign NGO employees to leave the country voluntarily. Rand Paul, the junior Republican senator from Kentucky, filed a separate bill to cancel US aid to Egypt over the same issue.»

A la Chambre, c’est l’hyper-extrémiste type-neocon Ileana Ros-Lehtinen, qui préside la commission des affaires étrangères, qui a pris l’affaire en main. Là aussi, on peut prévoir un projet de loi contre l’aide US à l’Egypte, assorti de menaces contre “certains officiels égyptiens”, – selon les déclarations, jeudi, de Ros-Lehtinen : «The Egyptian government's actions cannot be taken lightly and warrant punitive actions against certain Egyptian officials, and reconsideration of US assistance to Egypt…»

(Comme on le voit après ce rapide passage en revue, on trouve toutes les tendances dans cette offensive anti-égyptienne pour annuler l’aide des USA, des libéraux plus ou moins interventionnistes aux néo-conservateurs interventionnistes, aux conservateurs néo-isolationnistes et anti-interventionnistes.)

• En Egypte, c’est la prise de position des Frères Musulmans qui est l’élément nouveau important, notamment en raison de l’importance du groupe tel que sorti des récentes élections, et de sa vocation gouvernementale évidente. Les Frères Musulmans appuient à fond la position d’extrême fermeté du SCAF et annoncent même que c’est le traité de paix Israélo-égyptien de 1979 qui doit être remis en cause. Quel rapport ? Ce sont les USA qui doivent s’en prendre à eux-mêmes pour ce cas, puisque dans leur zèle interventionniste et de maîtres chanteurs, et leur zèle pro-israélien (les deux choses s’équivalent), ils ont eux-mêmes commencé, dans la rhétorique officielle de l’administration, à établir un lien conditionnel entre l‘aide annuelle des USA à l’Egypte et le respect du traité de paix par l’Egypte. Russia Today rapporte, ce 16 février 2012, ce prolongement important. (Nous soulignons, dans cette citation, un extrait de la déclaration des Frères Musulmans qui nous paraît important.)

«The President of the Freedom and Justice Party of Egypt Mohammed Morsi said if America continues to blackmail Egypt over the case of unlawful funding of NGOs, Cairo might alter the conditions of the 1979 US brokered Camp David peace treaty with Israel, reports RIA news agency. This puts the Party which is the political wing of the Muslim Brotherhood, in support of the policy of the Egyptian military junta.

»“Egyptians will not tolerate any officials who decide to succumb to pressure and to cover up the accusations or interfere in the work of the judiciary,” the Muslim Brotherhood argues publicly in an e-mailed statement. In this statement the Muslim Brotherhood backed the “nationalistic” stance taken by Egyptian officials over the NGO case. The Brotherhood said the NGO case showed that part of American aid to Egypt “is being spent to destroy Egypt and ruin its society.”»

Le texte de RT rapporte cette citation de Yaakov Lappin, du Jerusalem Post, qui nous semble bien résumer la situation du côté égyptien, toujours avec un souligné mettant en évidence un facteur important… «Anti-American sentiments are being encouraged both by the military, by the supreme court of the armed forces and by the Muslim brotherhood each for their own reason. So certainly there are those in Egypt who oppose American aid, they see it as a threat. I wouldn’t be surprised if the US itself decides to cancel it. Especially in the light if the fact that some 19 American nationals are now under Egyptian arrest and have been banned from leaving the country.»

• Il y a aussi un courant, que les libéraux égyptiens de type occidentaliste qualifient de «facile populism» (le site Arabist.net, le 14 février 2012), qui est de faire appel à des donations publiques des Egyptiens pour remplacer l’aide US. Arabist.net met en cause le candidat salafiste à la présidence Hazem Salah Abu Ismail à cet égard. D’autre part, PressTV.com rapporte qu’un universitaire égyptien, de même tendance, a effectivement repris l’idée à son compte, lançant une campagne de donations à l’État égyptien : «Mohamed Hassan, an Egyptian scholar has launched a campaign, urging his fellow countrymen to pay 10 pounds ($1.66) each to raise money for the government in response to US threats of holding aid to Egypt. “The Egyptian people never accept to be insulted or humiliated ... This people won't kneel to anyone but God,” Hassan said in a TV interview broadcast this week. Egypt’s Minister of International Cooperation Faiza Abul Naga said on Thursday that the government had received 60 million pounds in donations so far.»

La situation commence donc à atteindre un point d’ébullition acceptable pour une crise de belle allure, permettant d’envisager effectivement que la crise USA-Egypteconduise à une rupture, avec la suppression de l’aide US à l’Egypte et des conséquences en chaîne sur la politique égyptienne, jusqu’à la mise en cause du traité de Camp-David. Tout cela est dans l’ordre des choses dans l’évolution du Système…

Parmi les quatre ONG US impliquées, trois sont des “ONG officielles” (on appréciera le goût oxymorique qui conduit à qualifier d’“officielle”, donc issues d’une façon ou l’autre de budgets publics ou équivalents, des “Organisations Non Gouvernementales”) : «…three are mostly funded by the US government: Freedom House, the International Republican Institute (IRI) and the National Democratic Initiative (NDI) – the latter two are democracy-promotion arms of the Republican and Democratic parties.» (Selon Oxford Diplomatica.) Il y a donc une intervention patente du gouvernement US, directement ou sous la forme indirecte des deux ailes démocrate et républicaine du “parti unique”, dans les affaires intérieures égyptiennes, comme c’est d’ailleurs le cas en permanence depuis trente ans.

L’accusation d’une “menace” sous la forme de “la destruction de l’Egypte et de la ruine de sa société” par les Frères Musulmans est tout à fait fondée. On sait que ces ONG font leur travail de termites déstructurantes au niveau politique, et encore plus au niveau culturel, dans le but de détruire les restes de civilisation des pays concernés qui ne correspondent pas aux normes-Système du bloc BAO, pour les remplacer par ces normes-Système dont la vertu et la réussite sont partout éclatantes. C’est donc bien une agression culturelle qui porte sur des conceptions inconciliables de civilisation, avec le Système portant partout son action de déstructuration et de dissolution… Le résultat net est, bien entendu, de plus en plus celui de l’autodestruction du Système (succédant à sa surpuissance) puisque, comme dans le cas présent pris comme exemple, poussant à une rupture avec l’Egypte, une radicalisation anti-US et anti-israélienne de la politique égyptienne, une réaction antagoniste contre les normes occidentalistes à prévoir au niveau culturel de la civilisation. (Cela rassurera-t-il Claude Guéant ? On verra, selon les résultats des présidentielles françaises.) Tout cela laisse les libéraux pro-occidentalistes égyptiens bien isolés, avec leurs principes des Lumières baignées à l’eau du Nil.

La cerise sur le gâteau (le bloc BAO en a plein dans son sac) est bien entendu que les Frères Musulmans, qui mènent désormais la bataille de la rupture et de la radicalisation de la politique anti-US et anti-israélienne, ont longtemps été soutenus par un financement de la CIA. Il ne faut pas s’en choquer particulièrement ; qui, dans ces pays sous protectorat américaniste n’a pas été subventionné par la CIA, dans tous les sens et de toutes les façons ? Pour le reste, cela suggère une appréciation instructive de la nouvelle politique du bloc BAO qui est de favoriser de plus en plus les courants islamistes dans les pays déstabilisés de la chaîne crisique arabe, avec le calcul charmant d’ingénuité, et de masses de dollars, que ces courants vont s’occidentaliser et entrer dans les normes-Système. De la surpuissance à l’autodestruction, – il faudrait en faire une devise ou une chanson…


Mis en ligne le 17 février 2012 à 09H15