Eléments de la “crise centrale”

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Eléments de la “crise centrale”

14 novembre 2009 — Nous devons à deux lecteurs, Laurent Caillette et “Geo” – que nous remercions évidemment et chaleureusement – de nous avoir fourni deux références qui vont nous servir pour appuyer et développer un commentaire sur ce que nous estimons être de plus en plus l’orientation des événements, vers ce que nous estimons être la “crise centrale” du système de l’américanisme, avec des répercussions fondamentale sur notre civilisation.

(Nous hésitions entre les expressions de “crise finale” du système et “crise centrale”. Nous avons choisi la seconde pour ménager une continuité prospective, car nous pensons que la crise du coeur de ce système ne sera elle-même qu’une étape, même si d’une importance considérable. Nous rappelons notre conviction que nous nous trouvons dans un temps historique caractérisée par une “structure crisique” où tout événement devient crise par processus automatique imposé par la pression de l’Histoire; “structure crisique” dominée par la perspective de crises eschatologiques, par définition hors du contrôle humain et du système par conséquent.)

Dans cette perspective, 9/11 et 9/15 ne sont que des étapes d’une importance conjoncturelle, et nullement structurelle, des chaînons d’une chaîne dont le terme temporaire, le terme de la séquence, est cette “crise centrale”. Elle-même, cette “crise centrale”, ne serait par conséquent qu’une rupture, même si elle est essentielle, n’anticipant en rien par sa forme et ses caractéristiques sur ce qui doit suivre et, surtout, n’interrompant pas le processus de désagrégation de notre civilisation.

• La première référence fournies par Laurent Caillette est une interview de Time Magazine du 22 juillet 2009 sur la psychologie de Wall Street, bien entendu toujours d’actualité. On peut trouver une présentation et des extraits du texte par Laurent Caillette dans un Forum du 11 novembre 2009.

Nous rappelons deux réponses de cette interview donnée par Karen Ho, une anthropologue qui a travaillé à Wall Street. Elle observe le type humain de cette “société” de Wall Street comme une sorte de condensé très puissant de la société US telle qu’elle s’est transformée ces 30 dernières années, et nullement comme une aberration par rapport au reste de la société US. («But I think one of the key reasons why the culture of Wall Street has not changed is precisely because we — as in most Americans — are so tied up in it. […] Wall Street's values have reached out to so many corners of people's daily lives that actually changing the system means everyone has to change.») Notre intérêt va évidemment à la dimension psychologique de ces observations. Dans ces réponses, on voit se dessiner nettement l’appréciation du type humain de Wall Street pour la situation de l’emploi, avec la démarche absolument déstructurante de liquidation systématique et considérée comme vertueuse de la stabilité et de la sécurité. Nous nous intéressons aux implications psychologiques de ces appréciations.

«I mean that there's constant job insecurity, constant downsizing, constant restructuring, a constant need to retrain to have an adaptable skill set and be flexible. In a sense, job security and stability have been liquidated.»[…]

«…These [Wall Street] firms sit at the nexus — they are the financial advisers and sources of expertise to major U.S. corporations and institutional investors — and from this highly empowered middle-man role, what they say has a lot of influence. The model that came to be dominant in the 1980s was one of constant change. The idea is that there's a lot of dead wood out there and people should be constantly moving, in lockstep with the market. If a company isn't constantly restructuring and changing, then it's stagnant and inefficient, a big lumbering brick.» […]

«What a lot of folks don't realize is there are tons of layoffs on Wall Street even during a boom. What they value is not worker stability but constant market simultaneity. If mortgages aren't the best thing, it's, “Let's get rid of the mortgage desk and we'll hire them back in a year.” People were working a hundred hours a week, but constantly talking about job insecurity. Wall Street bankers understand that they are liquid people. It's part of their culture. I had bankers telling me, “I might not be at my job next year so I'm going to make sure to get the biggest bonus possible.” I had bankers who advised the AOL–Time Warner merger saying, “Oh, gosh, this might not work out, but I probably won't be here when it doesn't work out.” I looked at them like, “What?” Their temporality is truncated.»

• La seconde référence est une analyse de Jacques Sapir sur le traité SUCRE, ou Système Unifié de Compensation (regroupant cinq pays d’Amérique Latine: Bolivie, Cuba, Equateur, Nicaragua et Venezuela), publié le 9 novembre 2009. Là aussi, présentation et extraits du texte par “Geo” le 14 novembre 2009.

Nous empruntons les trois derniers paragraphes de conclusion à cette étude de Sapir. Notre lecteur “Geo”, lui, donne d’autres extraits du texte dans le message cité.

«Par son ampleur potentielle, et par la complémentarité de ses organismes, ce traité constitue très certainement l’une des plus grandes avancées de ces vingt dernières années. Il constitue une réponse à la fois pertinente et radicale à la crise telle qu’elle est vécue par les pays du tiers-monde, et de ce point de vue pourrait à l’évidence servir d’exemple dans d’autres régions du monde. Il pourrait venir aussi s’articuler avec d’autres projets, qui par nature sont un peu différents, que sont les tentatives pour constituer le Rouble et le Yuan en monnaies régionales de réserves.

»La situation actuelle se prête bien en fait à l’émergence de monnaies régionales comme substitut au Dollar, et dans l’attente d’une réforme plus globale du système monétaire international. Ainsi, la Chine comme la Russie ont fait une proposition en ce sens lors de la réunion du G-20 du mois d’avril dernier. Cette proposition, la transformation des Droits de Tirage Spéciaux en une monnaie internationale, se heurte à l’opposition américaine ainsi qu’à la structure du FMI. Il est cependant clair qu’elle va dans la bonne direction à la condition qu’elle ne serve pas uniquement de moyen de crédit aux Etats-Unis. Néanmoins, elle est inapplicable pour l’instant et il faut penser à des solutions intermédiaires.

»En attendant donc qu’un nouveau système monétaire puisse émerger de la crise actuelle, c’est par des initiatives régionales appelées à se coordonner, que l’on peut espérer mettre en place des morceaux de solution. De ce point de vue, l’initiative du SUCRE, qui est appelée à s’élargir et à trouver des alliés dans des systèmes de monnaies régionales propose tout à la fois une solution viable pour les pays qui en sont membres et une solution en réalité coopérative à l’égard des autres pays. Elle montre que la constitution de zones régionales monétaires n’est pas nécessairement synonyme de guerre des monnaies, avec toutes les conséquences négatives qu’une telle solution comporte.»

L’intérêt de la confrontation des deux textes et d’intégrer le facteur psychologique et le facteur économico-monétaire pour développer une prospective, ou confirmer une prospective pour notre part, qui est celle d’interdire tout espoir d’arrangement pour une réforme, ou une réforme radicale du système de l’américanisme, en l’occurrence dans sa projection extérieure extrême qu’est le dollar. La prospective est effectivement celle de la rupture.

La pathologie-devenue-psychologie et le dollar

@PAYANT Ce que nous indique le premier texte sur Wall Street c’est le constat que ce qui était au départ une “nervosité américaniste” puis une maladie nerveuse (une pathologie) est devenue une psychologie générale. On ne peut soigner une pathologie de la psychologie lorsque cette pathologie est devenue elle-même la psychologie; si elle produit des pathologies secondaires (chronologiquement) telles que la schizophrénie et la paranoïa, celles-ci ne sont considérées par le sujet que comme des prolongements logiques et justifiées de la pathologie-devenue-psychologie et magnifiées comme telles (“schizophrénie et paranoïa”, c’est-à-dire l’exceptionnalisme américaniste, l’inculpabilité de la psychologie américaniste, la guerre contre la terreur, le Bien contre le Mal et l’on en passe une ribambelle).

Dans ce domaine de la pathologie-devenue-psychologie, nous nous référons à notre fameux docteur Beard, qui identifia en 1879 la neurasthénie et la définit comme “la maladie américaine”. Patrick di Mascio, qui présentait ces extraits (sans le texte référencé) pour illustrer ce qu’il nomme “le Moment Beard”, expliquait: «Dans un second temps, Beard radicalise une idée qui était déjà très présente dans son premier livre: la neurasthénie est une sorte de spécialité américaine. Bien sûr, on la rencontre ailleurs, et les Américains peuvent souffrir d'autre chose que de neurasthénie. Mais l'Amérique permet une rencontre détonnante entre tous les ingrédients de l'affection.»

Beard, lui, écrit: «La nervosité américaine est le produit de la civilisation américaine […] Notre immunité contre la nervosité et les maladies nerveuses, nous l'avons sacrifiée à la civilisation. En effet, nous ne pouvons pas avoir la civilisation et tout le reste; dans notre marche en avant, nous perdons de vue, et perdons en effet, la région que nous avons traversée» Il s’agit donc de constater, plus simplement mais plus largement, que l’américanisme est l’avancée de la modernité que seule l’Amérique applique absolument et intégralement, notamment parce qu’elle est privée de racines historiques, et que cette situation la conduit par réflexe de survie (celui qui n’a pas de racines doit avancer sous peine de mourir) à lancer constamment une attaque déstructurante contre les groupes et nations historiquement enracinés. Son rythme de vie se caractérise par une intense énergie entraînant un mouvement en une constante accélération qui supprime, à mesure, de plus en plus les références, spatiales, temporelles, culturelles; ce mouvement a pour effet de “désosser” littéralement la psychologie, de la déstructurer jusqu’à la rendre malléable et transformable à volonté.

Nous sommes au terme du voyage et au terme de la transmutation psychologique. Avec la psychologie du Wall Street postmoderniste telle qu’elle nous est présentée, la psychologie-devenue pathologie, la “perte de références” n’est certainement plus un mal, éventuellement inévitable, ou un fardeau; elle est devenue une vertu nécessaire, vitale; ce n’est plus une cause de pathologie nerveuse mais l’aliment même de la pathologie-devenue-psychologie, cette sorte de “nouvelle psychologie”. Wall Street en tant qu’expression extrême de l’américanisme représente bien la crise de la modernité portée à l’extrême de la pathologie installée et considérée comme normalité. On ne soigne pas une psychologie qui n’est pas (plus) une pathologie, au contraire on entretient une psychologie devenue normalité nouvelle en devenant une pathologie. On ne soigne pas Wall Street qui s’est effondré, au contraire on redresse Wall Street en niant absolument qu’une pathologie soit la cause de son effondrement puisqu’il n’y a pas de pathologie… De ce point de vue, l’Amérique post-9/15 est coincée dans une insupportable contradiction: placée devant le scandale de l’enrichissement deux fois frauduleux et deux fois parasitaire (une fois pour conduire à la crise, une seconde fois pour l’en sortir), tout cela nourrissant une crise économique nommée ironiquement “joblesse recovery” qui inflige au citoyen une immense souffrance. Mais Wall Street n’a fait qu’appliquer la logique de sa psychologie-devenue pathologie, marque de l’américanisme auquel se réfère le citoyen américains et qui lui-même imprègne la psychologie de ce citoyen. Wall Street est l’ennemi et l’escroc, mais il est aussi chacun d’entre les Américains…

L’autre domaine envisagé plus haut concerne le dollar, qui participe lui aussi de cette pathologie-devenue-psychologie. Il a été installé là où il trône avec des moyens qui relève de la piraterie et du crime organisé, selon l’habitude américaniste, et proclamé comme “monnaie de référence” vertueuse par essence. La aussi l’anormalité (pathologie de l’activité illicite et gangstérisme) est devenue normalité vertueuse (comme la pathologie devenue psychologie). La psychologie-devenue-pathologie ne peut songer un instant à participer volontairement, consciemment, à la destruction, même dans la mesure la plus restreinte, de l’anormalité devenue normalité vertueuse. Par conséquent, aucune entente, aucun arrangement ne sont possibles avec les USA, ancrés non dans une politique du dollar-maître du monde, ni même dans une conviction élaborée, toutes ces choses qui pourraient évoluer sous la pression des événements, mais dans une représentation irréfutable de réalité du dollar-maître du monde. Il y a effectivement de la vertu dans cette démarche : en refusant d’abaisser le dollar (au sens de l'abaissement de sa puissance regnante), les USA sont persuadés de défendre toutes les valeurs de la civilisation, et de nous défendre nous-mêmes contre nous-mêmes – nous-mêmes, citoyens non-US, qui ne comprenons pas cette vertu substantielle du dollar.

Ce que nous décrit Sapir est effectivement une réaction contre cette position supposée inexpugnable du dollar, alors que tout le monde demande sa destitution. En liant les deux éléments (la psychologie et le dollar), on comprend que les Américains ne céderont jamais sur le dollar, par compromis, arrangement, etc. Sapir a raison d’observer que le traité SUCRE «montre que la constitution de zones régionales monétaires n’est pas nécessairement synonyme de guerre des monnaies» – sauf que cette remarque ne vaut pas, à notre sens, pour le dollar.

Le monde sans les USA est parfaitement capable de s’organiser sans affrontement parce qu’il a, par instinct et dans l’esprit, répudié l’“idéal de puissance” qui caractérise cette marche déstructurante de l’américanisme. L’américanisme, lui, est insensible à cette approche. Son comportement est dicté par la pathologie-devenue-psychologique et aucun argument ne le fera céder parce qu’il n’a pas une psychologie qui ait la capacité de faire naître un jugement dans ce sens. Ce n’est pas une question d’intelligence, ni de logique, ni de rien de cette sorte; ce sont les “matériaux” de base constitutifs de la pensée qui sont différents. Le statut du dollar conduira tôt ou tard à un affrontement avec le reste, car si, dans l'hypothèse extrême où tout le reste s’organise sans le dollar, l’américanisme considérera cela comme un casus belli. (Nous parlons ici du dollar par rapport à cette pathologie-devenue- psychologie, mais nous pourrions parler d'autres activités de l'américanisme, comme la politique belliciste, l'ignorance de la souveraineté des autres, la culture de la communication comme le cinéma constamment en état de guerre d'influence agressive. La pathologie-devenue-psychologie est un facteur central constant.) C’est pour cette raison, également, de l'inévitable affrontement que nous considérons que la seule solution aux moindres risques pour en venir à l’inévitable “crise centrale” est la dislocation des USA avec la dissolution de l’American Dream qui, seuls, formeraient un événement assez fort pour disloquer la pathologie-devenue-psychologie des USA.