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21364 août 2009 — Si le cœur nous en dit, nous pourrions trouver cela ironique, de lire l’exclusivité de The Independent alors qu’une fois de plus retentissent les trompettes de la “reprise” (qui signale la sauvegarde temporaire à un coût épouvantable du système financier, sans garantie d'une amélioration de l'économie réelle). Le quotidien britannique a obtenu un entretien exclusif avec le Dr Fatih Birol, chef économiste à l’Agence Internationale de l’Energie. Message simple: la crise du pétrole arrive vite, très vite, beaucoup plus vite que prévu. C’est ce 3 août 2009, dans The Independent.
(Le même sujet est abordé dans le Financial Times, également avec des déclarations de Fatih Birol, le 3 août 2009, et dans l'édition papier du 4 août du quotidien.)
Selon The Independent: «The world is heading for a catastrophic energy crunch that could cripple a global economic recovery because most of the major oil fields in the world have passed their peak production, a leading energy economist has warned.
»Higher oil prices brought on by a rapid increase in demand and a stagnation, or even decline, in supply could blow any recovery off course, said Dr Fatih Birol, the chief economist at the respected International Energy Agency (IEA) in Paris, which is charged with the task of assessing future energy supplies by OECD countries.
»In an interview with The Independent, Dr Birol said that the public and many governments appeared to be oblivious to the fact that the oil on which modern civilisation depends is running out far faster than previously predicted and that global production is likely to peak in about 10 years – at least a decade earlier than most governments had estimated.
»But the first detailed assessment of more than 800 oil fields in the world, covering three quarters of global reserves, has found that most of the biggest fields have already peaked and that the rate of decline in oil production is now running at nearly twice the pace as calculated just two years ago. On top of this, there is a problem of chronic under-investment by oil-producing countries, a feature that is set to result in an “oil crunch” within the next five years which will jeopardise any hope of a recovery from the present global economic recession, he said.
»In a stark warning to Britain and the other Western powers, Dr Birol said that the market power of the very few oil-producing countries that hold substantial reserves of oil – mostly in the Middle East – would increase rapidly as the oil crisis begins to grip after 2010. “One day we will run out of oil, it is not today or tomorrow, but one day we will run out of oil and we have to leave oil before oil leaves us, and we have to prepare ourselves for that day,” Dr Birol said. “The earlier we start, the better, because all of our economic and social system is based on oil, so to change from that will take a lot of time and a lot of money and we should take this issue very seriously,” he said.»
Ecartons aussitôt la réaction immédiate, instantanée, inévitable, dans notre civilisation de la communication où tout le monde sait tout. Il y aura des contestations, des révélations, des précisions et des supputations dans tous les sens, pour mettre en doute ou en cause les prévisions exposées par le Dr. Birol et The Independent.
L’année dernière, quasiment à la même époque puisqu’il s’agissait de mai-juillet 2008, les prix du pétrole avaient déclenché une “crise du pétrole” où la manipulation, la spéculation, etc., avaient joué le plus grand rôle. Les arguments allaient dans tous les sens tandis que le prix du baril grimpait jusqu’autour de $150 avant de retomber de moitié en deux-trois semaines. On philosophait et on avertissait pour l'avenir. Puis on oublia puisque, un gros mois plus tard, le 15 septembre 2008, nous avions l’esprit occupé par la très considérable crise systémique de la finance mondiale.
Alors, que faire de l’exclusivité que le Dr. Birol a obligeamment fourni à The Independent? D’abord, observer qu’il s’agit d’une évaluation très relativiste, c’est-à-dire qui prend en compte divers facteurs de domaines différents.
• D’une part, Birol annonce que le “peak oil” fondamental (moment où le volume de production potentielle atteindra son sommet et commencera à décliner) est prévu par ses services pour autour de 2020, plutôt que 2030 comme l’estiment en général les services officiels de la plupart des gouvernements.
• Mais, d’autre part, il annonce qu’une évaluation d’à peu près 800 champs d’exploitation, couvrant les trois quarts des réserves mondiales identifiées, montre que la plupart de ces installations ont elles-mêmes dépassé leur point de production maximale et commencent à décliner. («The IEA estimates that the decline in oil production in existing fields is now running at 6.7 per cent a year compared to the 3.7 per cent decline it had estimated in 2007, which it now acknowledges to be wrong.»)
D’une façon générale, divers autres facteurs sont mis en avant, notamment l’absence d’investissement pour la modernisation des champs pétrolifères, et autres activités d’entretien et de développement. On peut imaginer combien la crise économique va accentuer cette tendance, avec des conditions générales de plus en plus serrées et contraignantes.
L’impression générale qui ressort de ces diverses indications est que le désordre s’installe, à l’image d’autres domaines de crise qui nous affectent. Il semble de plus en plus inutile de s’attarder à la question métaphysique par essence, si l’on peut dire, du type: “Quand cesserons-nous de disposer de pétrole?”, ou même “Quand la production commencera-t-elle à décliner d’une façon irréversible?”. Il s’agit d’un débat aussi inutile, type “querelle sur le sexe des anges”, que celui qui agite la question de la crise climatique (“Quelle est la part de responsabilité des activités humaines dans le changement climatique ?”).
Il faut séparer la question de la situation objective de la situation réelle dans notre époque et dans notre système, avec ses effets sur nos situations, du fait de nos crises diverses. Si nous vivions au XIVème siècle, la question de l’épuisement des ressources pétrolières n’aurait qu’une importance extrêmement anecdotique qui ne ferait même pas la joie des troubadours, et celle du changement de climat, à peine plus. Le grand problème concret de notre structure crisique, le point cathartique en réalité, est la tension extraordinaire, explosive, suscitée par la rencontre entre l’activité humaine actuelle et ses tendances d’une part, avec les nouvelles conditions “naturelles” qui se développent de plus en plus rapidement d’autre part. (C'est un constat, quelle que soit l'intensité de la corrélation entre les deux facteurs; notre conviction étant pourtant que cette corrélation est très grande, qu'elle est absolument décisive depuis deux siècles.) De ce point de vue, on peut dire que la “crise du pétrole” est déjà presque parmi nous, bien entendu comme beaucoup d’autres, et qu’elle ne nous quittera plus en ce sens qu’elle accompagnera le destin de notre système. C’est en effet le principal constat à retenir, de plus en plus pressant: le destin de notre système dépend de plus en plus des crises qui l’affectent, et de moins en moins d’une situation hypothétique de fonctionnement “normal”, dont le retour ne cesse de paraître chaque jour plus improbable, jusqu’à relever de la plus haute fantaisie spéculative. C’est ce que nous nommons “notre structure crisique”.
Il est difficile de trouver une situation plus descriptive du piège dans lequel se débat le système. D’un côté, une poussée massive pour une “reprise économique” qui, d’une façon ou l’autre, signifie une consommation d’énergie, pétrole en tête, qu’on voudra nécessairement en augmentation; de l’autre côté, l’exploitation de la matière essentielle de cette consommation qui s’oriente elle-même vers le désordre par l’incertitude de plus en plus assurée, avec l’hypothèse grandissante devenue hypothèque de la chute de la disposition de cette matière, pour des raisons circonstancielles et structurelles à la fois. La prévision qui se dessine est à la mesure de ce verrouillage des perspectives, puisque la prévision prend d’abord en compte l’effet par avance de ces hypothèses, qui s’exerce sur les coûts économiques. (Birol: «It will be especially important because the global economy will still be very fragile, very vulnerable. Many people think there will be a recovery in a few years' time but it will be a slow recovery and a fragile recovery and we will have the risk that the recovery will be strangled with higher oil prices…»)
(Inutile d’ajouter en la précisant outre-mesure, parce que la chose est connue, les rapports également concurrentiels et prédateurs entre ces deux domaines, – “reprise économique” et crise du pétrole, – et la crise climatique dans le cadre général de la destruction massive de l’environnement, régulièrement alimentée et aggravée par les activités industrielles humaines. Cela fait partie également du réseau général, du maillage extrêmement serré de blocages et de verrouillages qui caractérise aujourd’hui notre situation générale.)
Le piège des situations objectivement concurrentielles, sinon prédatrices les unes des autres, se double du piège des politiques également concurrentielles et prédatrices. Birol recommande d’appréhender cette crise majeure en préparant une reconversion de l’économie hors du pétrole, – ce qui implique une coopération majeure, au niveau planétaire. Pendant ce temps, cette même raréfaction des sources de production d’énergie n’a comme effet que l’exacerbation des concurrences prédatrices entre les puissances, pour s’assurer de ces sources de production. De toutes les façons et dans tous les cas, le cercle est complètement vicieux. Il témoigne que nous vivons effectivement dans un cadre relationnel déterminé par une structures crisique générale, où les crises ne sont plus, ni des accidents, ni des explosions, ni des moments cathartiques, mais constituent effectivement la structure même du monde. Cette structure n’étant plus accidentelle par définition, elle induit, justement par sa définition qui est d’ordre structurelle, la mise en cause du système dans son ensemble.
Nous plaidons constamment pour mettre en évidence l’importance essentielle du facteur psychologique dans la situation historique que nous traversons, et principalement la révolution psychologique qui consisterait à admettre que tous les fondements sur lesquels nous appuyons notre développement sont aujourd’hui en cause. L’année dernière, à propos de la crise plus ou moins spéculative du pétrole, nous développions cet argument de l’importance de la psychologie des dirigeants. Cette révolution psychologique impliquerait la prise de conscience que la question de la situation du monde résultant des événements non contrôlés par l’homme (eschatologiques), que subit désormais notre civilisation, a désormais très largement supplanté la question du pouvoir sur le monde, qui prétend conduire notre civilisation; en d’autres termes, les événements hors de notre contrôle sont désormais d’une puissance infiniment supérieure à tout ce que notre contrôle sur les choses peut rassembler et animer en fait de puissance.
Notre appréciation à ce point serait nécessairement paradoxale. Il serait d’avancer que ce dont nous avons le plus besoin, c’est d’une succession de crises; c’est-à-dire, pour le cas qui nous occupe (mais il y en a d’autres possibles), qu’une crise du prix du pétrole, provoquée par telle ou telle cause, surgisse rapidement pour faire mesurer combien la réparation absolument illusoire et évidemment temporaire de notre système (financier, pour le cas le plus proche, avec l’économie cahin-caha derrière) conduit, par le fait même de la réparation, dans une autre impasse tout aussi contraignante. Seule une succession de chocs psychologiques illustrant l’incapacité où nous nous trouvons d’échapper à l’encerclement des crises, peut faire avancer la perception révolutionnaire de l’existence de cette structure crisique et, par conséquent, du caractère absolument destructeur et toxique du système, – quoi qu’on fasse à l’intérieur du cadre où il évolue..
Il existe une progression psychologique déjà en cours. La crise 9/15 a constitué un excellent “exercice” à cet égard. Pendant deux à trois mois, de septembre à décembre 2008, il s’est répété, il s’est clamé que le système général libéral et américaniste, financier et économique, était non pas dépassé ou inefficace, mais dangereux, – c'est-à-dire mortel au terme de cette logique implacable, – par ses déséquilibres et son caractère déstructurant, donc que sa crise avait effectivement une ampleur absolument systémique. Ce sont des événements psychologiques qui laissent des traces, qui modifient la perception. L’état d’esprit qui accueillerait une nouvelle “crise du pétrole”, avec une perception renouvelée des limites de cette ressource, serait notablement différent de ce qu’il était il y a quatorze mois.
La bataille qui est en train d’être livrée aujourd’hui est plus que jamais la bataille de la réalité contre notre construction systémique. Le fait nous paraît avéré après 9/15, qui a constitué un événement majeur de mise à nu, non de la crise du système, mais de la structure crisique qu’a créé le système, engendrant par conséquent un enjeu radical, avec une alternative de plus en plus radicalisé. A mesure que les crises se signalent, s’imposent avec leur tension, le terme alternatif à la poursuite du système devient de plus en plus la destruction complète du système. Il est inutile de demander comment se ferait cette destruction et pour quelle nouvelle situation, car nul n’est en mesure de répondre à de telles questions si audacieuses; le bouleversement impliqué par une telle destruction amènerait de telles modifications, autant de perception que de situation, que toutes les hypothèses pour la suite, conçues avant cette destruction, seraient absolument obsolètes. Pour l’instant, nous subissons les événements et notre seule utilité est d’en mesurer l’importance, l’intensité et la signification, et de tenter de les commenter à mesure, et de tenter ainsi d'éveiller les psychologies à cette réalité.
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