Et un “perfect storm” de plus, un…

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Et un “perfect storm” de plus, un…

13 août 2009 — Une de nos idées centrales est que s’est désormais installé un phénomène étonnant, remarquable, dans les affaires fondamentales du monde (c’est-à-dire du système), que nous nommons “structure crisique”. Son développement est plein de vigueur.

Par ailleurs, la structure crisique étant par définition structurelle, rien d’étonnant à ce que toutes les activités essentielles du système soient touchées, chacune à leur tour, ou bien simultanément c'est selon, sans que nulle de ces crises ainsi activées ne se résolve. Attachons-nous à ce que nous pourrions appeler “la crise du jour”, un peu comme les restaurants affichent le plat du jour. Ne comptez pas sur la grande presse démocratique, ou presse-Pravda, pour vous entretenir là-dessus, elle est bien trop occupée aux choses essentielles, – outre les bouchons sur les autoroutes, les droits de l’homme dans les tribunaux iraniens et la défense de la représentation démocratique, Saakachvili en tête, de la petite Géorgie face à l’ogre russe.

Ce dont nous voulons vous parler, c’est d’un éditorial de Aviation Week & Space Technology (AW&ST) du 10 août 2009 (accès payant). Comme l’on sait, AW&ST, c’est du sérieux, qui ne s’attarde pas trop aux questions métaphysiques, droits de l’homme, humeurs diverses du président géorgien, ni même aux bouchons autoroutiers. La revue veille à la bonne marche du monde aérospatial et de la défense aux USA, cette industrie qu'Al Gore avait définie, en 1996, du temps de sa vice-présidence, comme les “crown jewels” de la puissance technologique et industrielle US.

En effet, ce 10 août 2009, AW&ST ne fait pas dans la nuance en fait de pessimisme eschatologique, – on croirait lire dedefensa.org…. Le titre de la version papier de l’édito est : «Aerospace Perfect Storm»; le titre sur le site est: «Aerospace Industry Needs A Marshall Plan Of Its Own.»… Au choix. (Pour “perfect storm”, le sens de l’expression est connu: quand toutes les conditions météorologiques sont réunies pour faire de l’ouragan qui se prépare un événement météorologique d’une puissance exceptionnelle; image utilisée pour les crises humaines qui se succèdent…)

Pour avoir une idée, voici le paragraphe de conclusion:

«What’s needed is the equivalent of an industry-wide Marshall Plan, in partnership with the government, that develops solutions to such complex challenges as outdated export control laws, comprehensive acquisition reform, attracting younger technical talent and renewing the industry’s commitment to technology innovation. Hard as it may be to accept, U.S. aerospace is facing what amounts to a perfect storm that could be transformational. An appropriate industry-wide response can’t begin soon enough.»

Que se passe-t-il? Eh bien tout va mal et, en un sens, il semblerait que tout le monde s’en fout. Sans rire ni retenir son porte-plume, l’éditorial envisage simplement que l’industrie aérospatiale US connaisse le même sort que l’industrie automobile US («…following in the footsteps of, say, the automotive companies»).

Est-ce bien sérieux? N’est-ce pas un peu … ridicule (ludicrous) d’affirmer cela, alors qu'il paraît si évident que cette industrie manifeste chaque jour sa puissance? Et puis, hein, “too big to fail/to fell”...

«To many U.S. aerospace professionals, such a prospect may seem ludicrous. Nonetheless, about 60 industry leaders gathered late last month to ponder this and other weighty questions, and justifiably so.

»The U.S.’s market share in helicopters, civil aircraft, launch vehicles and jet engines has plummeted by more than 50% in the last 40 years. At the same time, government-backed competitors in technology-intensive countries—once rejected in cavalier fashion, as in the case of Boeing’s dismissive attitude toward Airbus—are emerging into full view.

»On Wall Street, the stature of aerospace has been on a downward glide slope for years. While profitable and generating a lot of cash, it now accounts for just 1.8% of the S&P 500 market capitalization, versus nearly 9% in the 1970s—which means institutional investors can afford to all but ignore the sector. As former Wall Street analyst Wolfgang Demisch told the gathering, “To the extent that industry strategy has been driven by the mantra of shareholder value, it appears to be of limited effectiveness.”

»Program performance remains a systemic weakness, and corporate cultures that discourage rather than encourage risk-taking and innovation are pervasive throughout the U.S. industry, due in no small measure to the growing orientation around financial versus engineering managers. (Could that have something to do with the fact that the industry is finding it difficult to attract and retain the best and brightest in the most critical engineering disciplines?)

»Meanwhile, aerospace is facing a precipitous drop in Defense Dept. investment in research, development, test and engineering…»

Le problème, finalement, c’est qu’on ne voit pas où est le problème, un peu comme dans le cas du JSF, – bon exemple, n’est-ce pas, – où l’on ne peut que constater, sans comprendre, la marche inéluctable vers la catastrophe. Bon, il y aura certainement des suggestions, des explications savantes, des démonstrations d'échelle coulissante, des thèses et anathèmes, des théories et autres complots, – mais non, pour les esprits simples et directs, c’est bien là le phénomène: la structure crisique qui monte, comme une inexorable marée, et qui enveloppe tout, – sans, vraiment, qu’on puisse expliquer le phénomène dans sa structuration propre et dans ses conséquences diverses.

L’esprit de la crise ou la crise de l’esprit?

Notre appréciation est que cet éditorial concerne plus l’avenir hypothétique que le présent, – on veut dire, plus l’inconnu des choses à venir, même dans les mois qui viennent, que ce qui forme d’ores et déjà ce qui serait “la crise de l’industrie aérospatiale US”, ou les prémisses de cette crise. Il y a dans ce texte une sorte d’avertissement qui tient à l’esprit des choses plus qu’aux indications, au reste assez vagues, qui sont données. Il est vrai, découvre-t-on alors que la chose devrait être du domaine de l’évidence, que l’industrie aérospatiale US se trouve aujourd’hui sur une corde raide, avec à l’un des bouts la situation des capacités de création et de production de Boeing, avec notamment l’affaire du 787 Dreamliner, et de l’autre côté, la situation de Lockheed Martin (LM) avec l’affaire du JSF, dont on connaît suffisamment l’enjeu et les tourments. (Boeing et LM formant les deux piliers de cette industrie.) Ajoutez-y quelques à-côtés goûteux comme la situation de l’USAF ou l’extraordinaire lenteur avec laquelle nul ne se presse pour relancer la soi-disant urgentissime affaire du remplacement des ravitailleurs en vol KC-135 (Boeing ou Airbus, ou Boeing et Airbus?), – lancée depuis... 2001.

Cette “crise” signalée à grands cris par AW&ST ne peut non plus être séparée de son contexte, on le comprend. Il s’agit de la crise générale qui frappe les USA, le système général, les structures mêmes de la civilisation occidentaliste, etc. Il s’agit bien d’une émanation “sectorielle” de la structure crisique dont nous parlons. Mais quel “secteur”! Là est, bien entendu, une bonne part de l’importance du propos.

Le complexe militaro-industriel est l’un des principaux piliers de la puissance US, d’une importance au moins égale à Wall Street, au dollar ou à l’“industrie de communication” dispensant l’influence de l’américanisme. Dans ce pilier, l’industrie aérospatiale, qui inclut l’industrie de défense dans sa totalité, constitue la source même de la puissance technologique du domaine, ce qui soutient la substance même de la puissance à la fois matérielle et symbolique des USA, – et le reste, derrière. Envisager pour cette industrie le sort de l’industrie automobile, c’est envisager l’apocalypse pour la substance concrète de cette puissance.

Il semble bien que l’imagination commence à prendre le pouvoir, pour ce qui est d’envisager le pire... Ce qui forme la dimension absolument tragique du constat de AW&ST, c’est bien entendu qu’on perçoit de moins en moins la voie qu’il faut emprunter pour parvenir à une issue et, au-delà, s’il y a une issue. Evoquer ce point comme une question fondamentale, – y a-t-il une issue ? – c’est bien entendu y répondre, on sait dans quel sens.

Toutes les récentes expériences ou les expériences en cours de cette industrie, – le F-22, le 787, la question des ravitailleurs de l’USAF, l’A400 en Europe, le JSF bien sûr, – tout cela montre que se pose aujourd’hui un problème structurel d’une dimension formidable dans la principale et la plus symbolique activité impliquant l’intégration concrète et opérationnelle des technologies avancées. Il s’agit de la dimension même de la civilisation technologique, aussi bien du point de vue du sens (ce qui ne préoccupe pas trop AW&ST, certes) que du point de vue très pratique de l’opérationnalité de la chose dans la réalité, qui est en cause. A cette lumière, l’évocation de la nécessité d’un “industry-wide Marshall Plan” sonne fort pathétique; d’autre part, dira-t-on aussitôt, que voulez-vous qu’ils suggèrent d’autre? Là est bien le nœud de la crise, de toutes les crises.

La caractéristique de ce temps décidément eschatologique, c’est que toutes les puissances disponibles sont en crise systémique et substantielle complète. A l’autre bout de la crise, loin de cette question du sens que personne ne veut vraiment aborder, il y a la crise de tous les moyens de la puissance. Tous les programmes colossaux, les “too big to fail/to fall”, sont noyés sous des montagnes de ce qui constitue le sang de cette civilisation: l’argent; et plus on les couvre d’argent, plus les blocages et les impasses s’aggravent. Le fait même de l’intégration de la civilisation de la technologie semble au terme de son voyage, puisque les tombereaux de $milliards déversés sur elle, alors que les structures du dollar tremblent sur leurs bases, ne parviennent qu’à encalminer les impasses dans un labyrinthe de bureaucraties et de dysfonctionnements. Littéralement, nous arrivons dans un domaine inexploré où nous ne pouvons plus mettre en état de fonctionnement utile ce qui fait le fondement de cette civilisation; sa puissance énorme semble avoir franchi son pic d’application efficace pour entrer dans la pente crépusculaire de l’inefficacité et de l’impuissance structurelles, rendant désormais affreux et insupportable son absence de sens qui est son autre caractéristique. C’est l’agonie du point d’application de notre conception de la civilisation, ce que les Russes nomment “technologisme”, qui se dessine.

L’édito de AW&ST est d’autant plus frappant, effrayant et singulier à la fois, qu’il constate une crise, qu’il la définit comme fondamentale, et qu’en même temps ses arguments pour un tel constat sont très faiblards et les solutions proposées une rengaine usée d’autres temps où l’on croyait encore à la chose. C’est donc l’“esprit de la crise” qui le caractérise, cette sensation diffuse de l’inéluctabilité de la crise générale. La psychologie, elle aussi, bien sûr, elle plus que tout désormais, est touchée par la structure crisique. Nous sommes désormais dans un domaine de la psychologie où plus rien ne peut être envisagé qui ne soit pas une crise, qui ne soit pas la branche spécifique en crise du problème examiné, renvoyant à la structure crisique dont nous parlons, – et l’esprit par conséquent est touché, l’“esprit de la crise“ traduisant évidemment la crise de l’esprit. (La crise de l’esprit, titre de la réflexion de Valéry publiée le 11 avril 1919 et commençant par la phrase fameuse “We civilizations now know that we are mortal…», – exactement dans le texte, puisque publié originellement en anglais, dans la revue londonienne The Athenaeum.)

Si nous signalons cet éditorial de AW&ST, c’est d’abord parce que, vraiment, ce “secteur” (aérospatiale et défense) constitue le noyau pur et dur de toute notre conception du monde et de notre civilisation au stade où elle en est arrivée. Par conséquent, tout cela a l’allure de la dynamique dévastatrice d’une implacable logique de l’Histoire en marche.