Et voici le JSF-bullshit

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Et voici le JSF-bullshit

21 février 2009 — Les débats, contestations, mises en cause et nervosités diverses montent et s'accumulent, se nourrissent et s’entretiennent, et prolifèrent désormais autour du JSF, et nous en faisons nos choux gras avec régularité. Cette fois, c’est une chose plus intrigante lorsqu’on la considère à la lumière des informations habituelles; son intérêt est qu’elle rencontre une vision que nous avons déjà exposée souvent; les choux gras sont, dans ce cas, assaisonnés en haut de gamme.

Il s’agit d’un article mis en ligne le 19 février, sur le site DefPro, pour Defence Profesionnal. Il s’agit d’un site allemand mais de facture et d’édition très internationales, très ouvert sur la publication d’articles professionnels sur l’armement et la défense, écrits par des professionnels de ces domaines. L’auteur de l'article est Peter Goon, qui publie en général sur le site Air Power Australia, un site actuellement très souvent référencé pour les questions d’évaluation du JSF, du F-22, etc., renvoyant au très vif débat en cours en Australie à propos de l’achat du JSF.

L’idée fondamentale de Goon, si nous comprenons bien, est que le JSF est un programme qui n’a rien à voir avec la réalité, qui a créé sa réalité propre, indifférente à la réalité courante. Cette idée est définie par un concept développé par le philosophe Harry G. Frankfurt, professeur à l’université de Princeton; il s’agit du concept dit “bullshit”, ou “bs” pour faire court, – ce mot d’argot US qui a de nombreuses traductions et synonymes argotiques, tournant autour de l’idée de “foutaise” et de “connerie” , – qui n’est certainement pas traduisible dans son sens exact par “merde de taureau” comme il serait tentant de faire, – quoique certains, profitant de notre inattention indulgente pour les vielles et hautes choses, aillent jusqu’à nous proposer stercore tauri

Ce qui nous passionne dans cette appréciation de DefPro/Goon, notamment et essentiellement parce que l’interprétation se rapproche évidemment de celle qu'on voit souvent développée sur notre site (le JSF, programme “virtualiste”, “too big to failà l'image d'une banque Lehman Brothers ou Citigroup, etc.), c’est de définir implicitement le JSF essentiellement selon deux caractères.

• Il s’agit d’un programme faussaire, pour lequel a été inventée et est entretenue une réalité spécifique (“bullshit”), sans rapport avec notre réalité commune; et une réalité spécifique, que nous dirions évidemment “virtualiste” par référence au terme que nous employons régulièrement (“virtualisme”) pour qualifier nombre de situations de notre époque et notamment le programme JSF, qui est évidemment complètement indifférente à “notre réalité courante”. Ceux qui tentent de savoir quelle est la réalité objective du JSF, ou ce qui s'en rapproche, se heurtent littéralement à un mur, dont la solidité est fonction de l’extrême puissance que représente la collusion entre les services de marketing de Lockheed Martin (LM) et le bureau du JSF (JSF Programm Office, ou JPO) au Pentagone. Ce mur serait qualifié, en référence au texte cité et à la définition du concept “bullshit”, de “mur de l’indifférence”; nous le qualifierions, en fonction de la définition de notre “virtualisme” de “mur de l’inconnaissance par volonté d’indifférence”, – qui implique une certaine volonté, une certaine conviction.

• Il s’agit d’une construction semblable à celle du système financier en cours d’effondrement (ce que l’auteur Peter Goon nomme GFC et WEC, pour Global Financial Crisis et World Economic Crisis); c’est-à-dire une énorme masse (le coût officiel actuel du JSF est de $298 milliards mais son coût réel, tel que le définit le GAO, devrait approcher, voire dépasser les $340 milliards), qui serait menacée d’écroulement à cause des pressions de la réalité exercées sur son irréalité, avec la conséquence directe de placer un certain nombre de forces aériennes devant une situation sans précédent d’absence d’avion de combat moderne, et des myriades de conséquences indirectes de diverses déstructurations majeures dans les domaines impliqués. Manifestement, Goon n’est pas optimiste à ce propos.

Voici un long extrait du texte en question (N.B. : “FUBAR” pour “Fucked Up Beyond All Repair”, – qui, nous semble-t-il, suggérerait de lui-même, traduction et signification, – quelque chose comme : une chose pourrie au-delà de toutes réparation possible… Quant au “B-word”, il s’agit du concept “bullshit”).

«Independent, detailed analyses of the Joint Strike Fighter (JSF) Program have raised very serious concerns. The total lack of substantive responses to resulting questions put to the various proponents of the Joint Strike Fighter around the world have led to these queries (examples of which are attached) being distilled down to the following very simple questions.

»Is the behaviour defined by Professor Frankfurt, and the attitudes/agendas that drive it, at the root of why the JSF Program has achieved such traction in the marketplace? This while the JSF commodity product is so disconnected from reality that repealing some Laws of Physics and Laws of Commerce will be the only way the jet will meet many of its proponents’ claims?

»Could this be the reason why standard risk assessments show there is quite a high probability this program will go down in history as the biggest aerospace and techno-strategic defence acquisition FUBAR, ever?

»Could the highly developed marketing strategies and new age management doctrines such as the Pentagon‘s much vaunted but mathematically unsupportable concept of CAIV (Cost As an Independent Variable) and its logic flawed implementation within the JSF Program actually have been a way of generating the alternate realities and comfortable fictions that are the tools of trade of “the B-word” artisans?

»Would it be possible the Goldilocks Pricing Strategy with its apples versus lemons comparison with the F-22A Raptor and the creation of a Prisoner‘s Dilemma as a follow on to the JSF Program‘s early capture of the political leaderships within the partner nations be additional means for reinforcing the easy going perceptions of these alternate realities?

»Independent costing and risks analyses based on data compiled well before the Global Financial Crisis (GFC) and its much larger, more rapacious offspring, the World Economic Crisis (WEC), strongly support answers in the affirmative to all such questions.

»Will the WEC now be used to explain away cost increases and delays in schedule which were already inherent in the program or even to justify more outlandish calls for additional funding and even more time to complete? Surely not, for a quite alarming and frightening reason.

»If the new US Administration is coerced by such behaviour, as „the B-word“ is designed to do, and ends up endorsing the JSF Program in its present form with its current and ongoing agendas like white anting all competition, including the F-22A Raptor, this program will likely make the WEC, itself another product of “the B-word”, look like a mere stumble [1].

»The WEC has brought into focus the serious consequences of sovereign financial risks materialising whereas “the B-word” that is the JSF Program will put at risk the very sovereignty of all the participant Nations, especially the US of A.

»However, the big difference with the WEC is that the resulting damages and effects will be very long term but limited to only one half of the globe; the now most practiced proliferators of “the B-word” itself – namely, the Western world.»

Une guerre de la communication

Le site où Peter Goon publie, Air Power Australia, est engagé depuis quelques années, surtout depuis quelques mois, dans une bataille féroce pour tenter d’éclairer le programme JSF de la pâle lumière de la réalité. (Cette bataille vient de loin, comme on peut le constater sur ce site, en recherchant le sigle “JSF”.) Comme on l’a dit, il y a en face un “mur d’indifférence” ou de “mur d’inconnaissance par volonté d’indifférence” pour cette réalité, ce que Goon définit dans l’action de la chose comme «[t]he total lack of substantive responses to resulting questions put to the various proponents of the Joint Strike Fighter around the world». La seule bataille que mène la paire LM-JPO est celle de maintenir à tout prix la cohésion et la puissance de l’univers-“bullshit” du JSF.

Jusqu’à récemment, l’information-standard, celle qui est acquise au système, a suivi les consignes sans rechigner, en illustrant le parcours des cent-fleurs de sa rhétorique. Aujourd’hui, elle commence à se sentir mal à l’aise, comme on se doute de quelque chose. Comme elle est conditionnée, peu courageuse et en générale très enfoncée dans sa soumission, elle se contente de mettre côte à côte telle et telle informations incroyablement divergentes, sans aller jusqu’à l’interrogation stupéfaite. Ainsi du site US et archi-standard Defense Industry Daily, le 19 février, qui aligne ces quelques lignes (à propos du coût des JSF promis à Israël):

«In an exclusive June 2006 interview, Israeli Air Force (IAF) chief procurement officer Brigadier-General Ze’ev Snir told Israel’s Globes publication that the F-35 Joint Strike Fighter was a key part of their IAF recapitalization plans, and that Israel intends to buy over 100 of the fighters to replace their F-16s over time. A 100-plane deal would cost at least $5 billion under Israel’s original estimates, and would involve the F-35A conventional take-off Air Force version. Snir added that: “The IAF would be happy to equip itself with 24 F-22s but the problem at this time is the US refusal to sell the plane, and its $200 million price tag.”

»Unfortunately, Israel’s September 2008 request for its first 75 F-35s would end up costing them an estimated $15 billion – or about $200 million per plane, in return for a fighter with poorer air-to-air performance, and less stealth.»

Plus, cette précision, confirmant le caractère étonnamment élastique, très “bullshit”, du prix du JSF: «On the other hand, Defense News quoted an official in the IDF General Staff as saying that ”it’s unbelievable, first it was $40 million to $50 million, and then they [the IAF] told us $70 million to $80 million. Now, we’re looking at nearly three times that amount, and who’s to say it won’t continue to climb?”»

Il faut du souffle pour saluer d’un “unfortunately”, et rien d’autre, le constat qu’on passe en deux ans de $5 milliards pour 100 avions à $15 milliards pour 75 avions, sans un seul mot d’explication officielle, sans une précision, sans un démenti, sans rien. (Et, bien entendu, sans savoir où est la vérité, – $5 milliards ou $15 milliards, 100 ou 75 bécanes qu’importe, – et s’il y a une vérité, si quelqu’un sait quelque chose de précis à ce propos, – ce que nous ne pensons pas.) Le “progrès” est dans ce que, aujourd’hui, l’on “ose” rapprocher les deux chiffres de trois ou quatre lignes, comme dans un clin d’œil suggérant au lecteur la question que le journaliste n’ose écrire; qu’on “ose” rappeler la parole d'un “officiel” qui proclame “unbelievable” cette valse des prix du JSF… Cette audace, quelque piètre qu’on puisse la juger, est néanmoins un signe des temps, un signe que “[t]he times they are a’changing”, comme dit la chanson révolutionnaire; cet ébranlement est largement commenté et expliqué par Peter Goon.

Effectivement, le JSF tremble sur ses bases, dont on sait qu’elles sont bien incertaines et fortement caoutchouteuses ces derniers temps. La nécessité de rencontrer la réalité se fait même sentir au cœur du Pentagone, entre les protecteurs du JSF et le secrétaire à la défense, les premiers obligés de rendre compte au second, tout en continuant à débiter le thème de la fable-“bullshit” de la chose dans un paragraphe du mémorandum cité («JSF is the most advanced fighter in the world in terms of signature, sensors, and combined delivery of air-to-air and air-to-ground modes», bla bla bla.). Il faut dire que même la “vérité officielle” commence à s’inquiéter.

L’intérêt central du texte de Goon, enfin, c’est de renforcer l’idée de type “tout ou rien” pour caractériser le programme JSF, idée que nous ne cessons de développer; l’idée que l’énorme programme JSF, doté d’une structure standard du système, à l’image du système financier, est effectivement menacé d’effondrement comme ce même système financier. Si une telle occurrence survient, le choc sera considérable et secouera tout le système industriel militaire occidental, avec des retombées politiques à mesure.

L’un des pans essentiels et la protection centrale de cette structure du JSF de ce type “tout ou rien”, c’est la carapace de communication qui a créé l’univers-“bullshit” du JSF. C’est cela qui tient l'ensemble, et notamment la confiance des troupeaux issus des bureaucraties militaires et industrielles occidentales, de leurs acolytes des groupes d’influence, tout cela nourrissant la faveur et le crédit du JSF. (Nous parlons effectivement de “confiance”; même les corrompus, qui sont légion dans ce troupeau, ont besoin de cet artefact psychologique pour leur cas, au moins pour éviter les angoisses d’une dépression naissante; la corruption commence par la corruption psychologique, qui est la pire de toutes.) Si la carapace se fendille fortement en faisant craindre l'éclatement, comme elle commence à faire, c’est la confiance qui est assiégée. On sait le résultat de cette sorte d’évolution, en observant celle des marchés, des banques et de tout le toutim.

Effectivement, la bataille fait rage. C’est une “guerre de la communication”, entre deux univers devenus mortellement antagonistes. On peut espérer, braves soldats de la réalité du monde, que Dieu, qui a l’œil de l’aigle, reconnaîtra les siens.