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869“Externaliser” … c’est jeter hors de l’entreprise ce qui n’est pas rentable. L’homme s’externalise aussi mais on préfère dire qu’il s’extériorise. L’étape suivante pourrait s’appeler exhibitionnisme.
Il y a peu, téléphoner était un acte discret. Effectué d’un lieu public, il ne concernait que le banal quotidien: rendez-vous remis, urgence, imprévu. Aujourd’hui le téléphoneur raconte urbi et orbi ses oublis, ses malheurs, ses bonheurs, expose avec joie son intérieur sur la place publique. Il affecte de croire que ça laisse indifférent les autres tout en les intéressant beaucoup puisque c’est Lui, son Moi à lui qui parle, son grand Moa bien plus précieux que tous les autres moa qui écoutent. Et tous font pareil avec cette fausse ingénuité et cet air scandalisé qu’ils vous ont quand on fait mine de s’intéresser à leurs conciliabules ou que notre regard, errant dans notre environnement immédiat, trébuche (par obligation car il n’y a que ça autour) sur le mignon écran plat que ces externateurs tiennent devant leur nez et caressent de leur gros pouce ou tapotent de leurs doigts mal soignés. Tous, cons usagés, cons caducs ou cons débutants externalisent sans pudeur leur sublime intérieur, comme si le monde extérieur, le monde des autres n’existait pas.
Le pauvre humain de ce début des années deux mille – et de toutes celles qui se précipitent furieusement à sa rencontre –, cogne de sa petite personne à la porte du Rien, n’a plus d’autre choix pour la conforter, que de la cracher à tout instant sur la scène collective. Tous et toutes s’affèrent, les toutes surtout dont l’agilité manuelle à presser les touches est supérieure à celle des grands singes préhistoriques que sont devenus les hommes. Leur handicap masculin éclate tous les jours davantage mais toutes et tous sont à la même enseigne pour ce qui est du dérisoire qui consiste à ne plus voir le monde mais à figer son regard, à faire pénitence, sur ce bout d’ écran liquide qui monopolise les attentions des Toustoutes. Le regard humain se fixe désormais sur l’objet du rêve, posé sur la paume de la main comme le saint sacrement. Même quand l’outil est muet, tous, mais surtout les toutoutes exhibent le trophée portable, le trésor précieux, la relique sainte, non au bout d’un bras ballant et détendu qui serait la preuve d’une coupable légèreté, mais d’un bras replié à hauteur de poitrine, à hauteur de cœur, pour que, si jamais l’écran venait à s’allumer, à montrer du message, la porteuse puisse voir immédiatement et répondre illico à ce m’as-tu vu. En effet, seuls les yeux de la porteuse peuvent agir, ses oreilles sont sourdes, bouchées qu’elles sont par des micros reliés à des fils qui aboutissent à une boite à musique tenue près de leur sexe. Ainsi les environs du monde, les visages congénères, les couleurs du ciel, des arbres, les lointains mirobolants, les merveilleux nuages qui passent là-bas et qui ont fait rêver tant d’enfants amoureux déjà à douze ans de la belle littérature, tant de futurs poètes ont disparu! Le Satan a trouvé enfin la solution valable pour les temps actuels : faire en sorte que l’être humain se concentre uniquement sur l’écran de sa misère. Ecran d’ordinateur à la maison et à l’école, écran de télé partout, écran de cinéma lorsque la publicité invite les foules à aller voir le dernier navet en trois dimensions sorti de l’Hollywood de la médiocrité ou du Bollywood du sentiment dégoulinant. Le principal c’est d’avoir l’écran, de faire écran à tout ce qui n’est pas écran et qui pourrait mettre en cause le Satan qui se love dans les cristaux liquides desdits écrans et fait de temps en temps un coucou à son client sans que celui-ci s’en aperçoive.
L’écran remplace le miroir de la sorcière. Il n’y a déjà plus autour de nous que sorcières et sorciers prêts à empoisonner la Blanche Neige. Dans le tram, dans la rue, ou faisant la queue pour tel ou tel évènement annoncé par l’Ecran, on les voit polir du pouce le dieu glacé avant de faire poucette comme le dit avec une tendresse mouillée un de nos philosophes. Avatar ultime du dieu: la tablette. Comme la surface est plus grande, les doigts branchés glissent sur le gâteau argenté qui leur est offert tandis que bourrus, veste cintrée, escarpins pointus aux pieds, ils se trémoussent sur leur siège TGV. La magie leur est quotidienne. Ce n’est plus «Je te touche et te guéris», c’est «je le touche et me guéris». Le thaumaturge, le prophète, le guérisseur, le révolutionnaire n’ont qu’à bien se tenir. Le Fils de Dieu est revenu dans son habit de lumière.
Quand l’entreprise externalise elle garde le bon, jette le mauvais qui ne rapporte pas, le déchet-inévitable-désormais-évitable : service client au Maroc, informatique aux Indes, personnel payé par l’intermédiaire d’une association locale spécialisée, nettoyage vendu au bougnoule du coin qui a «créé son entreprise» Prop-Net, Eco-Nettoyage, ou autre débilité au nom rutilant dont le patronat est fier car elles «créent de l’emploi». La différence d’avec les hommes est simple. Ils rejettent certes leurs mauvais, leur poison, leur inintelligible engendré par la débilité du monde espérant que ce dernier recyclera ce déchet mais réalisent bientôt qu’ils n’ont plus rien à garder. Une fois jeté le mauvais, ils constatent horrifiés qu’il ne reste plus rien, qu’ils sont vides, que ce qu’ils rejettent dans les mailles de ce filet, l’immense Toile de cette araignée qui s’est abattue sur le monde depuis internet, c’est leur inépuisable nullité intérieure, mais que, quand c’est fait, il en reste toujours, qu’ils n’ont plus que Ça dedans. Danaïdes à l’envers, ils ne sont pas sans fond ils sont le sans-fond lui-même, incarnent la parabole biblique pleine de vérité: «Même à ceux qui n’ont rien on leur enlèvera ce qu’ils ont». On leur a donc tout pris de ce qui faisait leur humanité, fierté, joie de vivre, prestance, parole chaleureuse, honneur, et on leur a laissé l’illusion qu’ils ont réussi leur vie, tandis que le soir venu, ils avalent leurs tranquillisants. Quand ils votent ou s’abstiennent c’est majoritairement Umps. Le reste du temps ils éructent contre le socialisme, les assistés, les islamistes, les profiteurs de la Sécu et autre engeance qui ruinent la France alors qu’augmente l’impôt sur les entrepreneurs courageux qui bossent douze heures par jour et qui eux n’externalisent rien ou alors sur leur femme quand ils en ont. On en est là. Quand je vois ces humains illuminés par l’illusion de la communication cracher leur misère dans leur portable, entichés de technologie dernier cri, ce signe ostensible de la bêtise narcissique, je suis partagé entre chagrin et pitié et ne trouve d’autre alternative à ce malheur collectif que celle qui consiste à adresser la parole à ces «bouchés-aveuglés», à les obliger à débrancher leurs ficelles, quitter des yeux leurs miroirs. J’offre des sourires à ces tristes figures qui hantent nos jours et surtout à ces enfants pris dans la misère de leur mères câblées, exténuées, agressives, vulgaires par mauvaise éducation et par désespoir et qui, les ayant enfantés rêvent de les enfant-trouver ou de les refiler à leurs maris – quand il n’a pas été externalisé par leur féminisme militant –, maris qui eux, bien qu’aussi abimés, fourbus, déçus, trouvent encore la force de les mener à la crèche le matin à 7:15 dans leur Mégane ou dans leur Picasso. (Certains viennent bien évidemment à pied, poussent bravement cette fois la poussette et non la poucette, mais ces pauvres-là font tellement partie du paysage qu’on ne les voit plus).
Voilà l’état du monde, comment lui et les hommes qui l’ont fabriqué et le fabriquent toujours, jusqu’à ce que la mort s’en suive, éliminent tout ce qui nuit à son fonctionnement. Les rares qui ont évité le piège, ou seulement une partie du piège, ce sont les filles d’Islam, les porteuses de ce voile tant décrié par d’obtus «laïcards», tissu souvent choisi avec goût qui interdit (pour combien de temps encore?) qu’on se bouche les oreilles mais pas qu’on se cache les yeux. Pour détruire l’autre partie du piège, il faudrait infliger aux Toustoutes non une monstrueuse burqa mais le traitement qu’Oedipe s’était administré : les aveugler. Qu’ils ne voient plus, ni le dehors ni surtout ce dedans qui fait peur. Un monde de cannes blanches quelle foule merveilleusement attentive et humaine ça ferait.
Marc Gebelin
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