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21397 mai 2015 – Comme l’on sait, le Rafale est une affaire qui marche, comme si une brèche avait été pratiqué dans une digue, ouvrant soudain l’espace ainsi libéré à une masse d’eau jusqu’ici contenue. On parle de l’exportation, avec trois contrats en trois mois. (Le troisième, celui du Qatar.) Non seulement le climat a changé, non seulement le climat a basculé, mais plus encore le sens des choses lui-même ; le rôle de solliciteur lui-même a changé, l’acheteur devenant solliciteur alors qu’il était jusqu’alors le sollicité ... C’est ce que nous décrivions dans notre texte du 13 avril 2015, en tentant d’exposer une situation où la France était contrainte par ses acheteurs et ses quémandeurs à tenir un rôle oublié, que la faiblesse psychologique et la bassesse intellectuelle (ces composants formant une médiocrité extraordinaire) des directions récentes et actuelles ne pouvait elle-même et elle seule concevoir :
«Un autre fait significatif est que les deux commandes ont été passées d’une façon précipitée et urgente, par les deux autorités politiques suprêmes des deux pays concernés, – le président égyptien El Sisi et le Premier ministre indien Modi eux-mêmes, chacun passant manifestement au-dessus des processus bureaucratiques. C’en est à ce point que plutôt qu’écrire “la France a vendu en deux mois le Rafale à l’Égypte et à l’Inde...”, il serait plus juste d’écrire qu’“en deux mois, l’Égypte et l’Inde ont commandé le Rafale à la France..”. Il y a manifestement la même démarche politique chez les deux dirigeants, beaucoup plus que des longues négociations techniques accompagnées de démarches de marketing de la part du vendeur-solliciteur ... [...]
»... “Les autres” sont venus solliciter la France avec à l’esprit ou dans leur part de mémoire collective le rôle que la France gaulliste, bien mieux préparée qu’on ne croit par la IVème république, reconquit magnifiquement dans les années 1960 ; le rôle d’une différence fondamentale et souveraine, d’une spécificité ancrée dans des siècles d’histoire qui empêche ce pays d’être complètement soumis au Système et aux USA, malgré le travail de trahison et de médiocrité inlassable de ses élites qui est devenu au fil des décennies sinon d’un ou deux siècles leur façon à elles de sacrifier au principe de la Tradition qu’elles détestent tant. En quelque sorte, ces pays obligent la France à tenir le rôle qui lui est imposé par l’histoire (“La France exerce sur l’Europe une véritable magistrature, qu’il serait inutile de contester...” écrit notre ami, le comte Joseph [de Maistre])...»
La commande du Qatar s’accompagne de polémiques autour des relations de la France avec le Qatar, où la même “médiocrité extraordinaire” de nos directions politiques est également à l’œuvre, sans aucune certitude pourtant que la France terminera comme une colonie du Qatar. Le désordre est bien trop grand, la médiocrité suffisamment bien répartie (elle touche aussi les fastueux pays du Golfe), pour penser que l’affaire est conclue à cet égard. Ce qui nous intéresse, ou continue à nous intéresser après notre texte du 13 avril 2015, c’est une situation si particulière, au travers du sort des avions de combat où le Rafale tient une position on dirait “à l’insu de son plein gré”, et le JSF une autre, et que ces deux positions illustrent parfaitement le sort du système du technologisme.
Car vient bientôt la question : et le JSF dans tout cela ? Richard Aboulafia, président du Teal Group et spécialiste incontesté des affaires aéronautiques, s’est confié aux Échos le 5 mai 2015, ne disant pas un seul mot du JSF ...
«Le Rafale réussit très bien car il profite de deux développements a priori hautement improbables. Le premier tient au différend politique entre les Etats-Unis et les pays du Golfe arabique au sujet des printemps arabes, particulièrement avec l’Egypte, et de l’accord nucléaire avec l’Iran. Le second, c’est le repli sur soi du Royaume-Uni. Londres n’a jamais été aussi peu impliqué dans les affaires géopolitiques mondiales en cent ans !»
Aboulafia vient de loin dans ses prévisions. Le 11 juin 2005, nous écrivions : «Il y a cinq ans six mois et onze jours, dans le numéro d’Aviation Week & Space Technology du 1er janvier 2000, Richard Aboulafia, du Teal Group, observait: “Le JSF pourrait faire à l'industrie européenne ce que le F-16 a presque réussi: la détruire. [...] Le JSF est au moins autant une stratégie nationale qu’un programme d'avion de combat.”» Dans le même texte, nous donnions des extraits du rapport annuel (de 2005) du Teal Group d’Aboulafia et mettions notamment en exergue ces phrases où Aboulafia nous annonçait exactement l’inverse de ce qui est en train de survenir (l’effacement décisif de l’Europe, — donc du Rafale certainement puisqu’il s’agit du seul avion de combat vraiment européen, – à partir de 2014 ; exactement le contraire qui se produit, selon cette même exacte chronologie) :
«“A successful F-35 program, coupled with an activist foreign policy, will allow U.S. industry and its international allies to dominate this market after 2014,” the Teal group reported. “The next 10 years are effectively Europe’s window of opportunity to export fighters or create new alliances to forestall U.S. market dominance.” [...] «“F-35 may do to Europe’s defense industry what the F-16 almost did,” the Teal group reported. “Kill it.”»
Le cadavre bouge donc encore ... Un fait remarquable est qu’à côté d’une réaction épisodique ou l’autre, comme celle des déclarations d’Aboulafia aux Échos, la presse US et les voies et moyens d’influence divers qui l’accompagnent ne font guère de commentaires sur les succès du Rafale. Surtout, ils prennent garde de ne jamais parler en même temps du Rafale et du JSF, – c’est-à-dire qu’ils ne parlent guère du Rafale et toujours beaucoup du JSF. Au niveau diplomatique, c’est le même silence et, surtout, une inactivité à mesure. On n’a pas le moindre écho sérieux de pressions, d’interventions US sur des pays (surtout l’Égypte et le Qatar, mais l’Inde également) où les USA ne se sont jamais privés d’être intrusifs, pour empêcher les commandes de Rafale, pour offrir in extremis des commandes de diversion (par exemple, celle du F-16 dans sa version Block 60, reconnue unanimement comme une version très avancée, proche des capacités du Rafale). Ce qui nous importe effectivement, c’est cette absence US, et beaucoup moins pour notre propos la cause de l’attitude des pays qui viennent solliciter la France et le Rafale.
Ce n’est pas que les USA et leurs courroies de transmission soient inactifs dans ce domaine du technologisme, de l’avion de combat qui en est l’attribut essentiel, et de l’exportation de la chose. Bien au contraire. Mais parlant de ces territoires, les USA ne parlent que du JSF, car dans ces territoires (insistons, y compris l’exportation), tout se passe comme si le Rafale, malgré ses succès, continuait à ne pas exister (Car le Rafale n’a jamais existé comme “concurrent sérieux” dans le domaine du technologisme d’exportation, domaine quasi-exclusif des USA, et au-delà, de plus en plus du seul JSF.) Voici donc quelques récentes manifestations de cet activisme où le seul acteur admis n’est et ne peut être que le JSF ; ces exemples font partie de la narrative-JSF, d’une résilience à la mesure des moyens de RP et de communication de Lockheed Martin, du Pentagone & compagnie... Tout cela, bien entendu, sans le moindre rapport avec l’avalanche de nouvelles catastrophiques concernant le programme JSF dans son accablante vérité de situation, dont nous nous faisons épisodiquement l’écho, tout cela qui en fait la plus grande catastrophe technologique de nos temps postmodernes et réduit à néant la fonction d’avion de combat, voire d’avion tout court, du monstre en question ... Et pourtant, donc, voici que tout marche comme sur des roulettes.
• Il y a deux semaines (voir le 22 avril 2015), le vice-président Joe Biden annonçait triomphalement que deux JSF, ou F-35 pour faire plus sérieux et “opérationnel”, allaient être livrés à Israël en 2016. Biden annonça la nouvelle devant une audience type lobby israélien, sous les applaudissements qui conviennent entre ces gens qui se détestent mais sont réunis par d’intenses connexions d’argent et de corruption. Il fallait bien un Biden, entre l’un ou l’autre verre de trop et deux pelotages de femme de ministres, pour annoncer la chose avec enthousiasme. Il n’empêche qu’il fut pris au sérieux, comme on peut le lire dans cet article du 29 avril 2015, sur Al Monitor. L’article annonce des choses extravagantes et abracadabrantesques, – avec l’arrivée de ces deux F-35 qui semblent être comme au moins deux Messies de l’équilibre du monde ramené aux dimensions du Moyen-Orient, avec en poche un “nouveau discours technologico-militaire (il aurait pu dire narrative, pour faire court)...
« Biden indicated that the F-35s may be fully operational for the first time in the Middle East next year. Will the F-35 totally revamp traditional approaches to warfare in the Middle East? This question is timely because in recent years we have seen a more “militarized Middle East,” with the ongoing civil war in Syria, the expansion of the Islamic State threat to Africa and Afghanistan, clashes in Yemen, increasing sectarian divides and the Iran-Israel conflict. [...] The emergence of F-35s in the Middle East — once the cost debate is sorted out — will alter the region's prevailing security environment. But assessing the role of the F-35 through only the lens of military capabilities could produce misleading conclusions. The F-35 will create a new military-technological discourse in the current regional conflicts — a discourse that will affect the strategic cultures of user countries, thus changing how they fight.»
• Nous restons sur cet article, dont l’extravagance mesure le degré de construction architecturale que constitue la narrative-JSF, qui est une sorte de cathédrale du virtualisme. L’auteur Metin Gurcan est un ancien militaire turc, devenu consultant, expert, etc., dans ces milieux d’Ankara où l’on ne perd pas Washington de vue. Dans l’article cité, il fait un portrait à couper le souffle du JSF, jusqu’à rendre compte, presque enfin, d’une sorte de “mystique-JSF” ; ceux qui achèteront le JSF feront partie d’une sorte de confrérie, disons “les Meilleurs”, un peu à l’exemple des Illuminati du technologisme et de l’avion de combat, disons “les Frères-JSF” comme on dit Frères-Musulmans, dans lesquels s’inscriront d’ailleurs à peu près tous les gens sérieux, les Israélo-Turcs réconciliés, les pays du Golfe et l’Arabie, tout cela sans discrimination, donc y compris les acheteurs de Rafale, – mais puisque le Rafale n’existe pas ...
«F-35s will transform military cooperation among user countries by creating an “F-35 brotherhood.” This “brotherhood” is apparent between Turkey and Israel, despite the prevailing political tensions between the two countries. Turkish pilots, headquarters and maintenance personnel are currently in Israel to ensure commonality between the Turkish and Israeli air forces in planning and operations. Saudi Arabia and other Gulf countries are also willing to join the brotherhood, which could very well pave the way for a joint warfare system in the Middle East under US sponsorship.»
La description du F-35 et de ses capacités d’ores et déjà acquises, sinon opérationnelles, repousse dans cet article de Gurcan, aidé par l’expert turc Arda Mevlutoglu, les limites de la fantasy, ce genre si couru à Hollywood. (Voir le 1er septembre 2014 pour l’introduction de l'utilisation de ce terme dans nos colonnes, cette fois à propos de l’Ukraine.) Le récit mythique de la narrative-JSF, au lieu de négocier quelques accommodements avec la “vérité de situation”, ne cesse de s’en éloigner, encore plus aujourd’hui qu’hier et de plus en plus à mesure que l’avion s’enracine fermement dans une situation de catastrophe structurelle où plus aucune vérité de situation du JSF n’est accessible au profit d’une narrative qui n’est plus contraint par aucune mesure de la raison ni même de la vraisemblance approximative (Le JSF, ou “l’invraisemblable vraisemblance”.) Ainsi Mevlutoglu décrit-il les capacités de cet appareil qui n’est actuellement capable de voler seulement pour des tests que dans 5% de situations opérationnelles (uniquement des situations “stables”, sans occurrences accidentelles extérieures, ni de la part de la météo, ni de la part de l’ennemi) selon les évaluations d’industriels européens ne dissimulant pas leur plaisir :
«The F-35 is not an aircraft with just stealth technology. It is an aircraft that will perform real-time data exchanges with advanced sensors and communications, and with that feature will perform duties of command-control and intelligence that go beyond classical fighter aircraft. In short, F-35 is a multi-role warplane that will operate against the depth of the enemy lines with interdiction against well-protected targets, close air support and suppression and destruction of enemy air defenses simultaneously. With 2,400 F-35s planned [to be sold by] the US in 10 years, the plan is to have a total of more 3,000 aircraft in all countries involved in the project.»
(Outre ses extraordinaires prévisions de vente datant de l’an 1999 après-Jésus-Christ, Mevlutoglu attribue ainsi au JSF par rapport aux autres avions le rôle qu’aurait dû jouer le F-22 par rapport au F-35, au cas où le F-35 aurait réellement existé. Ainsi, à mesure que les capacités en pleine élaboration du JSF aboutissent à des impasses ou à des catastrophes qui infectent ce qui existe déjà, tout cela par rapport au modèle des capacités initiales, ces capacités présentées publiquement sont augmentées géométriquement par la narrative-fantasy des relais du système de la communication. Le 20 août 2006, nous décrivions ainsi ce qui n’était [le JSF] pour l’USAF qu’un “camion à bombes”... «Pour l’USAF, le JSF est un avion de “deuxième échelon”, beaucoup plus que ne le fut jamais le F-16 ; un avion ayant peu de capacités autonomes, dépendant d’un contrôle extérieur [...] et essentiellement destiné à un seul type de missions principale, qui est l’appui tactique très fortement contrôlé.»)
• Le plus finaud et le plus impressionnant parmi les signes que le JSF entend s’affirmer plus que jamais dans une vérité-fantasy où des morveux comme le Rafale n’existent pas, c’est l’attitude du Pentagone vis-à-vis du Salon du Bourget. On sait que le premier triomphe du JSF en matière de narrative-RP eut lieu l’année dernière où l’appareil ne vint triomphalement pas, à Farnborough (en juillet 2014) où on l’attendait, et asséna la confirmation triomphale de sa non-existence ontologiquement existentielle en figurant, comme maquette en grandeur réelle et en balsa de très grande qualité, –matière classée top-secret, – au sommet de l’OTAN de septembre 2014 (voir le 4 juillet 2014 et le 5 septembre 2014).
Cette fois, l’USAF va frapper très, très fort : en terre de France, productrice de ce Rafale-qui-n’existe-pas, à ce Salon du Bourget (le mois prochain) qui ne représente guère que lui-même, le JSF et la forte délégation du Pentagone qui l’accompagne partout ne daigneront pas faire le cadeau royal de leur présence. (A noter qu’ils ne seront pas présents non plus, dans quelques jours, au Festival de Cannes : les USA ne mégotent pas en fait d’affirmation furieuse et impériale.) Ainsi BreakingDefense, en scribe minutieux et fidèle de la chronique de l’empire, nous fait-il son rapport (5 mai 2015)... On comprend à demi-mot, à peine entre les lignes, que la France est redevenue cette terre maudite, qui abrite les apostats et les excommuniés («... in a country that is not buying — or might buy — the Joint Strike Fighter»).
«...Frank Kendall, the head of Pentagon acquisition, will not visit the Paris Air Show next month. In contrast to the flurry of senior American leaders who made it to the Farnborough Air Show last year when the F-35 was expected to make its first public appearance overseas, the Paris show looks to be a considerably lower key affair for the United States. [...]
»The other possible hot draw at the show, the F-35, will not be sitting on the tarmac or flying, as far as we know now. No senior officials from the F-35 Joint Program Office will attend either. This is a clear reflection of the importance of the US-UK partnership on the F-35. The Pentagon does not want the first major air show appearance by the F-35 to be in a country that is not buying — or might buy — the Joint Strike Fighter. And there’s not much reason to bring senior program officials if the plane won’t be there to help sell it.»
Quelques mots sur la “vérité de situation” avant de plonger dans l’univers-JSF. On sait que l’achat des Rafale par Sisi fut décidé (à la mi-automne 2014) de cette façon : le président égyptien demandant à rencontrer le ministre de la défense français qui passait par là, lui exposant sa volonté (inattendue pour les Français) d’avoir très vite, le plus vite possible 24 Rafale, et lui expliquant que cette décision avait notamment, parmi d’autres causes, une cause conjoncturelle majeure dans l’aventure survenue aux forces aériennes émiratis. Lors de l’attaque conjointe, notamment avec des forces aériennes d’Égypte et des EAU, contre la Libye à l’été 2014, les Émiratis avaient l’intention d’utiliser leurs F-16. Il y eut alors une intervention US des plus brutales, allant jusqu’à une intervention directe de techniciens US qui rendirent les F-16 inutilisables pour les pilotes émiratis. Sisi rapporta la fureur des Émiratis et expliqua qu’il ne pouvait admettre une telle situation potentielle pour son compte, pour ses propres F-16, et qu’il se tournait donc vers les Français dont il savait par expérience et par réputation qu’ils respectent les souverainetés des pays acheteurs. (On comprend que les EAU soient de nouveau sur la liste des acheteurs potentiels du Rafale.)
... Tandis que, pendant ce temps, Gurcan, dans l’article cité ci-dessus et qui fait décidément autorité, avance l’argument suivant pour achever d’avertir tous les acheteurs-désignés (dont les Émirats et bien entendu l’Égypte) qu’il va bientôt être temps de passer leurs commandes de JSF : avec le JSF, on sera enfin sous complet contrôle US ! («[...T]his also means that all the countries flying the F-35 will possess a US-brand net-centric combat structure. As such, the F-35 project will not just boost the military capabilities of the countries using the aircraft, it will also profoundly affect their strategic military cultures as they standardize to a US-based system.»)
Cela rapporté sans intention de nuire ni même, à ce point, de critiquer vraiment puisque nous sommes bien au-delà de toute critique, qu’elle soit apaisée et rationnelle, qu’elle soit furieuse et vindicative... Il s’agit simplement de comprendre à quelle séparation radicale et surréaliste, sinon métaphysique, l’on est arrivé dans l’exposition des faits (?), selon qu’on se trouve dans une “vérité de situation” ou dans le flux puissant du déterminisme-narrativiste. En effet, bondissant dans le band-wagon de la victoire de ce concept en Ukraine, le JSF s’est totalement immergé dans son propre déterminisme-narrativiste. Par cette remarque, nous voulons dire qu’effectivement l’Ukraine avec son particularisme extraordinaire d’invention totale d’une “réalité-narrativiste” a précipité ce phénomène du déterminisme-narrativiste, lui a donné vie en un sens, et infecte d’autres crises en développement. C’est le cas de la crise-JSF, qui est en train d’entrer dans des domaines nouveaux de sa narrative, si bien qu’on doit songer désormais à étendre le qualificatif “narrativiste” à d’autres activités (on a mentionné “réalité-narrativiste” plus haut).
Ce qui est en train de se passer, sous l’impulsion du déterminisme-narrativiste arrivé à son point achevé de nécessité d’une part, et devant les bruits-qui-courent et atteindraient actuellement le Pentagone selon lesquels le Rafale trouverait des acheteurs, c’est la rupture totale et sans retour entre deux mondes. D’une part, il y a le monde qu’on a vu, celui qu’on nommerait “vérité de situation”, qui serait la vérité de la situation de l’exportation, avec les commandes de Rafale. D’autre part, il y a le monde-narrativiste du JSF, la narrative-JSF, désormais lancée sur une trajectoire inarrêtable, too big to stop/too big to change, comme le programme lui-même est too big to fail/too big to fall. D’une certaine façon, le Pentagone a décrété que le monde de l’exportation des avions de combat, à partir d’aujourd’hui, se limite à la vente du JSF, – ou plutôt, plutôt que “se limiter” qui a un petit air de contrainte, – “que le monde de l’exportation des avions de combat ... se définit par la vente du JSF” et rien d’autre... period et point-barre, au choix.
Il est vrai que cette fable (narrative) extraordinaire a des aspects absolument concrets. Le Pentagone, désormais, limite au maximum les exportations des avions de combat de la génération d’avant (F-15, F-16, F-18), sinon décourage les pays qui insisteraient pour en avoir. (L’US Navy elle-même a compris cela pour son compte. Elle déteste le JSF mais est obligée de suivre bon gré mal gré. Mais elle a choisi sur le côté de développer à fond les drones, proclamant urbi et orbi que le JSF/F-35C sera son dernier avion piloté, si seulement il devient son avion piloté. Nous ne serions pas étonnés si, un jour, s’en tenant au F/A-18 pour les années d’ici 2030, l’USAF s’embarque sur un programme colossal de drones de divers composants et marginalise complètement sa version du F-35 [F-35C].)
Tout cela implique bien entendu, – mais chchttt, ces choses ne doivent pas être proférées à haute voix, – que le Rafale va trouver de moins en moins de concurrence du côté US, voire et surtout de moins en moins de cet activisme politique assorti de menaces, voire de violence de tous ordres jusqu'au physique contre le personnel des pays-acheteurs, qui fut son lot dans les années 1990 et 2000 et torpilla de nombreuses campagnes à l’export des Français (voir à nouveau le 13 avril 2015). Le JSF n’est pas un vrai concurrent dans cette sorte de course ; il est retiré sous sa tente et il attend, sans impatience tant la gloire lui est chose coutumière, les agenouillements d’allégeance qui ne manqueront pas de se produire. La direction américaniste ne doute de rien parce qu’elle ne sait pas ce que “douter” veut dire. Elle campe, apaisée et impériale, sur ces phrases fameuses qui nous viennent du fond de ces temps où la cavalcade présente commença, sûre d’elle–même, de son emprise sur le temps et de son empire sur le monde :
« In the summer of 2002, after I had written an article in Esquire that the White House didn’t like about Bush's former communications director, Karen Hughes, I had a meeting with a senior adviser to Bush. He expressed the White House’s displeasure, and then he told me something that at the time I didn’t fully comprehend – but which I now believe gets to the very heart of the Bush presidency.
» The aide said that guys like me were “in what we call the reality-based community,” which he defined as people who “believe that solutions emerge from your judicious study of discernible reality.” I nodded and murmured something about enlightenment principles and empiricism. He cut me off. “That's not the way the world really works anymore,” he continued. “We’re an empire now, and when we act, we create our own reality. And while you're studying that reality -- judiciously, as you will – we’ll act again, creating other new realities, which you can study too, and that’s how things will sort out. We're history’s actors . . . and you, all of you, will be left to just study what we do.”» (1)
Les Français feraient donc mieux de le savoir. Ils disposent certes de l’un des meilleurs avions de combat du monde, le meilleur dans le bloc BAO, sans aucun doute. Cette position n’est pas entièrement nouvelle puisque la série des Mirage, depuis la fin des années 1950, occupa cette position à l’une ou l’autre occasion, mais enfin elle constitue aujourd’hui avec le Rafale un fait irréfutable, largement authentifié dans diverses occurrences (voir, par exemple, le 10 novembre 2009, l’article «Le Rafale? Il existe, “by Jove”…»). Ce n’est pourtant pas cette simple et évidente vertu (pour l’exportation) qui parle lorsque les Rafale dont personne ne voulait se vendent comme des petits pains parisiens, mais la démission volontaire de leur principal concurrent-tueur qui se juge appelé à de plus hautes destinées, dans un éther où règne le JSF, un univers où n’existent pas des représentants de cette sorte de mouche à merde dont fait partie le Rafale. (Sorte ainsi désignée puisque non-croyante, donc absolument destinée aux poubelles de la métahistoire.)
Ce qui triomphe, c’est au mieux pour les Français le souvenir de ce qui fut une belle posture d’indépendance et de souveraineté, et qui n’existe plus du tout aujourd’hui mais dont le Rafale est le legs au travers de sa généalogie qui le lie aux années 1950/1960 et à la politique d’exportation d’armements de la période gaulliste. Il ne serait pas de très bon ton de tresser des lauriers à ces fronts sans aspérité ni originalité de nos dirigeants français actuels, en nous faisant croire que tout cela vient de leur belle diplomatie et de leurs beaux caractères. Le Rafale se vend tout seul parce que la nuisance américaniste a pris la poudre d’escampette pour se réfugier sur ses plus grandes hauteurs, là où personne ne viendra déranger le dialogue sur la Fin des Temps entre le Système, le système du technologisme, l’exceptionnalité américaniste et le JSF.
.. Quant à savoir comment tout cela se terminera, notamment pour le JSF, – on se contentera de citer le titre d'un article du noble William Pfaff qui vient de nous quitter : “To Finish in a Burlesque of Empire”... Remplacez “Empire” par “JSF”, et continuez à compter les Rafale vendus.
(1) Ce texte est du journaliste et auteur (The One Percent Doctrine) Ron Suskind, tel qu’il parut dans le New York Times en octobre 2004 et que nous présentâmes effectivement le 23 octobre 2004. C’est en juin 2014 seulement (voir le 23 juin 2014) que l’on apprit que la personne qui avait notifié ces phrases immortelles à Suskind était Karl Rove, le chef de la communication de GW Bush, l’homme qui avait “fait” GW Bush pour le faire élire président. De Rove, nous écrivions : «...Rove était (et reste) un personnage particulièrement dur, cynique, un manipulateur de relations publiques, créateurs d’images selon un plan réaliste et, pouvions-nous penser, dépourvu de sentimentalisme et d’utopisme américanistes. L’on voit que ce n’est pas le cas : en plus d’être la crapule-Système qu’il est, Rove est aussi un “allumé”, utopique, un “croyant” dans le destin des USA, c’est-à-dire dans son exceptionnalisme...»
Ainsi, cette identification n’est pas un fait accessoire, parce qu’elle montre combien, même parmi les plus cyniques, les plus impitoyables, parmi les crapules les plus authentifiés et labellisées de l'américanisme qui n'en est pas chiche, on trouve cet extraordinaire utopie de l’hybris. Il est par conséquent tout à fait logique que le programme JSF enfante d’une narrative-JSF dans laquelle tout le monde croit, parce que ces gangsters corrompus et ces crapules impitoyables sont également aussi naïfs que des enfants à qui l’on narre un conte de fée. On dispensera de s’exclamer à propos de toutes ces croyances, de tous ces montages incroyables à propos du JSF, dès lors que ces esprits aussi informes et aussi inexpérimentés des choses du monde disposent de puissances considérables dans l’ordre de la communication.
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