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140818 septembre 2008 — Roger Cohen est un dur de dur de la plume, dans les colonnes de l’International Herald Tribune, un pur guerrier de l’américanisme qui ne déteste pas de faire la leçon à tout le monde, aux autres, à la France rétrograde, à la Russie non-démocratique. Aujourd’hui, le temps n’est plus aux leçons à faire aux autres mais, paraît-il, aux leçons pour soi-même.
Ainsi en est-il de son article du 17 septembre intitulé «The king is dead». Certes, le roi est mort, et nous lisons d’abord son oraison funèbre… D’abord, appel au groupe Coldplay, britannique (cela sauve l’esprit anglo-saxon, non?) et aussi de tendance altermondialiste (c’est en train de devenir une vertu, non?). Quelques paroles de sa chanson (nous semble-t-il) Viva la Vita sont citées par Cohen, effectivement comme une oraison funèbre: «I used to rule the world/ Seas would rise when I gave the word/ Now in the morning I sleep alone/ Sweep the streets I used to own» (Il fut un temps où je possédais le monde/ Où les mers se levaient à mes ordres/ Aujourd’hui, je dors solitaire au petit matin/ Je balaie les rues qui étaient miennes autrefois).
«The leverage party's over for the masters of the universe. Shed a tear. When you trade pieces of paper for other pieces of paper instead of trading them for real things, one day someone wakes up and realizes the paper's worth nothing. And Lehman Brothers, after 158 years, has gone poof in the night.
»We're witnessing the passing of more than a venerable firm. We're seeing the death of a culture.
»For years, accountants, rating agencies and Wall Street executives decided to shoot craps and collect fees. Regulators, taking their cue from a distracted President Bush, took a nap. The two M's - Money and Me – became the lodestones of the zeitgeist, and damn those distant wars.
»The biggest single-day market drop since 9/11 reminded me that when trading reopened on Sept. 17, 2001, and the Dow plunged 684.81 points, some executives backdated their options to re-price them at this post-attack low in order to increase their potential gains.
»So that's what “financial killing” really means. No better illustration exists of a culture where private gain has eclipsed the public good, public service, even public decency, and where the cult of the individual has caused the commonwealth to wither.
»That's the culture we've lived with. It's over now. Some new American beginning is needed.»
On a observé par ailleurs, dans notre Bloc-Notes d’aujourd’hui, que le Financial Times nous dit la même chose que Cohen. Les deux réflexions actent, dans des langages différents et selon des perspectives contrastées, le décès d’une culture et d’une conception du monde anglo-saxonnes, une perception de la modernité où le “bien public” n’a aucun sens, où individualisme et profit triomphent. Aujourd’hui, “l’Etat” et le service public ont brusquement toutes les vertus. Cette affirmation soudaine du secteur public, également dans sa dimension de “service”, nous ramène à la péroraison de Cohen et à sa conclusion.
…En effet, malgré l’acte de décès son article est en réalité une péroraison. Et à qui en appelle-t-il? Surprise, surprise? Pas tant que cela, après tout, – Cohen en appelle aux mânes de FDR, rien de moins, le Franklin Delano Roosevelt du New Deal, comme si le New Deal avait sauvé l’Amérique. Il fait appel pour cela à des références de renom, comme Felix Rohatyn, qui est pourtant un adepte et un très grand spécialiste de la “privatisation” de grands services, telle que l’armée par exemple. Aujourd’hui, tout cela est oublié et l’on chante les louanges de l’Etat souverain, de sa légitimité et de son autorité, du bien public, et même d’hypothétiques nouveaux établissements financiers publics pour financer des grands travaux d’intérêt public; on nous annoncera bientôt qu’il serait bon de fourrer tout cela dans le cadre d’un de ces plans quinquennaux dont Staline avait le secret.
Ainsi Cohen, après avoir rappelé combien les étudiants et les jeunes esprits brillants de notre avenir anglo-saxon se précipitaient, il y a peu encore, vers les centres de recrutement des divers Lehman Brothers et autres Merrill Lynch, conseillent-ils à ces jeunes têtes blondes une autre voie. C’est la voie plus spartiate, plus austère, mais combien glorieuse désormais, du service public. (Le tout commence à rassembler à une de ces théories dont on ne savait pas qu’elle put être autrement qu’absolument détestable; en d’autres mots, Cohen ne propose-t-il pas de faire du colbertisme?)
«According to the Harvard Crimson, 39 percent of workforce-bound Harvard seniors this year are heading for consulting firms and financial sector companies (or were in June). That's down from 47 percent - almost half the job-bound class - in 2007.
»These numbers are the mirror of a skewed culture. The best and the brightest should think again. Barack Obama put the issue this way at Wesleyan University in May: Beware of the “poverty of ambition” in a culture of “the big house and the nice suits.”
»College seniors might start by reading “A New Bank to Save Our Infrastructure” in the current edition of The New York Review of Books, an impassioned plea from Felix Rohatyn (who knows something of financial rescues) and Everett Ehrlich for the creation of a National Infrastructure Bank (NIB).
»Its aim, at a time when the Chinese are investing $200 billion in railways and building 97 new airports, would be to use public and private capital to give coherence to a vast program of public works. “This can improve productivity, fight unemployment and raise our standard of living,” Rohatyn told me.
»It's absurd that “earmarks” – essentially the self-interested budgetary foibles of senators and representatives – dictate the progressive dilapidation of America. How can the commonwealth thrive when its bridges sag and its levees cede?
»So, young minds, sign up for the NIB! Before doing so, read Nick Taylor's stirring “American-Made: The Enduring Legacy of the WPA: When FDR Put the Nation to Work.” It shows how the Works Progress Administration, a linchpin of Roosevelt's New Deal, put millions of unemployed to work on dams, airports and the like. It's a book about how imaginative political leadership can rally a nation in crisis.
»They're listening to Coldplay down on Wall Street:
»Now the old king is dead, long live the king!
»Yes, the death of the old is also the birth of the new. In my end is my beginning. It's time for the best and the brightest to step forth and rediscover the public sphere.»
Il fut un temps où Franklin Delano Roosevelt était maudit. La haine éprouvée par les milieux dirigeants économiques US contre l’homme du New Deal atteignait une intensité qu’on ne peut imaginer aujourd’hui. Mais aujourd’hui, justement? L’article de Cohen, sa référence aux grands travaux publics du New Deal, qui est également celle de Rohatyn, montre qu’aujourd’hui Franklin Delano Roosevelt est en passe de devenir saint-FDR. Une seule raison à cela: FDR sortit les USA de la Grande Dépression; ou bien il sembla le faire et cela est resté dans les mémoires comme s'il l'avait fait.
Il n’empêche, – il reste des inconditionnels de l’attaque contre FDR. Pour eux, FDR n’a jamais sorti lui-même le pays de la Grande Dépression. Pire encore, il n’a rien fait d’absolument original, notamment pour Lawrence J. Reed, du Mackinac Center for Public Policy, qui publia en janvier 1998 une étude serrée de la Grande Dépression, sous le titre explicite de Great Myths of the Great Depression. Parmi les mises en cause de la politique de Roosevelt durant la Grande Dépression, il y a ces deux points fondamentaux qui ouvrent et ferment l’épisode FDR/Grande Dépression.
• FDR n’a rien apporté de vraiment nouveau. Son New Deal n’est en fait qu’une reprise et une poursuite de divers programmes initiés par son prédécesseur, le président Hoover.
«Hoover dramatically increased government spending for subsidy and relief schemes. In the space of one year alone, from 1930 to 1931, the federal government’s share of GNP soared from 16.4 percent to 21.5 percent. Hoover’s agricultural bureaucracy doled out hundreds of millions of dollars to wheat and cotton farmers even as the new tariffs wiped out their markets. His Reconstruction Finance Corporation ladled out billions more in business subsidies. Commenting decades later on Hoover’s administration, Rexford Guy Tugwell, one of the architects of Franklin Roosevelt’s policies of the 1930s, explained, “We didn’t admit it at the time, but practically the whole New Deal was extrapolated from programs that Hoover started.”»
• FDR n’a pas vraiment fait sortir l’Amérique de la Grande Dépression. Son action a été erratique, incertaine, inutilement dispendieuse, pour atteindre une situation économique, immédiatement avant l’entrée en guerre des USA, qui n’était guère meilleure que celle du cœur de la Grande Dépression.
«In his private diary, FDR’s very own Treasury Secretary, Henry Morgenthau, […] wrote: “We have tried spending money. We are spending more than we have ever spent before and it does not work. ... We have never made good on our promises. ... I say after eight years of this administration we have just as much unemployment as when we started ... and an enormous debt to boot!”
»At the end of the decade and 12 years after the stock market crash of Black Thursday, 10 million Americans were jobless. The unemployment rate was in excess of 17 percent. Roosevelt had pledged in 1932 to end the crisis, but it persisted two presidential terms and countless interventions later.
[…]
»Along with the holocaust of World War II came a revival of trade with America’s allies. The war’s destruction of people and resources did not help the U.S. economy, but this renewed trade did. A reinflation of the nation’s money supply counteracted the high costs of the New Deal, but brought with it a problem that plagues us to this day: a dollar that buys less and less in goods and services year after year. Most importantly, the Truman administration that followed Roosevelt was decidedly less eager to berate and bludgeon private investors and as a result, those investors re-entered the economy and fueled a powerful postwar boom. The Great Depression finally ended, but it should linger in our minds today as one of the most colossal and tragic failures of government and public policy in American history.»
Il est probable qu’il y a beaucoup de vérités dans toutes ces choses. La seule critique de non-économiste, d’historien plutôt, que nous songerions à proposer est qu’il nous semble que Reed sous-estime largement le rôle de la guerre dans la restructuration de la puissance US, – alors que l’entrée en guerre des USA est le résultat presque exclusif de l’action du groupe FDR par idéologie et pour prolonger sa politique du New Deal, contre le business et les intérêts représentés par les groupes républicains avec un engagement idéologique marqué du point de vue économique, notamment le libre-échange et le libéralisme économique pour lesquels plaide Lawrence J. Reed. (Les résultats de la guerre sous la poussée de FDR, et de l’engagement US dans la guerre à la façon que voulut FDR, sont la conquête d’une hégémonie engagée et affirmée dans le monde et la mise en place du complexe militaro-industriel (CMI). L’hégémonie ouvrit d’innombrables marchés et certains monopoles essentiels aux USA et le CMI permit une politique industrielle dissimulée qui joua un rôle fondamental dans le développement économique US. Le CMI permit à l’Etat de “blanchir” les résultats de sa politique de recherche & développement pour les faire transiter vers l’industrie, dans plusieurs domaines fondamentaux, dont ces trois domaines d’une manière quasi-exclusive: les industries aéronautique et spatiale, l’industrie de l’informatique et tous ses dérivés.)
Mais peu importe la polémique. Là, dans l’action économique de Roosevelt, n’est certainement pas, à notre sens, l’essentiel. Le fait demeure que les USA, avant l’élection de Roosevelt et jusqu’à son installation à la Maison-Blanche, évoluaient vers une désintégration qui semblait irrésistible; le fait est qu’ils se reprirent en quelques mois et retrouvèrent un équilibre, un peu comme on retrouve son centre de gravité. En quelques mois, les USA passèrent d’une dynamique de déstructuration qui mettait leur existence à la merci de la crise économique, à une dynamique de restructuration qui leur permit d’affronter la crise et de lui résister. Cela n’arrête pas la crise mais cela sauva les USA. Bien entendu, ces USA sauvés n’étaient pas pour autant des USA qui avaient répudié le capitalisme d’une part, ou écarté les travers que lui reproche Reed d’autre part. Il s’agit, pour nous, d’un autre débat qui concerne plus la substance des USA que Roosevelt.
Le mystère de FDR est de savoir comment, malgré son échec économique, il parvint à sauver l’Amérique. Nos lecteurs connaissent notre thèse. Nous privilégions d’une façon fondamentale l’action psychologique de FDR. Il y a de nombreux exemples de cela et Reed lui-même nous en fournit involontairement un. En voulant ridiculiser le sérieux de l’économie de FDR, il donne la clef de son action psychologique. Reed cite l’humoriste Will Rogers, repris d’un article de Time du 1er février 1982.
«Humorist Will Rogers captured the popular feeling toward FDR as he assembled the new administration: “The whole country is with him, just so he does something. If he burned down the Capitol, we would all cheer and say, well, we at least got a fire started anyhow.”»
Effectivement, l’action essentielle de FDR fut de “réveiller” l’Amérique d’une atonie mortelle, d’une paralysie de la volonté qui conduisait d’une façon décisive sa déstructuration, de susciter chez elle à nouveau la volonté de l’action, n’importe quelle action. L’intervention dialectique et de communication de cet homme, qui était en plus un handicapé (poliomyélite) qui arrivait à surmonter par force de volonté son handicap, fut le facteur fondamental de cette année 1933. La chose ne se comptabilise pas en statistique économique ni ne rend compte de telle ou telle théorie économique. Ce constat nous ramène à Roger Cohen et suggère la difficulté d’accepter sa thèse, tout comme celle des “néo-rooseveltiens” qui se révèlent un peu partout aujourd’hui en Amérique.
Quoi qu’il en soit de son action économique, tout le poids et toute l’efficacité de FDR ont consisté dans son extraordinaire capacité de “grand communicateur”. Le choc psychologique fut considérable, de très nombreux et irréfutables témoignages le rapportent. La sortie de la Grande Dépression, – la vraie, cette tragédie historique qui dura de l’été 1931 au printemps 1933 (et non l’accident économique qui se termina en 1939-40 ou plus tard encore), – fut essentiellement, voire exclusivement due à cela («The whole country is with him, just so he does something…»). La question d’aujourd’hui est de savoir quel FDR ils veulent retrouver: celui des mesures économiques si contestées, dont l’efficacité est largement mise en doute, ou le magicien du verbe qui réveilla une collectivité plongée dans l’atonie? La population actuelle des USA, plongée dans le pessimisme le plus profond en même temps que dans un virtualisme hallucinatoire, a effectivement besoin d’une voix mobilisatrice en plus de mesures économiques, pour intégrer ces éventuelles mesures dans la perception d’un effort pour une éventuelle renaissance. On peut renouveler les mesures de FDR, sans garantie du moindre effet salvateur, mais tout autre chose est de songer à trouver aujourd’hui un seul politicien qui puisse prétendre à renouveler sa magie. D’autre part, la situation générale des USA et ses engagements extérieurs périlleux peuvent apparaître comme des éléments de désordre qui pourraient orienter une poussée de réforme de type “prophétique”, à-la-FDR, sur la voie d’un réformisme révolutionnaire et déstructurant du système lui-même (l’“hypothèse Gorbatchev”).
On revient, avec tout cela, à la problématique d’Obama qu’on a déjà abordée. Il est bien entendu évident que la poussée “rooseveltienne” constatée aujourd’hui s’adresse effectivement et éventuellement à Obama. Il faudrait bien plus que ce qu’il fait aujourd’hui pour qu'il ressuscite cet élan, s'il le peut; il faudrait plus qu’un programme réformiste qu’il n’a pas encore, il faudrait d’abord qu’il parle.
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