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3612Nous vous avons déjà parlé de Guglielmo Ferrero à plusieurs reprises. Nous tenons ce philosophe de l’Histoire, ce gentilhomme de l’esprit, nourri aux sources de la romanité (il fut d’abord un excellent spécialiste de l’histoire de Rome), comme une des grandes voix européennes du premier tiers du XXème siècle, une de ces voix qui nous alertèrent, qui tentèrent de nous alerter à propos des dangers épouvantables que recélait la modernité pour notre civilisation. Ce n’est pas un hasard si le titre d’un des ouvrages de Ferrero (aux éditions du Sagittaire, en 1924) est: Discours aux sourds.
Ferrero fait partie de ce courant européen, que nous qualifierions volontiers d’anti-moderne selon la conception que nous nous en faisons, qui, à partir du début du XIXème siècle, singulièrement dans la période 1900-1934, dénonça les dangers d’un progrès de plus en plus hypertrophié et déséquilibré, avec une part grandissante faite à la puissance mécanique enfantée par le Progrès, avec un Dieu nouveau nommé Technologie. Ce courant a été vaincu, ou bien disons qu’il a perdu une bataille, lorsque l’infamie de l’idéologie, c’est-à-dire le faux dilemme et la fausse bataille de l’idéologie, prirent le devant de la scène quelques années avant la Seconde Guerre Mondiale. S’ouvrit alors ce que nous nommons “la parenthèse monstrueuse”, qui mélangea tous les enjeux, brouilla toutes les réflexions, résuma l’histoire du monde à des massacres épouvantables, à la terreur, à la politique de la force, ce qui permit par ailleurs à l’attaque déstructurante du système contre la civilisation de se poursuivre en toute impunité. Aujourd’hui, nous contemplons le champ de ruines, perdus entre une atrophie décisive de l’esprit et une perversion totalitaire de nos “valeurs”, pour commencer à comprendre que nous sommes au bout des effets de l’imposture. Nous commençons donc à réfléchir à propos de l’imposture, – mais “(re)commençons” serait plus juste… En effet, Ferrero et quelques autres nous montrent, à les relire, combien l’essentiel a été dit sur cette crise, avec une lucidité et une culture qui ne sont plus dans notre façon d’être.
Ce texte, que nous vous présentons ci-dessous, avait été abordé avec la publication de sa première partie, dans notre Ouverture Libre du 11 novembre 2008. Nous reprenons ici l’ensemble du texte, qui constitue un essai de Ferrero datant du printemps 1917.
Il s’agit d’une analyse, en pleine guerre (en 1917) des grands courants qui s’affrontent dans cette terrible conflagration de 1914-1918. Le jugement de Ferrero ramène à leur taille, celle d’un travail de comptable chargé de protéger l’idéologie courante, les jugements postmodernes (c’est-à-dire actuels, en général) sur la Grande Guerre. Au contraire du constat que cette guerre n’a pas de sens, comme si l’horreur créée par les instruments du Progrès rendait compte du sens des choses par sa négation, Ferrero met bien en évidence au contraire que ce conflit est parfaitement représentatif du paroxysme de l’affrontement de l’“idéal de puissance” (la modernité, représentée alors par l’Allemagne) et de l’“idéal de perfection” (la tradition gréco-latine, représentée par la France et l’Italie). Il complète son jugement de considérations générales de la signification que prend, pour notre civilisation, cet affrontement entre “idéal de puissance” et “idéal de perfection”. L’actualité de ce texte, y compris dans ses prolongements économiques, est saisissante.
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Presque toute la civilisation d’Europe et d’Amérique, dans ses éléments essentiels, a été créée, sur les bords de la Méditerranée, par les Grecs, les Latins et les Juifs dans le monde ancien, par les peuples qu’on appelle latins, au moyen âge et dans l’époque moderne. La religion, les institutions et les doctrines politiques, l’organisation des armées, le droit, l’art, la littérature, la philosophie, qui forment aujourd’hui les bases de la civilisation européo-américaine, sont, dans leur ensemble, l’œuvre de ces peuples qu’on peut, par leur situation géographique, appeler méditerranéens. Beaucoup moins nombreuses, bien que plus récentes, sont les contributions des peuples qui n’ont pas eu le privilège de pouvoir se baigner dans les eaux sacrées de cette mer historique. Leur énumération n’est pas longue. C’est une partie de la Réforme, le luthérianisme, si différent du calvinisme, c’est-à-dire de la Réforme conçue en pays latin ; c’est la grande industrie, qui se sert de la force motrice de la vapeur et des machines de fer, créée par l’Angleterre ; c’est le parlementarisme , qui est aussi une création anglaise ; c’est la philosophie anglaise et allemande du XVIIIe et du XIXe siècle ; et en littérature, le romantisme. A ceci, il faut ajouter au compte des peuples germaniques et anglo-saxons des contributions littéraires, artistiques, juridiques de différente valeur, dans les directions tracées par le génie gréco-latin, et la création de la science moderne à laquelle les Anglais et les Allemands ont travaillé avec les Français et les Italiens. La science moderne a été créée par un effort commun des peuples de l’Europe, et il serait difficile de comparer le mérite de chaque nation.
Création et application sont deux choses distinctes. Les peuples méditerranéens ont créé, dans leur longue histoire un nombre plus grand de principes de civilisation que les peuples germaniques ou anglo-saxons ; cela n’empêche point que plusieurs de ces principes ont été adoptés, appliqués, perfectionnés et même employés comme des armes contre les peuples qui les avaient créés par les autres groupes. Mais cette réserve faite, on peut affirmer que la civilisation moderne est dans son ensemble l’œuvre des peuples méditerranéens, beaucoup plus que des peuples extra-méditerranéens ; qu’elle a été créée en partie par les Grecs et les Orientaux hellénisés du monde antique, en partie par l’esprit sémitique, en partie par les Romains d’abord et ensuite par les peuples qu’on appelle latins, parce qu’ils parlent des langues dérivées du latin : Italiens, Français, Espagnols, Portugais. Pour ne parler que de l’Europe moderne, ce sont les peuples latins qui ont fait, au XVe et au XVIe siècle, la plus grande partie de ce travail d’exploration géographique qui devait livrer à la race blanche la planète tout entière ; c’est à eux surtout qu’on doit la Renaissance, ce grand mouvement intellectuel d’où est sortie l’époque moderne. C’est aussi parmi ces peuples qu’il faut chercher ceux qui ont pris l’initiative de réorganiser, en Europe, de grands Etats et de puissantes armées après le morcellement politique et le cosmopolitisme désarmé du moyen âge. La Révolution de 1848 est encore un mouvement à la fois intellectuel, politique et social auquel le monde latin donne l’impulsion.
Il suffirait de cette courte énumération pour conclure que ces peuples ne devraient être jugés inférieurs à aucun autre groupe de l’Europe par leur importance. Il n’en est rien. Depuis un demi-siècle la décadence des peuples latins est un thème préféré des méditations des savants ou de ceux qui croient l’être. On en parle sous mille formes différentes. L’Espagne et le Portugal se tiennent tellement à l’écart que leur existence serait presque ignorée si leurs anciennes colonies d’Amérique n’étaient pas devenues une partie si importante du système économique contemporain. L’Italie, en se mêlant depuis 1859 à la politique de l’Europe, a attiré l’attention du monde sur elle plus que la péninsule ibérique, mais l’attention qu’on prête à ses efforts actuels est bien petite en comparaison de l’admiration qu’on a pour son passé. L’Italie contemporaine disparaît encore presque entièrement aux yeux du monde, dans son immense histoire. Quant à la France, surtout dans les dix ans qui ont précédé la guerre, l’opinion qu’elle était un pays en décadence, à bout de forces, destiné à une mort prochaine, devenait générale. Au moment où la guerre a éclaté, le monde était déjà convaincu ou bien près de se convaincre que le groupe des peuples qu’on appelle en Europe latins, après avoir fait tant de choses jusqu’à la fin du XIXe siècle s’était laissé rapidement distancer par d’autres groupes plus énergiques. On avait donc le droit de le considérer comme arriéré.
Cette persuasion avait fini par pénétrer même dans l’esprit des peuples latins. Sous des formes et dans des proportions différentes, ces peuples ont, pendant les derniers trente ans, oscillé entre des exaltations et des dépressions continuelles. Tantôt ils se sont proclamés les premiers peuples du monde ; tantôt ils se sont abandonnés au plus sombre pessimisme sur leur avenir. Il est d’ailleurs indiscutable que, depuis 1789, le groupe des peuples latins a été, parmi les groupes européens, le plus agité au point de vue politique. Les crises politiques qui les ont troublés ont été beaucoup plus nombreuses et graves que celles qui ont troublé le monde anglo-saxon et le monde germanique. Ces crises ont beaucoup contribué à donner au monde et aux peuples latins eux-mêmes une impression de faiblesse intérieure. Et à mesure que la conscience de cette faiblesse s’aggravait chez ces peuples, deux peuples bénéficiaient de leur décadence, vraie ou prétendue, en grandissant dans l’admiration du monde. L’Angleterre d’abord, l’Allemagne ensuite.
L’Angleterre avait été en Europe, entre 1870 et 1900, le modèle le plus admiré, dans l’industrie, dans le commerce, dans la finance, dans la politique, dans la diplomatie, dans la vie sociale. L’Allemagne n’était jusqu’alors le modèle que pour l’armée, la science et certaines institutions sociales. Mais après 1900, l’Allemagne sembla devenir rapidement le modèle universel, en battant l’Angleterre dans presque tous les champs où elle avait conservé jusqu’alors une supériorité incontestée. On ne continua pas seulement à admirer l’armée et la science allemandes, comme les premières du monde; on commença à admirer aussi son organisation industrielle, ses méthodes commerciales, son système de banques, comme des modèles plus modernes et plus parfaits que ceux que l’Angleterre offrait encore. Le monde se dit que l’Angleterre vieillissait et de plus en plus les esprits se tournèrent vers Berlin. C’était l’Allemagne, par ses doctrines et son exemple, qui portait le coup définitif aux doctrines anglaises du libre échange et du laisser faire de l’école de Manchester. C’était l’Allemagne qui seule réussissait à disputer l’empire des mers à l’Angleterre, en créant en peu d’années la seconde marine marchande et la seconde flotte du monde. Quand la guerre a éclaté, von Ballin était sur le point de prendre place parmi les gloires allemandes, à côté de Kant, de Goethe ou de Wagner. L’admiration pour l’Allemagne était devenue si grande, que même la répugnance pour ses institutions politiques avait diminué. L’indulgence presque incroyable du parti socialiste de tous les pays d’Europe envers l’empire des Hohenzollern en est la preuve la plus singulière. Aussi il n’est pas exagéré de dire que tout le monde, dans tous les pays d’Europe et d’Amérique, était devenu germanophile, après 1900. On a souvent attribué le prestige de l’Allemagne à ses victoires de 1866 et de 1870. Mais la génération qui avait assisté aux triomphes militaires de l’Allemagne avait admiré le germanisme beaucoup moins que la génération suivante. Après 1900, le monde n’avait plus vu, en Europe, que l’Allemagne et sa force grandissante avec une rapidité prodigieuse, au milieu de peuples ou surpris ou éblouis.
Ces faits sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’insister longuement. Si on s’en tenait à leurs apparences, il faudrait conclure que des pays, qui avaient été, pour tant de siècles, si actifs et si capables, auraient été tout à coup frappés par une impuissance incurable. Presque toutes les vertus qui font un peuple fort et une civilisation florissante auraient émigré, en peu d’années, en Allemagne. Il y avait eu, parmi les peuples, des parvenus de la puissance et de la richesse ; on n’avait pas encore vu le parvenu de la civilisation : un peuple devenu, en quelques dizaines d’années, capable de tout enseigner à tout le monde, même à ses anciens maîtres. Notre époque aurait pu assister à ce phénomène extraordinaire.
C’était d’ailleurs l’explication qui, avant la guerre, tendait à devenir générale. La guerre européenne a rapidement changé cet état d’esprit ; elle l’a même complètement retourné chez beaucoup de personnes. L’histoire a rarement assisté à un revirement si violent et si soudain. D’un bout à l’autre du monde, des millions d’hommes ont flétri le peuple allemand comme la honte de notre époque, comme le représentant de la barbarie, sans plus se rappeler qu’ils l’admiraient, il y a trois ans, comme le maître et le modèle de l’univers. Mais justement parce que ce revirement a été si violent et si soudain, il semble utile de s’arrêter à étudier ses causes et sa signification. Si le monde a oublié qu’il considérait, il y a trois ans encore, comme le modèle du monde le peuple qu’il traite aujourd’hui de barbare, le fait n’est pas moins vrai et il suffit d’y réfléchir un instant pour en saisir immédiatement toute la portée. Nous vivons dans la civilisation la plus savante qui ait jamais existé. Le choix d’un maître et d’un modèle est l’opération la plus grave qu’un homme ou un peuple puisse accomplir. Comment alors l’époque la plus savante de l’histoire a-t-elle pu se tromper d’une manière si grossière sur la question la plus grave de la vie et prendre comme modèle le peuple qu’elle devait tout à coup renier comme barbare ? Une telle erreur doit avoir des causes profondes. La recherche de ces causes est donc le problème le plus important qui, en ce moment, se présente aux esprits qui réfléchissent et qui tâchent de comprendre.
Ce livre est dédié à l’étude de ce grand problème. […] Cet effort a été long et pénible. Mais l’idée est simple. Elle peut être formulée de la manière suivante. Un examen assez rapide suffit pour découvrir dans la civilisation contemporaine deux idéals : un idéal de perfection et un idéal de puissance. L’idéal de perfection est un legs du passé et se compose d’éléments différents, dont les plus importants sont la tradition intellectuelle, littéraire, artistique, juridique et politique gréco-latine ; la morale chrétienne sous ses formes différentes, les aspirations morales et politiques nouvelles nées pendant le XVIIIe et le XIXe siècle. C’est l’idéal qui nous impose la beauté, la vérité, la justice, le perfectionnement moral des individus et des institutions comme les buts de la vie ; qui entretient dans le monde moderne la vie religieuse, l’activité artistique et scientifique, l’esprit de solidarité ; qui perfectionne les institutions politiques et sociales, les œuvres de charité et de prévoyance. L’autre idéal est plus récent : il est né dans les deux derniers siècles, à mesure que les hommes se sont aperçus qu’ils pouvaient dominer et s’assujettir les forces de la nature dans des proportions insoupçonnées auparavant. Grisés par leurs succès ; par les richesses qu’ils ont réussi à produire très rapidement et dans des quantités énormes, grâce à un certain nombre d’inventions ingénieuses ; par les trésors qu’ils ont découverts dans la terre fouillée dans tous les sens ; par leurs victoires sur l’espace et sur le temps, les hommes modernes ont considéré comme un idéal de la vie à la fois beau, élevé et presque héroïque, l’augmentation indéfinie et illimitée de la puissance humaine.
Le premier de ces deux idéals, l’idéal de la perfection, peut être considéré, en Europe, comme l’idéal latin. Le génie latin a montré son originalité et sa puissance, et il a conquis sa gloire la plus belle en s’efforçant de réaliser certains idéals de perfection, c’est-à-dire en créant des arts, des littératures, des religions, des droits, des Etats bien organisés. Cela ne signifie point que les peuples latins n’aient pas, eux aussi, contribué à créer l’idéal de puissance. L’histoire de la France pendant le XVIIIe et le XIXe siècle suffirait à assurer une place importante à ce groupe de peuples dans le grand changement de l’histoire du monde, qui est représenté par l’apparition de cet idéal nouveau. Mais les peuples latins, qui sont les peuples d’Europe dont la civilisation est la plus ancienne, ont fait de trop grandes choses dans les époques où les idéals de perfection dominaient seuls ou presque seuls, pour que leur vie ne soit encore aujourd’hui pleine de l’esprit de ces époques. Si, d’ailleurs, en ce qui concerne les idéals de perfection, les peuples latins peuvent revendiquer un rôle historique bien précis et caractérisé, il n’en est pas de même pour le nouvel idéal de puissance. Ils ont développé celui-ci en union avec d’autres peuples de race différente. On ne peut donc attribuer une signification bien précise à ces mots “le génie latin”, sans identifier ce génie avec l’irrésistible tendance qui fait désirer aux peuples et aux individus toutes les formes de perfection dont l’esprit humain est capable.
L’idéal de puissance peut, au contraire, être considéré, en ce moment, comme un idéal germanique. Ici aussi, il ne faut pas tomber dans l’erreur de croire que cet idéal a été créé par les Allemands. L’Allemagne a contribué moins que la France au long et pénible travail qui devait aboutir à l’éclosion de cet idéal dans le monde. Mais il est indiscutable aussi que, si elle a été lente à comprendre l’idéal nouveau, l’Allemagne a fini par en devenir, en Europe, pendant les derniers trente ans, le champion le plus ardent. L’immense développement de l’Allemagne, qui avait émerveillé le monde, n’est autre chose que cet idéal nouveau de puissance transformé par les Allemands en une espèce de religion nationale, devenu une sorte de messianisme, et appliqué avec une logique implacable et une passion ardente jusqu’aux conséquences extrêmes, dans tous les champs : non plus seulement dans l’industrie et les affaires, comme ont fait les Américains, mais dans le monde des idées et — application plus dangereuse — dans la guerre et l’armée.
Cette distinction entre les deux idéals faite, il est possible de comprendre l’immense tragédie dont nous sommes à la fois les acteurs, les spectateurs et les victimes ; d’expliquer le bouleversement d’idées qu’elle a produit et de jeter un coup d’œil dans l’avenir et les devoirs qui nous attendent. Il suffit de comprendre pourquoi et comment notre époque avait mêlé ces deux idéals en croyant qu’ils pourraient se développer infiniment et paisiblement à côté l’un de l’autre, tandis qu’à un certain point ils devaient entrer en violent conflit. C’est ce que nous allons tâcher de faire.
Il n’est pas besoin d’une analyse profonde pour découvrir qu’un des phénomènes caractéristiques des trente dernières années a été, en Europe, le déclin des anciens idéals de perfection et le prestige croissant de l’idéal de puissance. C’est le fait général qu’on avait masqué sous les noms les plus différents, comme le “triomphe de l’esprit pratique”, le progrès économique de l’époque”, “la politique réaliste”, “les tendances modernes”. Ce triomphe de l’idéal de puissance est d’ailleurs, comme on le verra dans ce livre, l’aboutissement d’un mouvement historique très complexe, dont les origines remontent bien loin. Il a été cependant accéléré, dans les derniers cent ans, par des causes immédiates. J’en citerai les principales: l’immense accroissement de la puissance anglaise, les richesses accumulées par l’Angleterre et par la France, les victoires de l’Allemagne, le développement des deux Amériques, l’exploration et la conquête de l’Afrique, l’augmentation de la population et des dépenses publiques, civiles et militaires, qui exigeait une augmentation de la production; le perfectionnement de l’outillage industriel, les progrès des sciences, le déclin des aristocraties, des monarchies, des Eglises qui représentaient en Europe l’esprit de qualité ou les idéals de perfection; l’épuisement de plusieurs de ces idéals qui rendait nécessaire un renouvellement; l’affaiblissement des gouvernements, l’avènement au pouvoir des classes moyennes, l’importance croissante acquise par les masses et le nombre en tout: dans les armées, dans la politique, dans l’industrie. Livrées à elles-mêmes, soustraites aux vieilles disciplines, les masses peu cultivées devaient pencher plutôt vers l’idéal de la puissance qui satisfait des instincts primordiaux comme l’orgueil, la cupidité, l’ambition, que vers des idéals de perfection, qui exigent toujours de l’esprit de sacrifice et une certaine force de renoncement.
C’est dans l’immense éclat de cet idéal de puissance que l’Allemagne a tellement grandi dans l’opinion du monde, pendant les premiers quatorze ans du siècle. Si le devoir suprême de l’humanité était véritablement de tendre toutes ses forces pour augmenter sa puissance, l’Allemagne aurait été le vrai modèle du monde. L’idéal de la puissance devenu religion nationale et un ensemble des circonstances favorables, telles que la position centrale, le voisinage de la Russie, l’abondance de la houille, le pullulement de la population, le développement économique général de tous les pays, avaient produit en Allemagne une explosion d’énergie sans exemple. Appuyés sur un gouvernement fort et doué de capacités indiscutables, la race, l’industrie, le commerce, la science, la diplomatie allemande avaient envahi le monde, multiplié leurs entreprises, conçu les plans les plus audacieux. Le succès n’avait pas souri toujours à ces entreprises; mais les échecs n’avaient jamais découragé ni le peuple ni le gouvernement. Partout l’Allemand avait pénétré ou avait tenté de pénétrer, en troublant la douce tranquillité des situations acquises, en introduisant un esprit nouveau d’activité, de nouveauté, de concurrence, en visant à conquérir la première place par une lutte aussi tenace que dénuée de scrupules.
L’histoire n’avait pas vu encore un exemple d’activité si fiévreuse. Les Etats-Unis eux-mêmes ne pouvaient soutenir la comparaison. Ils ont accompli de grandes choses dans l’industrie, mais en exploitant un territoire de 9 millions de kilomètres carrés. Les Allemands avaient réussi à tirer toutes les marchandises dont ils inondaient la terre, toutes les idées, bonnes ou mauvaises, dont ils remplissaient les cerveaux, la plus forte armée et la seconde flotte du monde, d’un territoire de 600,000 kilomètres carrés. Hypnotisé de plus en plus par d’idéal unique de la puissance, le monde avait été ébloui par cette activité étourdissante et il n’attachait plus aucune importance à la question des procédés par lesquels l’Allemagne remportait ses succès. Qu’importait si, déjà en 1870, elle avait ressuscité la vieille âme barbare de la guerre et proclamé les droits souverains de la force? Qu’importait si elle avait développé son industrie et son commerce à l’aide de procédés artificiels comme le dumping; par une détérioration systématique de la qualité de tous les objets fabriqués, et en se servant sans aucun scrupule de tous les moyens de falsification que l’esprit humain peut inventer? Pour blâmer ces procédés, il aurait fallu des idéals de perfection ou des étalons de mesure qualitatifs. Mais ceux-ci se confondaient, perdaient leur prestige et leur force… Le résultat seul comptait. Dans l’écroulement de tous les idéals de perfection, il ne restait plus debout, au centre de l’Europe, gigantesque, triomphante, que l’Allemagne. Il est maintenant possible de nous expliquer pourquoi l’idée de la décadence des peuples latins avait fini par s’imposer à tous, les peuples latins compris. Les pays latins, même les deux les plus forts, la France et l’Italie, étaient incapables de rivaliser avec l’Allemagne dans cet effort pour la puissance. La France n’avait pas une population suffisante. L’Italie avait la population: mais il lui manquait le charbon. A ces causes matérielles s’ajoutaient des causes psychologiques, c’est-à-dire une certaine persistance des sentiments qui remontaient aux époques de civilisation qualitative: habitude de l’économie, la répugnance à l’agitation continuelle, à l’innovation incessante, à l’esprit de modernisme à outrance, à la manie de la vitesse. Enfin la situation politique de ces pays rendait impossible aux gouvernements de soutenir l’effort de la nation avec autant d’énergie et d’intelligence que pouvait le faire le gouvernement allemand.
Pour toutes ces raisons, ces peuples ont peu à peu fini par se sentir inférieurs, dans la lutte pour la puissance, à l’Allemagne qu’ils cherchaient à imiter, mais en n’y réussissant qu’en partie. De là une très grave conséquence. En réagissant sur la France et sur l’Italie, l’idéal de la puissance y a excité, dans toutes les classes, l’appétit des gains faciles, le désir des enrichissements rapides, toutes les formes de l’arrivisme. Mais comme il n’a pas pu se développer complètement, il n’a pas excité au même degré les qualités et les vices corrélatifs, qui faisaient de la vie allemande un système, sinon parfait, comme le pensaient les observateurs superficiels, au moins complet et cohérent dans sa dangereuse absurdité: l’audace, l’orgueil, l’habitude de tout faire en grand, même les folies; l’esprit d’association, la confiance dans l’avenir, la discipline; cette espèce d’extravagante ferveur messianique par laquelle l’Allemand s’était convaincu qu’il régénérait le monde, en l’inondant de mauvaises marchandises. Dans l’ensemble les deux pays restaient plus attachés que l’Allemagne aux vieux idéals de perfection, c’est-à-dire — et la guerre l’a prouvé — dans un état intellectuel et moral plus élevé. Mais en même temps ils apportaient dans la vie économique une timidité, une limitation, un esprit de méfiance, d’isolement et de réalisme, une absence de toute illusion mystique qui, en se combinant avec l’appétit des gains et le désir des richesses, engendraient des égoïsmes et des corruptions très nuisibles soit au système économique, soit à l’organisation sociale tout entière des pays. Cet état de choses provoquait un grand mécontentement et donnait à une partie de l’opinion, dans les deux pays, un sens très douloureux d’impuissance intellectuelle et morale, en comparaison à l’Allemagne.
Un effort qui ne réussit qu’à moitié est toujours pénible, à un individu comme à un peuple. A ce sentiment d’impuissance partielle s’ajoutaient les préoccupations très justifiées d’un danger réel. Ce peuple qui se multipliait au centre de l’Europe et qui développait avec tant de rapidité, sous la conduite d’un gouvernement énergique, sa puissance, n’était-il pas un danger pour les peuples qui l’environnaient? Mais toutes ces inquiétudes et toutes ces craintes ne seraient pas devenues si angoissantes, dans les années qui ont précédé la guerre, sans une illusion dans laquelle est la raison profonde de l’immense crise actuelle. Les idéals de perfection qui auraient pu limiter à des proportions plus sages notre admiration de l’Allemagne s’étaient obscurcis dans l’esprit du monde; mais ils n’avaient pas été reniés officiellement. Personne n’aurait avoué, même avant la guerre, vouloir vivre dans un monde sans beauté, sans justice, sans vérité. Quand on parlait du progrès ou de la civilisation, on sous-entendait toujours, plus ou moins clairement, une amélioration morale et intellectuelle. Notre époque voulait la puissance, mais elle voulait aussi, en toute sincérité, la charité, le droit, la justice, la vérité, le bien. Elle se fâchait facilement si quelqu’un doutait de ces vertus. Par malheur, si elle voulait ces biens, elle n’était pas moins obligée, par les passions et les intérêts dominants, à les sacrifier chaque jour à son désir de richesse et de puissance. Il s’agissait donc, pour notre époque, d’augmenter indéfiniment ses richesses et sa puissance, en échappant au reproche de payer ces biens matériels par une détérioration morale de la société tout entière. Le problème était difficile; comment l’a-t-elle résolu ? Elle a trouvé un moyen simple et commode de mettre d’accord l’idéal de puissance et l’idéal de perfection: elle les a mêlés et confondus. Une armée nombreuse de sophistes aidant, elle s’est convaincue que le monde s’améliorait, devenait plus sage, plus moral, plus beau, en somme plus parfait, à mesure qu’il enrichissait et qu’il développait sa puissance. La quantité pouvait augmenter et la qualité s’améliorer indéfiniment, l’une à côté de l’autre.
Quel rôle a joué dans la vie intellectuelle du XIXe siècle la nécessité où notre époque se trouvait de confondre les idées sur ce point vital! Que de théories ont été admirées, parce qu’elles sortaient de cette confusion et aidaient à la produire dans les esprits! Celle du surhomme, par exemple. Mais l’Allemagne fut encore le pays qui bénéficia davantage de cette confusion. L’ordre apparent qui régnait dans le pays, et cette coordination presque parfaite de tous les efforts de la nation vers la puissance, semblèrent l’idéal de la perfection intellectuelle et morale. L’Allemagne devint le modèle de toutes les perfections, parce qu’elle était le pays le plus puissant. Elle fut considérée comme la nation la plus intelligente, la plus instruite, la plus sage, la plus morale, la plus sérieuse du monde. Elle avait résolu mieux que les autres nations tous les problèmes de l’époque et réalisé l’idéal de la vie plus parfait. Son droit, ses institutions sociales, ses sciences, sa musique semblaient insurpassables; elle commençait même à devenir un modèle dans les arts. L’Allemagne avait transporté dans les arts sa manie du modernisme, sa capacité d’imitation et son esprit d’organisation; ce qui, dans l’immense anarchie esthétique de l’époque, semblait le début d’une ère nouvelle à un certain nombre d’esprits mécontents du présent. Même les socialistes s’étaient convertis, dans les pays latins, à l’admiration de l’Allemagne. Pour trouver un prétexte de récriminations contre le régime bourgeois, ils avaient oublié qu’ils devaient à ce régime la possibilité d’exister comme parti; ils exaltaient les “lois sociales” édictées par l’oligarchie militaire qui gouverne l’Allemagne comme un grand progrès dont leurs pays n’étaient pas capables; et le parti socialiste allemand, qui, sans les libertés données au monde par la Révolution française, n’aurait pas même pu exister, comme le véritable libérateur du monde! Ce qui revenait à dire que le gouvernement des Junkers était plus juste et plus humain que les gouvernements démocratiques de l’Europe occidentale. L’Europe se berçait dans ces absurdes illusions, quand tout à coup le ciel et la terre tremblèrent. L’Allemagne venait de mettre le feu aux poudres.
En une semaine, le peuple qui était le modèle de toutes les vertus devint l’objet de l’exécration universelle. Le dictionnaire n’eut plus d’adjectifs suffisants pour le flétrir. Il fut banni de la société des nations civilisées. Que s’était-il passé en huit jours ? Une chose simple et tragique: l’idéal de perfection et l’idéal de puissance, que le monde avait confondus, comme s’ils pouvaient se développer indéfiniment côte à côte, étaient rentrés en conflit. Voilà le sens profond de toute la crise présente.
Un philosophe aurait pu prévoir a priori que ce conflit devait éclater un jour ou l’autre. Cette prévision appartenait au nombre des certitudes qu’on pourrait appeler dialectiques, parce qu’on peut y arriver par le raisonnement, et qui sont les plus sûres, si pour les déduire le raisonnement part d’une vérité bien établie. Une vérité de sens commun pouvait cette fois conduire facilement à cette prévision: c’est que les biens de la vie sont liés entre eux, de sorte qu’ils se limitent mutuellement dans différentes manières, et que si on veut jouir d’un bien au delà d’une certaine mesure, il est nécessaire de renoncer à l’autre qui était sa limite. Mais alors, très souvent, même le bien qu’on a trop désiré devient un mal. «Quinze jours durant — ainsi parlait, quelques années avant la guerre, un vieillard qui avait connu les hommes et le monde — nous avons discuté pour savoir ce qui valait mieux, ou produire des richesses, ou créer des œuvres d’art, ou découvrir des vérités, et jusqu’à quel point il était bon de désirer la richesse… Or ce faisant, qu’avons-nous fait, sinon rechercher les rapports qui existent entre l’Art, la Vérité, la Morale, l’Utilité, le Plaisir, le Devoir, le Droit, c’est-à-dire entre les biens de la vie? Ce sont des questions qui intéressent beaucoup les philosophes, lesquels se figurent volontiers que le monde est perpétuellement en peine parce qu’ils ne réussissent pas à résoudre ces graves problèmes. Mais la vie ne se charge-t-elle pas de leur répondre chaque jour? Est-il donc si difficile de comprendre que ces choses sont des limites les unes pour les autres? Le Devoir peut mettre un frein au Plaisir et le préserver d’abus périlleux; le sentiment du Beau, préserver la morale de certains excès de l’ascétisme; la Morale, détourner l’Art de certains sujets déshonnêtes; l’Utilité, tenir un peu en bride la Vérité; rappelant à l’homme que “toute vérité n’est pas bonne à dire”, ou empêcher la Morale et l’Art de se déshumaniser en devenant à eux-mêmes leur propre fin, et ainsi de suite. Qu’est-ce que l’histoire, sinon le perpétuel effort de la volonté pour trouver de nouveaux équilibres et de plus parfaites limitations entre ces éléments de vie ?» (1)
Il en est de même de la justice, de la charité, du respect, du droit, de la loyauté, du sentiment chevaleresque ; de tous ces idéals de perfection morale que le monde moderne n’avait pas reniés, et de la puissance. La puissance et ces idéals ne s’excluent pas nécessairement, mais ils se limitent mutuellement. Plus les idéals seront forts chez un peuple et chez un individu, et plus la puissance acquise en violant la justice, la charité, le droit, la loyauté leur fera horreur; ils ne voudront la puissance que dans les limites tracées par ces idéals de perfection morale. Plus l’ambition de la puissance sera forte et avec plus de facilité et d’indifférence un individu et un peuple franchiront ces limites. Si l’ambition de la puissance devient chez un homme ou chez un peuple une espèce de religion ou de mysticisme messianique, ces limites finiront par être considérées comme des obstacles que l’homme ou le peuple devront renverser et avec lesquels ils se vanteront d’entrer ouvertement en conflit. C’est ce qui est arrivé à l’Allemagne, sous les yeux du monde terrifié. Grisée par ses succès, par les flatteries dont elle était l’objet, par l’idée de sa force, par l’espoir d’un immense triomphe, l’Allemagne avait fini par croire, comme d’ailleurs la plupart de ses admirateurs, qu’elle était la meilleure, parce qu’elle était la plus forte ; il était donc évident qu’elle s’améliorerait à mesure qu’elle accroîtrait sa force ; par conséquent, tout ce qu’elle faisait pour augmenter sa puissance était bien. Une fois l’esprit de tout un peuple, puissant, fort, nombreux, mis sur cette pente, il devait rapidement glisser aux pires excès.
Mais si l’Allemagne, qui était la plus forte et qui espérait vaincre, avait facilement confondu tout ce qui favorisait ses immenses ambitions avec le bien, les peuples attaqués, qui se sentaient les plus faibles et qui se virent menacés par un danger terrible, se réfugièrent auprès des autels délaissés de la Justice, du Droit, de la Générosité chevaleresque, de la Loyauté ; c’est-à-dire qu’ils opposèrent à l’Allemagne et à son idéal de puissance les vieux idéals de la perfection. Dès ce moment on a recommencé, chez tous les peuples qui parlent des langues dérivées du latin, à exalter en prose et en vers le génie latin, l’esprit latin, la civilisation latine. Et à raison, car le génie latin résume les idéals de perfection, qui seuls peuvent limiter les aspirations de l’homme à la puissance criminelle. Mais si l’idéal latin est surtout et avant tout un idéal de perfection, il est nécessaire que tous ceux qui aujourd’hui exaltent le génie latin et l’opposent au germanisme se rendent bien compte qu’il représente l’opposé de ce qu’on avait pris l’habitude d’admirer davantage dans l’Allemagne : de cette insatiable aspiration à un accroissement illimité de puissance ; de cette activité inlassable et dénuée de scrupules ; de cet esprit d’invasion ; de ce goût pour tout ce qui est énorme, colossal, extravagant, violent. Il ne faut pas se faire trop d’illusions : l’idéal d’une puissance qui s’accroîtrait indéfiniment a séduit beaucoup d’esprits et est pénétré profondément même dans les pays latins. Même aujourd’hui, après tant de sang, beaucoup d’adversaires de l’Allemagne oscillent entre l’horreur et la crainte des excès commis par elle et le désir de s’approprier ses méthodes et le secret de ses succès. Il ne faut pas non plus oublier que de puissants intérêts sont liés même dans les pays latins à cet idéal de puissance illimitée, tandis que tout idéal de perfection impose des limites, des restrictions et des renoncements.
C’est pour cette raison surtout que la guerre actuelle semble devoir être le commencement d’une crise historique bien longue et bien compliquée. Cette immense catastrophe a montré au monde qu’il n’est pas possible de vouloir en même temps une augmentation illimitée de puissance et un progrès moral continuel ; que tôt ou tard le moment arrive où il faut choisir entre la justice, la charité, la loyauté, et la force, la richesse, le succès. Mais il n’est pas si facile de faire le choix que de dire qu’il faut le faire. Quelques exemples montreront quelles transformations et quelles responsabilités implique ce choix, si le monde se décidait un jour à limiter de nouveau l’idéal de la puissance et les ambitions qu’il engendre, par des idéals, anciens ou nouveaux, de perfection. Ces exemples donneront en même temps une idée des conclusions pratiques que comportent les idées développées dans ce livre et la conception du conflit européen qui y est exposée ; ils feront ainsi mieux comprendre ce que signifiera dans la civilisation moderne une renaissance de l’esprit latin, le jour où elle se produira.
Il y a dans beaucoup d’Etats une question de l’alcoolisme. Elle est grave surtout en France. En quoi consiste cette question ? Elle n’est qu’une des conséquences de l’effort pour l’augmentation illimitée de la production de toutes les choses, utiles ou nuisibles, qui caractérise notre époque. Seule entre toutes les civilisations de l’histoire, notre civilisation s’est appliquée avec la même énergie à fabriquer des quantités toujours plus grandes de tous les produits, depuis l’alcool jusqu’aux explosifs, depuis les canons jusqu’aux aéroplanes, sans jamais qu’inquiéter de l’usage qu’on en ferait. C’est ainsi qu’on a fabriqué des quantités énormes d’alcool ; et qu’après les avoir fabriquées, on les a fait avaler aux masses, même au risque de détruire des peuples entiers. Les sources premières du vice sont dans l’industrie et non dans les hommes. Ce n’est pas la soif des hommes qui oblige l’industrie et l’agriculture à produire les boissons en quantité toujours plus grande : ce sont l’industrie et l’agriculture qui, entraînées par le formidable élan économique du monde, augmentent la production et qui, pour l’écouler toute, apprennent aux masses à s’enivrer. La question de l’alcoolisme est, en somme, avant tout, une question de surproduction. Nos ancêtres étaient beaucoup plus sobres non pas parce qu’ils étaient plus sages, ou plus vertueux, ou plus dévots ; mais parce qu’ils produisaient moins d’alcool et le peu qu’ils en produisaient était de qualité meilleure. Ils ne pouvaient pas boire l’alcool qui n’existait pas.
La conséquence est claire. Pour déraciner ce fléau, il faut que l’Etat revendique la faculté de limiter certaines productions pour des raisons morales et patriotiques ; c’est-à-dire d’imposer des limites morales à la puissance productive sans cesse croissante de l’industrie moderne. Ni les comités de propagande, ni les conférences, ni les sermons, ni les pamphlets, ni même la diminution des cabarets ne guériront le mal, tant qu’on continuera à distiller des quantités si grandes d’alcool. Si on veut épargner aux masses ce fléau, il n’y a qu’un moyen : interdire complètement la distillation des alcools de qualité inférieure, destinés à la fabrication des liqueurs, et limiter rigoureusement la production des alcools de qualité supérieure. Le peuple sera obligé de boire moins quand il n’aura plus à sa disposition que du vin, de la bière, et peu de liqueurs très chères.
Une autre grave question que la guerre a posée est celle des limites de la concurrence commerciale entre les différents peuples. Tout le monde sait que le développement de l’industrie et du commerce allemands a été en partie obtenu à l’aide de procédés particuliers de concurrence, comme le dumping et d’innombrables bien qu’ingénieuses falsifications. La chimie allemande a été la grande complice de toutes ces falsifications. Ce sont des procédés qui peuvent être justifiés seulement si on admet que la quantité est tout dans le monde, que chaque peuple ne doit chercher qu’à produire, vendre, consommer le plus qu’il peut, que le mérite des nations se mesure d’après le chiffre des exportations et que pour augmenter la masse totale du commerce tous les moyens sont bons. Mais ce sont là les principes qui ont conduit l’Allemagne à se détruire en détruisant l’Europe, pour satisfaire ses ambitions démesurées, et contre lesquels nous protestons depuis trois ans en opposant l’esprit latin et ses idéals de perfection morale aux cupidités sans scrupule du germanisme ! Si donc on veut que l’esprit de justice, la loyauté, un certain sentiment de confiance règlent dans l’avenir les rapports entre les peuples civilisés de l’Europe, il faut mettre des freins et des limites à ces louches procédés. Il le faut d’autant plus que, si on n’y réussit pas, il n’est point douteux que tout le monde se mettra après la guerre à imiter le système allemand : avec quel résultat ? Il est facile de le deviner ! Il faut donc tâcher d’imposer des règles morales à la concurrence internationale : mais par quel moyen ? On n’en voit qu’un seul : revenir, en la modernisant, à une vieille doctrine qui était moins une loi économique qu’un principe moral imposé à l’économie : le juste prix des choses. «Carieus vendere vel vilius emere rem quam valeat… injustum» a dit saint Thomas. L’application de ce principe dans ce cas peut être faite sans hésitation, car personne ne doutera que celui qui achète une chose à un prix inférieur à son coût de production l’achète au dessus de sa valeur. Il faudra donc affirmer que le dumping, tout en rendant service aux personnes qui en profitent, altère dans les esprits la notion du juste prix des choses, habituant les uns à consommer des produits dans une quantité supérieure à celle qu’ils devraient consommer, étant données leur richesse et la richesse générale ; en obligeant d’autres à travailler à un prix trop bas ; en troublant tout le système des rétributions. Par conséquent, tous les Etats devraient s’engager entre eux à défendre le dumping sous toutes ses formes ; et chaque Etat devrait se réserver la faculté suprême d’annuler, par des droits équivalents, le dumping qu’un autre Etat ne voudrait pas ou ne pourrait pas réprimer.
Non moins grave est la question de la falsification, comme procédé normal de l’industrie moderne. Elle a enrichi depuis un siècle beaucoup d’industriels ; elle a profité surtout aux Allemands, qui s’en sont servis avec leur énergie et leur audace habituelles ; mais elle est un des procédés du commerce et de l’industrie modernes les plus dangereux. Comme le dumping détruit dans les esprits la notion du juste prix des choses, ces falsifications rendent de plus en plus les hommes incapables de distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais ou médiocre ; c’est-à-dire qu’elles étouffent dans notre civilisation le sens de la qualité. Or, à mesure qu’on étouffe dans les hommes le sens de la qualité, la lutte commerciale et industrielle doit nécessairement se développer dans le sens de la quantité. L’industrie qui versera sur le monde et saura lui imposer une abondance plus grande de produits plus mauvais sera victorieuse. Mais quand les hommes s’efforcent non pas de fabriquer et de faire admirer des objets d’une certaine qualité, mais de produire et de vendre la plus grande quantité d’objets dans le temps le plus court, c’est une victoire sur la matière, sur le temps et sur l’espace qu’ils visent, et non un raffinement de leurs aptitudes et capacités. C’est donc un idéal de puissance et non un idéal de perfection qu’ils poursuivent. Il est ainsi possible de reconstituer la chaîne qui relie ces procédés de falsification, reconnus comme légitimes par l’industrie moderne, à la crise actuelle. Les procédés de falsification étouffent le sens de la qualité ; plus le sens de la qualité devient obtus dans une époque, plus l’industrie et le commerce se trouvent dans la nécessité de lutter pour la quantité, c’est-à-dire d’augmenter indéfiniment la production. Cette lutte pour la quantité amène par nécessité le triomphe d’un idéal de puissance sur tous les idéals de perfection ; et les conséquences possibles d’un pareil triomphe, chez un peuple qui savait posséder la plus forte armée du monde, nous les voyons depuis 1914.
Pour les procédés de falsification, on peut répéter ce qu’on a déjà dit du dumping : si on n’y met pas un frein, ils se généraliseront après la guerre. Tout le monde voudra employer contre l’Allemagne les armes qu’elle a forgées et avec lesquelles elle nous a blessés. Mais est-il possible de mettre un frein à ce mal ? Oui : si les Etats redevenaient, en s’adaptant aux exigences d’un monde tellement grandi, ce qu’ils étaient autrefois : les garants de la qualité des marchandises. Ils ne devraient pas, comme ils faisaient autrefois, imposer à l’industrie un certain étalon de perfection ; ils devraient continuer à reconnaître à l’industrie et au commerce le droit, octroyé par la révolution industrielle du XIXe siècle, de détériorer la qualité au profit de la quantité tant qu’ils veulent et qu’ils peuvent ; mais ils leur devraient nier impitoyablement le droit de cacher cette détérioration de la qualité par toutes les tromperies dont l’industrie et le commerce abusent aujourd’hui. Des législations intérieures très fortes et tout un système de conventions internationales bien étayé devraient empêcher l’industrie et le commerce de tromper le public sur l’origine, la composition, la solidité, sur les qualités les plus importantes en somme des marchandises. Des lois de cette espèce étaient nombreuses autrefois, dans les périodes de civilisation qualitative ; la quantité triomphant avec la machine à vapeur les a balayées ; mais beaucoup d’inconvénients très déplorés du régime économique actuel disparaîtraient si on revenait au principe inspirateur de ces vieilles lois, en l’adaptant aux nécessités du monde moderne. On peut même dire que ces inconvénients disparaîtront seulement le jour où l’industrie et le commerce accepteront ces limites morales.
Les falsifications commerciales ne sont d’ailleurs qu’une partie d’un problème beaucoup plus large, du plus grand problème moral de notre époque : celui de la loyauté. Depuis trois ans, les perfidies et les mensonges allemands font l’étonnement du monde. On se demande comment notre siècle peut avoir engendré un peuple qui manque à la foi jurée avec tant d’aisance et qui sait mentir avec tant d’audace. Ne serait-il pas plus raisonnable de se demander quelle bonne foi et quel respect pour la vérité pouvait-on trouver dans un peuple qui s’était enrichi et avait réussi à se faire admirer par l’univers, en falsifiant presque tous les produits de la terre ? Dans ce défaut aussi, les Allemands représentent peut-être notre époque plus qu’on ne le croit. Notre époque a fait de grandes choses et a beaucoup de vertus ; mais elle se montre de plus en plus incertaine et faible dans la conception de l’honneur. M’est-il permis de citer encore une page, écrite avant la guerre ? «Aucune civilisation n’eut jamais un aussi grand besoin que la nôtre de mettre une limite à la liberté de mentir. Car j’ai beau prêcher que l’homme doit marcher vers l’avenir sans retourner la tête ; je ne me fais pas d’illusion, vous savez. Précisément parce que ce sont des limites, des limites conventionnelles et toujours provisoires, l’homme est sans cesse en guerre avec les principes sur lesquels repose l’ordre social et moral. Les intérêts et les passions cherchent continuellement soit à renverser ces limites par des moyens violents, — guerres, révolutions, séditions, lois martiales, bombes, attentats, crimes, — soit, plus souvent, à les éluder par la sophistique, parce que c’est moins dangereux. Pourquoi la sophistique n’est-elle jamais morte des blessures que la logique lui a infligées en tant de duels mémorables ? Pourquoi toutes les époques ont-elles patenté et couvert d’or une corporation officielle de sophistes, les avocats ? Pourquoi Socrate put-il croire qu’il accomplissait une grande réforme morale en apprenant aux hommes à bien raisonner ? Parce que la sophistique est l’arsenal où l’homme va chercher les moyens d’observer les principes, lorsqu’ils lui reconnaissent un droit, et de les éluder tout en feignant de les respecter, lorsqu’ils lui imposent un devoir. Or, si déjà l’homme a recouru largement à cet arsenal dans le temps où les principes étaient consacrés par la religion, que ne fera-t-il pas aujourd’hui que, sorti de l’enfance, il a découvert le secret du jeu ? L’esprit critique est trop vif à notre époque, nous sommes trop vieux, nous connaissons trop l’histoire et nous sommes désormais trop habitués à jouir de la liberté effrénée au milieu de laquelle nous vivons ! Et vous aviez raison encore, Cavalcanti, quand vous disiez que, si notre civilisation est à tel point plastique, progressive, vivace, c’est à cela qu’elle le doit. Donc plus l’homme vieillit, plus il devient riche, savant, puissant, et plus il devrait le répéter à lui-même, s’inculquer profondément dans l’esprit cette règle suprême de la sagesse : «Va, sans jamais tourner la tête en arrière pour voir le bras qui te pousse, crois au principe que tu professes et observe-le comme s’il t’était imposé par Dieu, comme s’il représentait l’unique vérité, l’unique beauté, l’unique vertu, la santé et le salut du monde ; ne discute pas, ne sophistique pas, ne transige pas ; sois fidèle à ta conviction jusqu’au bout, sans avoir peur de risquer pour elle ta vie et ta fortune ; oblige toi toi-même à ne pas mentir et à ne pas trahir, alors que personne autre ne peut t’y obliger. Mais si ton principe tombe, résigne-toi à sa chute comme s’il n’avait été qu’une humaine, conventionnelle et arbitraire limitation de cette Vérité infinie, de cette Beauté infinie, de ce Bien infini qui continuent à circuler dans le monde par le canal du nouveau principe qui a emporté le tien.» Et au contraire la quantité triomphante nous apprend dès le berceau à mentir aux autres et à nous-mêmes, à nous perfectionner dans tous les arts de la mystification. Pourquoi ? Parce que, si, en fait, la quantité triomphe aujourd’hui dans le monde grâce aux machines, au feu, à l’Amérique, elle ne peut pas, malgré tout, assumer ouvertement et en son propre nom le gouvernement du monde : car l’homme, toujours et partout, dans n’importe quelle condition et à n’importe quel moment, a besoin de traduire la quantité en qualité et de croire que les choses dont il se sert répondent à un idéal de perfection. Même à une époque où le monde s’est détérioré si fâcheusement et où presque tous les étalons de mesure se sont égarés ou confondus dans la médiocrité, même aujourd’hui, dis-je, personne ne s’accommode de reconnaître une chose meilleure seulement parce qu’elle coûte davantage, c’est-à-dire faire de la quantité le critérium de la qualité. Tout au contraire, chacun veut se convaincre que, s’il paie plus cher, c’est parce que la chose est meilleure ; sinon il lui semblerait qu’il s’avoue à lui-même sa propre sottise. Voilà pourquoi la quantité doit prendre le masque de la qualité et user de fraude pour tromper les hommes et leur faire accroire que, au moment même où ils ne se procurent que l’abondance, ils poursuivent ainsi la beauté ou la bonté. Que sont tous ces tapis de Smyrne fabriqués à Monza, tous ces objets japonais ou tous ces meubles indiens fabriqués à Hambourg et en Bavière, toutes ces nouveautés de Paris fabriquées en cent lieux, tous ces lapins à qui quelques semaines suffisent pour se transformer en loutres, tous ces champagnes fabriqués en Amérique, en Allemagne, en Italie, sinon des mensonges de la quantité qui vole à la qualité ruinée et proscrite ses derniers haillons ? Qui ne sait combien de procédés et de substances la chimie a fournis à l’industrie pour tromper le public ? Il n’est donc pas étonnant que notre société ne possède plus aucun instrument de vérité et de foi qui agisse sur les consciences, comme faisaient jadis le serment et l’honneur par lesquels les religions et les aristocraties contraignaient l’homme à être sincère, quand il pouvait mentir impunément, fidèle, quand il pouvait être félon. Et dès lors qu’on voit naître dans la société moderne et devenir graves maintes difficultés pour la solution desquelles on s’ingénie à trouver des théories, des institutions, des mesures préventives ; mais tout cela demeure sans succès, parce que ces difficultés ne sont que des questions de loyauté. Si le sentiment de la loyauté existait, il les résoudrait en une seconde.» (2)
Mais il me semble voir plus d’un lecteur sourire et l’entendre répéter l’objection, qu’un scepticisme justifié suggère à beaucoup de personnes. « Toutes ces idées sont excellentes sur le papier. Mais sera-t-il jamais possible de les appliquer ? Les mauvaises passions et les intérêts des hommes y consentiront-ils jamais ? »
Je ne me fais pas d’illusion, par exemple, sur les difficultés que les Etats modernes, affaiblis comme ils le sont, rencontreraient le jour où ils voudraient redevenir les garants de la qualité, dans un monde économique tellement plus vaste et plus encombré que l’ancien. Et pourtant l’industrie et le commerce ne sont pas encore le champ où l’idéal de puissance et l’idéal de perfection sont destinés à livrer leurs plus dures batailles. Les mêmes principes peuvent s’appliquer à des questions beaucoup plus graves et plus vitales, auxquelles je ferai seulement allusion, justement parce qu’elles sont trop graves et que le moment de les approfondir n’est pas encore arrivé. Mais il n’est point douteux, par exemple, que l’idéal latin de la vie, le jour où il pourrait se développer de nouveau dans toute sa force et sa cohérence, conduirait l’Europe à la limitation des armements sous toutes ses formes, depuis l’invention des nouveaux engins de guerre jusqu’aux fabriques d’armes et aux effectifs. C’est dans la guerre que l’idéal de puissance, représenté par l’Allemagne, a détruit plus entièrement tous les anciens idéals de perfection morale en qui nous croyions ; c’est dans la guerre qu’une forte réaction sera plus nécessaire, si on veut sauver la civilisation moderne d’une catastrophe irréparable. Mais la limitation des armements implique un autre changement, dont la portée est encore plus formidable et qui soulève, sous une autre forme, le problème de la loyauté que nous avons touché auparavant. C’est que les Etats de l’Europe consentent à limiter par des traités, les uns envers les autres et dans des proportions égales, leurs droits souverains, en vue d’un intérêt supérieur, commun à tous. Il suffit d’énoncer la chose pour comprendre toutes ses difficultés. Et pourtant il serait une erreur de considérer toutes ces idées comme des utopies irréalisables. Elles ne sont pas, sans aucun doute, des nécessités sur lesquelles on puisse compter comme sur l’accomplissement d’une loi naturelle ; mais ce sont des possibilités qui dépendent de la volonté humaine. Nous nous trouvons dans une sphère où tout dépend de ce que les hommes veulent. Si on avait dit à un homme du XVIe siècle que l’organisation de l’autorité et de la tradition sous laquelle il vivait tomberait un jour, il aurait haussé les épaules. Mais l’homme a bien réussi, dans les deux derniers siècles, à renverser les principes sur lesquels la société s’appuyait jusqu’à déchaîner sur la terre cet ouragan de fer et de feu, parce qu’il a voulu l’augmentation illimitée de sa puissance. Regardons le monde : des millions d’hommes s’égorgent, les empires s’écroulent, les richesses produites par deux générations flambent, la furie de la destruction sévit sur la terre, sur la mer, dans les airs, vingt siècles de progrès moral semblent anéantis, des étincelles de l’immense incendie ont été déjà transportées par le vent au-delà de l’Atlantique. Si les hommes ont voulu tout ce qui a rendu inévitable cette explosion chaotique de passions sauvages, est-il téméraire d’espérer qu’ils pourront aussi un jour vouloir ce qui assurerait au monde un peu plus d’ordre, de foi, de justice, de loyauté, de charité véritable ? Mais ce qu’on pourrait appeler la volonté des époques, c’est-à-dire les grands courants des civilisations qui se succèdent, est un phénomène bien mystérieux. Ils semblent être l’œuvre de l’esprit humain et être pourtant supérieurs à l’esprit de chaque homme, comme si un peuple, une nation, une série de générations étaient quelque chose de plus que l’ensemble des êtres humains dont ces groupes humains se composent ; comme s’ils jouissaient entièrement de la liberté de choix dont les individus ne disposent que dans une faible mesure. Il est pour cela impossible de dire si et quand les hommes voudront une société plus stable et plus juste que celle qui se débat aujourd’hui dans cette crise de violence forcenée, et à la suite de quels tentatives et errements ils la voudront. Mais que ce jour soit proche ou lointain, le devoir de l’historien, du moralise, du philosophe ne change pas. Ils doivent exposer à leurs contemporains comment sous les surprises, les horreurs et les ruines de cette crise, dans toutes les contradictions et les incertitudes au milieu desquelles notre époque se débat, dans les difficultés qui se présentent de tous les côtés et dans celles, encore plus grandes, qui se présenteront, se cache ce dilemme de la perfection et de la puissance auquel le monde ne peut échapper. La lutte entre le génie latin et le génie germanique n’est pas autre chose. L’historien, le moraliste, le philosophe ne sont pas autorisés à dire que l’homme doit préférer la perfection à la puissance. L’homme sera libre, dans l’avenir, de résoudre le problème comme il l’a été, dans le passé, en se décidant pour l’un ou pour l’autre terme du dilemme. Mais ce que l’historien, le moraliste et le philosophe peuvent et doivent dire, c’est qu’il est impossible de vouloir les deux choses à la fois et de chercher à augmenter indéfiniment, en même temps, ces deux biens. Les événements actuels en font la preuve décisive. N’avons-nous pas, depuis deux ans, vu revenir parmi nous ceux qu’on considérait comme les fantômes d’âges morts pour toujours : les lois somptuaires ; les limitations au commerce international et à la consommation des marchandises ; la taxation des prix et des salaires ? N’avons-nous pas vu, tout à coup, l’économie, l’épargne, la simplicité, la limitation des besoins, devenir de nouveau des vertus civiques, exaltées, comme à l’époque de César et d’Auguste, par ceux-là mêmes qui voulaient les bannir du monde au nom du progrès ? N’avons-nous pas été obligés violemment, d’un jour à l’autre, par la force des choses, à revenir à des méthodes et à des idées créées par les époques qui avaient soumis l’activité économique à des idéals de perfection morale ? Et que signifie ce revirement inspiré, sinon que, quoi qu’il fasse, le moment arrivera toujours où, s’il ne le fait pas spontanément, l’homme sera obligé par les lois mêmes de la vie à choisir entre les deux idéals ? Toute la question se réduit alors pour lui à savoir s’il choisira par force, c’est-à-dire mal, en souffrant et sans profit ; ou s’il choisira spontanément, d’après une conception organique et élevée de la vie et de ses buts.
Toutes ces vérités sont bien simples. Mais il n’était pas peut-être inutile de les exposer dans un moment où les esprits sont si troublés. Elles pourront, en tout cas, aider quelques lecteurs à profiter de l’expérience de l’auteur, qui, lui aussi, aux débuts, avait risqué de s’égarer dans le brouillard de cette grande confusion intellectuelle et morale, et qui, grâce à ces simples vérités, a au moins pu éviter le malheur d’être un admirateur du système allemand, dans les années qui ont précédé la guerre.
(1) Entre les deux mondes, Paris, 1913, p. 415.
(2) Entre les deux mondes, pp. 370.