Il y a 4 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
233911 juin 2015 – De plus en plus, le commentaire des évènements du monde ressemble à un Journal de la “folie ordinaire” parvenue à se transmuter en quelque chose de quotidiennement extraordinaire. Alors que le Moyen-Orient offre plutôt le spectacle d’un tourbillon qui semble ne jamais devoir s’arrêter, l’Ukraine paraît encore plus originale en fait de crise. Hors de la faveur que lui accorde l’école des grands géopoliticiens relayés par un Zbigniew Brzezinski qui semble immortel et des souvenirs d’une histoire riche et précieuse, ce pays est relativement insignifiant dans la marche chaotique des évènements depuis la chute de l’Union Soviétique. Il devient bien entendu important si l’on y fait un coup d’État et si l’on y installe une situation menaçante pour la Russie, mais c’est là risquer “le grand coup”, qui est le cas d’un conflit nucléaire ; il n’est pas propre à l’Ukraine puisqu’il s’agit d’une attaque contre la Russie ; il pourrait se faire en divers autres lieux et dans diverses autres circonstances et ne dit que fort peu de choses en lui-même de l’importance ontologique de la crise ukrainienne..
Non, il y a autre chose qui caractérise la crise ukrainienne et qui la rend à nulle autre pareille, et qui, alors, fait de l’Ukraine un point central extraordinaire de notre crise générale. Les complexités internes de ce pays qu’on a soudain et artificiellement élevé à un statut d’une importance stratégique extraordinaire et chargé d’enjeux qui ne le sont pas moins, – à la fois “artificiellement élevés” et “extraordinaires”, – font qu’il s’avère être comme une sorte de bouillon de culture effervescent et incandescent pour toutes les contradictions possibles, tous les paradoxes, tous les déterminismes antagonistes que notre contre-civilisation en fin de course peut rassembler. Les “valeurs” sur lesquelles le Système appuie la terrorisation des esprits qui assure la cohérence de son empire sur les élites et les populations y sont proclamées pêle-mêle, dans des conditions extrêmes qui débouchent souvent sur leur inversion et les menacent avec une vigueur extraordinaire. Ainsi, avec l’Ukraine et autour de l’Ukraine se développent des situations contradictoires qui menacent les fondements de la narrative générale, au nom de laquelle justement l’Ukraine a été élevée artificiellement au statut et dans l’enjeu qu’on lui voit. Cette situation se diffuse autour de l’Ukraine, mais plutôt sur son Nord et sur son Ouest, parce que l’Est (la Russie) s’est verrouillée dans une unanimité patriotique dont pourraient rêver les dirigeants et les nations du bloc BAO en plein processus de dissolution (les dirigeants) et de déstructuration (les nations). De cette façon, l’extraordinaire crise ukrainienne commence à pénétrer, en portant une menace involontaire d’inversion par rapport aux intérêts du Système, dans l’intimité des structures morales et psychologiques européennes, notamment par le biais des mœurs sociétaux aussi bien que par celui des constantes mémorielles, notamment celles de de l’histoire récente de la deuxième guerre mondiale et de l’Allemagne.
Pour illustrer ce panorama générale, on s’arrêtera à trois évènements récents ou en cours, qui se sont de différents ordres, qui reflètent le désordre extraordinaire que la crise ukrainienne produit chez ceux-là même qui l’ont déclenchée. Il s’agit du désordre qui est pour nous le plus essentiel, le plus pernicieux, le plus complexe et le plus difficile à contrôler parce qu’il s’attaque à la perception, à la psychologie, au-delà aux jugements et à l’esprit, et, puisqu’il s’agit du bloc BAO, à la narrative ; il s’agit d’un désordre de “la communication”, qui affecte des domaines culturels, sociétaux et de l’ordre des “valeurs” constituant aujourd’hui l’ossature de la puissance et de la cohésion psychologique et intellectuelle du bloc BAO.
• Le premier de ces éléments, ou évènements à considérer, est l’affaire de la Gay Pride à Kiev, le 6 juin. Pour une fois on fera confiance, pour le compte-rendu rapide de cette affaire, au journal Le Monde qui, n’ayant nulle part pu y dénicher “la main de Poutine”, s’en est trouvé réduit à faire un compte-rendu objectif, allant jusqu’à nommer les agresseurs de la Gay Pride dans le chef de Dimitri Iaroch et de son groupe Pravy Sektor qui occupe une place importante sur l’échiquier politique et activiste en Ukraine. (On donne ici ces précisions en notant que le quotidien Guardian n’a pas été jusqu’à nommer les agresseurs pourtant parfaitement identifiés dans son article 6 juin 2015, se contentant de courageuses périphrases telles que “des assaillants inconnus”, “un groupe d’extrême-droite”, “des hooligans”. Cela vaut au quotidien londonien et parangon de la vertu progressiste un court et furieux article d’Alexander Mercouris le 8 juin 2015 sur Russia Insider.)
Donc il s’agissait d’une Gay Pride de 300 personnes, qui fut autorisée au dernier moment par Porochenko contre l’avis du maire de Kiev, le boxeur Klitschko, qui fut protégée par 1 200 policiers, qui put défiler pendant une trentaine de minutes, avant une attaque très violente lors de la dispersion ... C’est là que nous prenons en marche l’article du Monde du 6 juin 2015 :
«Seul incident notable pendant le défilé, un policier a été atteint par une bombe artisanale, laissant derrière lui une large flaque de sang. Mais les organisateurs avaient apparemment négligé un point : le moment de la dispersion du rassemblement. Celui-ci s’est vite mué en une course-poursuite effrénée entre policiers, contre-manifestants masqués et décidés à en découdre, et manifestants pris au piège dans le dédale des cours du quartier. On a pu voir des groupes de manifestants apeurés tenter d’arrêter des véhicules en pleine rue pour échapper aux coups, d’autres essayer d’échapper discrètement à la nasse.
»Une trentaine de membres de groupes d’extrême droite ont été interpellés, parfois violemment. Plusieurs blessés ont été emmenés à l’hôpital, dont au moins deux membres des forces de l’ordre.
»Les groupes d’extrême droite avaient très ouvertement fait part de leur intention d’empêcher la tenue du défilé. Dmitro Iaroch, dirigeant du parti ultranationaliste Pravy Sektor, avait notamment expliqué que malgré la mobilisation de nombre de ses membres sur le front, son groupe et d’autres groupes seraient bien présents. “Les représentants du mouvement politique et militaire Pravy Sektor seront obligés d’empêcher la réalisation de ces projets destructeurs des valeurs familiales, de la morale et de l’image traditionnelle des êtres humains”, écrivait-il sur Facebook.
»“Tout ça sert les ennemis du pays”, expliquait avant le début de la marche un jeune homme au look de skinhead mais venu, assurait-il, en “simple voisin”. “Comment vont réagir les gens des régions du Sud et de l’Est, où il y a encore des tensions, en voyant cette horreur ? L’Ukraine est un pays traditionaliste, et on veut nous pousser dans les bras de l’Europe décadente.”»
Des détails intéressants sur cette Gay Pride peuvent être trouvés également sur FortRus, le 6 juin 2015. (On y apprend qu’on trouvait, dans les 300 participants de la Gay Pride, autant des Suédois et des Géorgiens que des Ukrainiens.) Dans un article renvoyant à des “experts ukrainiens” intervenant sur le site Vesti, Sputnik.News rapporte le 8 juin 2015 que l’attaque de la Gay Pride marque une tension grandissante entre Porochenko et Pravy Sektor et qu’en ayant autorisé la Gay Pride Porochenko a notablement renforcé sa position auprès de ses tuteurs du bloc BAO dont on sait la sensibilité à ce genre de décisions stratégiques. Mais on aurait tort d’en rester à ces considérations politiques, car il y a une dimension culturelle, sociétale et de communication dans l’activisme de Pravy Sektor et dans son poids important, mais dont cette faction d’extrême-droite n’est qu’un aspect. On peut lire à cet égard un article très intéressant de deux intellectuels ukrainiens en exil (Andrey Ukrainskiy, docteur et journaliste activiste de gauche, et Anatoli Slobodianiouk, maître de conférence à l’université de Kharkov, démis de ses fonctions en novembre 2014), le 29 mai 2015 sur ColdWar.org et sur CounterPunch. Les deux intellectuels décrivent le climat intellectuel et culturel post-Maidan comme marqué par une extrême “sauvagerie conceptuelle”, qu’on retrouve dans l’art lui-même, avec une course à la déshumanisation de ceux qui sont considérés comme les adversaires de la “révolution” du Maidan. Les Russes en premier, bien sûr, sont assimilés à des cafards et des “manifestations artistiques” de type Art Contemporain (AC), donc très postmodernes, ont vu des “acteurs” jouant symboliquement des Russes, enfermés dans des cages du zoo de Kiev, – avec surtout des pancartes “interdiction de donner à manger”, pour nous signifier que ces “animaux”-là ne méritent pas une telle sollicitude.
• Les deux autres aspects sur lesquels nous voulons attirer l’attention concernent l’Allemagne, mais ils sont tous deux directement hérités de la crise ukrainienne et de l’état d’esprit qui s’y est développé, – notamment le “climat intellectuel” illustré plus haut qui constituent une sorte d’aliment pour d’autres développements hors d’Ukraine. Nous nous basons notamment sur plusieurs articles de WSWS.org qui suit de très près l’évolution des deux situations que nous voulons présenter. La première de ces situations trouve son origine, pour la séquence actuelle apparaissant au début de 2015 par des interventions souvent stupéfiantes du point de vue historique (voir les 13 janvier 2015, 20 janvier 2015 et 21 janvier 2015), dans la formidable offensive de communication, dans les champs intellectuel et d’historicisation, de “réécriture de l’Histoire” ; et cette offensive suscitée à l’occasion de la crise ukrainienne et des exigences ukrainiennes, mais aussi polonaise et lettones, et éventuellement (mais fondamentalement) allemandes, par la volonté d’une “réécriture” de l’histoire qui minorise le rôle opérationnel historique de la Russie (de l’URSS) durant la Deuxième Guerre mondiale, tout en suggérant une certaine réhabilitation conceptuelle de l’“autre côté” (les diverses poussées fascistes et nazies dans les pays d’Europe de ‘Est, l’Allemagne nazie elle-même). Nous avons déjà parlé de ce problème à propos des remous divers qui ont entouré la commémoration du 70ème anniversaire de la fin de la Deuxième guerre mondiale, tentant de montrer le 9 mai 2015 la puissance de communication de ces débats et des actes symboliques qui les accompagnent, et le 6 juin 2015 les grands aspects de cet affrontement, essentiellement par rapport aux exigences du Système.
Le cas devient désormais plus précis, dans son “opérationnalisation” intellectuelle conduisant à l’“institutionnalisation”, comme le montre un texte de WSWS.org du 5 juin 2015 sur une conférence à propos de cette question “historique”, ou plutôt de communication, de la Deuxième Guerre mondiale , les 28-29 mai 2015 à Berlin (Revolution and war: Ukraine in the great transformations of modern Europe). L’événement était organisé par la Commission Historique Germano-Ukrainienne fondée en février 2015, – donc, dans un cadre institutionnel officiel et complètement dans la séquence de guerre de la communication évoquée ici, et pour des buts bien identifiés de “réécriture”. L’orateur-vedette, nous dit WSWS.org, fut l’historien US Michael Snyder, américaniste sans aucun doute et révisionniste tout aussi certainement, dans un temps où il devient tendance de “révisionner”. Snyder va bien plus loin que l’historien allemand Nolte qui, dans les années 1980, faillit être conduit au bûcher du conformisme-Système au cours de la Historikerstriet (querelle des historiens) parce qu’il relativisait le totalitarisme nazi en l’équivalant au totalitarisme communisme (léninisme-stalinisme), avec la plus grande responsabilité au second du fait de la chronologie provoquant avec le nazisme une réaction de “défense” contre la barbarie communiste servant de modèle (au nazisme) avec le Goulag. Snyder fait de la Première Guerre mondiale une “guerre de décolonisation” (Woodrow Wilson n’est pas loin avec ses Quatorze Points), et de la seconde une tentative de “recolonisation” des deux puissances concurrentes (l’Allemagne nazie et l’URSS), l’Ukraine étant l’enjeu et le “champ de bataille” des deux totalitarismes. Le “révisionnisme” opère alors avec le plus grand naturel.
«Snyder simply ignored Hitler’s declared aim of erasing the Soviet Union from the world map, the “Generalplan Ost,” and the “Hunger Plan” of the Nazi leadership—which led to the deaths of 30 million people and was aimed at providing “living space in the east”—as well as many other historical facts. He claimed that some of these facts are “highly exaggerated” or mere “myths.” He made these claims less than 200 metres from the Jewish Museum in Berlin, one of many places that serve as reminders of the grisly crimes committed by the Nazis before they were finally stopped by the Soviet Army.
»In the Historikerstriet (historian’s dispute) of 1986, Ernst Nolte downplayed the crimes of the Nazis, which he described as an understandable reaction to the “destructive acts of the Russian revolution.” Snyder goes even further. He erases the German invasion of the Soviet Union from history without further ado and transforms the war into a struggle between two aggressors over Ukraine (which was an integral part of the Soviet Union).
»The political motives behind this revision of history are transparent. It serves to justify the regime in Kiev, which has criminalised the display of Soviet symbols, while venerating Nazi collaborators in World War II as freedom fighters. The government, installed by the coup last year, is collaborating closely with Berlin and Washington. It is not by accident that Snyder has assembled his crude conception of Ukrainian history from the propaganda arsenal of the Ukrainian right wing.
»Snyder used the rest of his lecture to glorify the European Union (EU). Having presented the First World War as the high point of decolonisation and the Second World War as an attempt of two neo-imperial rivals to recolonise Europe, he now described the EU and its predecessor as the “post-colonial” and “post-imperial projects” of a “civil society” that Russian president Putin seeks to destroy. According to Snyder, the EU provides the only way of guaranteeing the national sovereignty of small states. In principle, Germany views states such as Luxembourg and the Czech Republic as “partners on the same level,” claimed Snyder. This characterisation is a grotesque distortion of the reality of present day Europe, where Germany claims the right to act as the “leading power” in Europe and impose brutal austerity on weaker countries.»
• Ces dernières remarques à propos de Snyder nous conduisent au phénomène allemand de la “tendance Münkler” (Herfried Münkler, professeur d’histoire à l’Université Humboldt), qui provoque un débat intellectuel de dimension en Allemagne. In fine, Münkler adopte certains points de la thèse de Snyder, – il n’est d’ailleurs pas le seul en Allemagne. WSWS.org note, le 1er juin 2015 : «Un autre aspect du travail “scientifique” de Münkler est la réécriture de l’Histoire. Son collègue Jörg Baberowski, l’historien de l’Europe de l’Est à l’Université Humboldt, réhabilite ouvertement l’apologiste des nazis, Ernst Nolte, et minimise la guerre d’anéantissement menée par les nazis contre l’Union soviétique dans son travail. Münkler se spécialise dans la relativisation de la responsabilité allemande pour le déclenchement de la Première Guerre mondiale afin de justifier le retour de l’Allemagne à la politique impérialiste agressive.»
Mais cela n’est qu’un aspect accessoire des thèses de Münkler. Là où il diffère de Snyder, c’est en mettant en avant la nécessité du rôle de direction, sinon du rôle de direction dictatoriale de l’Europe par l’Allemagne. A la différence de Snyder, Münkler ne fait aucune confiance à l’UE, et toute confiance à l’Allemagne. C’est un belliciste passionné, partisan de la “guerre des drone”, des interventions extérieures (Libye, Syrie, etc.), et bien entendu à la fois défenseur intransigeant des vertus ukrainiennes et dénonciateur véhément des machinations poutiniennes. On comprend que son Deutschland über alles, s’il ne s’exerce sur le monde (la priorité va aux amis du Potomac), s’exerce sans aucun doute sur l’Europe. Münkler est un acteur politique autant qu’intellectuel puisqu’il a un rôle de conseiller extérieur au ministère des affaires étrangères.
«Dans [une interview à Die Zeit le 25 mai], de nouveaux commentaires de Münkler soulignent les questions essentielles liées avec le conflit à Humboldt. Sous le titre “Se développer ou éclater”, il résume les demandes qu’il avait déjà développées dans son livre: ‘Macht in der Mitte’ (‘La puissance au centre’). Il écrit que l’Allemagne doit à nouveau assumer le rôle dirigeant en Europe, faire du continent une “force de maintien de la paix régionale” et “stabiliser les grandes régions de crise dans son voisinage”.
»Selon Münkler, pour être “réaliste politiquement”, il faut tout d’abord que “l’on comprenne cette nouvelle donne et, en conséquence, accepte que, contre sa volonté politique, la République fédérale d’Allemagne soit devenue la “puissance au centre” et que ses politiques vont déterminer si le projet européen se maintient ou l’UE tombe en morceaux. Les institutions bruxelloises ne joueront qu’un rôle secondaire dans ceci.”
»Münkler [ne cache pas] dans son livre que, lorsque cela est nécessaire, l’Europe doit être maintenue par la force et sans la participation démocratique. [Selon] ses propres mots, il veut que l’Allemagne, comme “puissance au centre”, devienne le “chef exigeant” de l’Europe et constitue sa “puissance hégémonique” afin de défendre ses intérêts géopolitiques et économiques. Il exprime [à nouveau] cette exigence que l'Allemagne prenne la direction de l'Europe dans ‘Die Zeit’: “Juste au moment où l’on est le plus tributaire d’une Europe sûre, l’UE est moins en mesure de remplir ce rôle. La conséquence est une augmentation spectaculaire de l’importance de la ‘puissance au centre’, dont la tâche consiste surtout dans la lutte contre les forces centrifuges.” Il poursuit: “En même temps, cette ‘puissance au centre’ doit veiller à ce que les différents défis aux frontières de l’Europe soient compris et acceptés comme une responsabilité partagée”.
»Surtout, Münkler voit ces “défis” en Ukraine et dans le Proche et le Moyen-Orient. Tandis que le président russe Vladimir Poutine “réveille brutalement les Européens de leur torpeur politique avec l’annexion de la Crimée et le soutien militaire massive aux séparatistes dans le Donbass”, la “deuxième région post-impériale sur la périphérie de l’Europe [la région entre la Mésopotamie et le désert libyen, le Levant et le Yémen] est encore plus dangereuse pour l’Europe à long terme”. L’Europe commence à apprendre “la meilleure façon de protéger ses intérêts de politique étrangère”, écrit-il. Et la crise en Ukraine montre “que lorsque les choses deviennent sérieuses, les gouvernements des États membres de l’UE donnent le ton et les institutions de Bruxelles adoptent un rôle secondaire”.
»Lorsque Münkler appelle à [“un rythme à mettre en place”] et à la “stabilisation des régions en crise”, il inclut explicitement l’utilisation de moyens militaires. “Pour être en mesure de jouer le rôle d’une ‘puissance au centre’, il est inévitable que la gamme de formes de pouvoir doive constamment s’adapter aux défis”, écrit-il dans son livre. Celle-ci s’applique également à “la force militaire, qui est un sujet sensible en Allemagne. Elle ne consiste pas seulement en des forces armées, mais aussi en une puissante industrie de l’armement”. Ce que Münkler propose n’est pas seulement la guerre et les fantasmes de puissance d’un professeur mégalomane. Ses idées correspondent au plan de l’élite dirigeante, 70 ans après la défaite de l’Allemagne dans la Seconde Guerre mondiale et les crimes horribles du national-socialisme, d’établir à nouveau le pays comme une “force de maintien de la paix” politique et militaire en Europe et dans le monde...»
Il n’est aucunement dans notre intention d’entamer un débat historique sur ceci ou cela, mais bien d’exposer ces trois situations par rapport aux exigences fondamentales des “valeurs” du Système, de son impérative narrative sociétale et morale, pour constater jusqu’à quelles extrémités extraordinaires conduit la nécessité sacro-sainte de soutenir l’Ukraine. Rassemblons rapidement ces trois points en les dégageant de toute signification politique polémique ou/et rationnelle, pour nous en tenir à leurs significations synthétisées selon notre approche.
• Voici un pays où 300 personnes veulent faire défiler une gay pride symbolique, qui la préparent en secret pour éviter les contre-manifestations, qui sont protégées par 1 200 policiers (4 policiers pour un manifestant), qui jettent l’éponge au bout d’une demi-heure et qui sont pourtant l’objet au moment de leur dispersion d’attaques d’une violence inouïe de la part de groupes parfaitement identifiés (cela pour le Guardian, en souvenir de ses révélations sur WikiLeaks et sur Snowden). Pravy Sektor s'en sort sans le moindre problème et continue ses activités politiques importantes, tenant le haut du pavé, faisant ce qu’il veut en Ukraine “démocratique”, d’ailleurs encensé depuis plus d'un an par l’establishment de l’entertainment-médiatique du bloc BAO (voir les couronnes tressées au bataillon Azov, y compris aux “filles” du bataillon portant Kalachnikov et croix gammées). Pravy sektor bastonne à qui mieux mieux la gay pride en dénonçant l’“Europe décadente” des homos et du féminisme, et est unanimement acclamé par cette même Europe, le système et leurs “décade,cd” sociétale. Les affirmations néo-nazies de ce groupe qui pèse d’un poids politique important ne sont en aucun cas l’objet de réserves significatives de la part des directions-Système, ou des élites-Système, culturelles et autres, des pays du bloc BAO.
• Voici désormais, avec Snyder & compagnie, une école d’historiens qui a désormais pignon sur rue, qui trouve sa place dans des structures quasi-officielles, qui est choyée et considérée avec le plus grand respect, dont la thèse va en général vers la réduction de la responsabilité du régime nazi et la réduction de l’importance des exactions, des massacres et des crimes de guerre/contre l’humanité commis par ce régime. Si l’on voulait faire court, on dirait, selon une citation célèbre, qu’Auschwitz n’est pour ces gens-là qu’“un détail de l’histoire” et que cela n’empêche absolument pas que ces mêmes gens-là soient applaudis à tout rompre, portés au pinacle de la respectabilité, de la vertu et de la pensée-Système. En s’en tenant aux seules positions convenues et sans s’attarder un instant au moindre débat historique, imagine-t-on une démarche plus condamnable que celle-ci par rapport au climat régnant dans les milieux culturels, sociétaux et intellectuels dans le dernier demi-siècle, au sein du système, pour tenir la cohésion du Sydstème ? Cela ne réduit pas de la moindre réserve l’accueil qui lui est fait par le système de la communication et ses élites-Système. Littéralement, ces élites-Système s’en foutent !
• Un historien allemand qui s’est taillé sans le moindre obstacle une place essentielle dans le débat public et intellectuel dans son pays, recommande ouvertement une militarisation de l’Allemagne dans le but que ce pays assure la direction incontestée et soumise en rien à la démocratie de la sécurité européenne, exactement selon une logique conceptuelle qui imprégna aussi bien les doctrines impériales (jusqu’au pangermanisme) que les doctrines ultranationalistes, jusqu’à son extrême catastrophique que fut le nazisme. Cette démarche s’appuie elle aussi sur une volonté affirmée de “déresponsabilisation” au moins partielle pour ne pas dire plus de l’Allemagne durant la deuxième Guerre mondiale qui, en d’autres temps pas si lointains (Nolte dans les années 1980), vous mettaient bien proches du bûcher des hérétiques. Au contraire de l’école précédente, cette conception dénie à l’Europe institutionnelle qu’elle considère avec un mépris qui ne s’en cache pas, sans le moindre problème dans l’accueil qui en est fait dans les cercles-Système où l’on cultive le sacrement de l’Europe-unie, toute capacité à assurer une tâche collective de sécurité et d’affirmation extérieure, lesquelles doivent effectivement être confiée à l’Allemagne en tant que “puissance dominante” retrouvée (même si prudemment limitée à l’échelle régionale, signe que Münkler prend tout de même garde au “parrain” américaniste avec ses multiples antennes de la NSA et drones de la CIA).
Dans les trois cas de ces situations véritablement sacrilèges du point de vue de la pensée-Système telle qu’elle est énoncée au garde-à-vous dans le système de la communication, un seul mot de passe, une seule formule magique, quasiment incantatoire : “l’Ukraine”. Dès que le mot est prononcé, la position ou la situation la plus étrange, la plus contradictoire, la plus scandaleuse, la plus audacieuse, la plus scabreuse par rapport aux “valeurs” exigées par le Système ou par rapport aux conceptions généralement admises au sein du Système obtient un blanc-seing qui n’est nulle part mis en cause. On continue à se congratuler type-Système dans les congrès et dans les séminaires.
Encore une fois, et cette répétition pour bien pénétrer le sens de l’analyse, il est capital de bien identifier la forme de notre démarche et de ne pas se laisser entraîner à la moindre réflexion sur les cas envisagés, car ce n’est en rien l’objet de notre constat. Par conséquent, nous ne manifestons aucune position vis-à-vis de la descente dans une quasi-sauvagerie barbare xénophobe et raciste du monde culturel ukrainien, vis-à-vis de ce qu’on nomme le “révisionnisme” (ou, dans l’esprit de la chose, le “négationnisme” par rapport au nazisme), vis-à-vis des ambitions de IVème Reich du Pr. Münkler. Nous constatons qu’il y a des positions-Système extrêmement affirmées sur ces questions, – que ces positions-Système soient justes ou contestables objectivement, tout cela autre débat ; que ces positions-Système sont fondamentales pour la cohésion du Système, pour l’unité de sa pensée et sa cohérence comportementale, etc. ; qu’elles sont pourtant toutes battues en brèche dans les cas cités, au nom du mot magique de “Ukraine”.
Nous n’attendons rien de précis ni même de général du point de vue de l’opinion, des tendances, etc., de tous ces constats, et nous ne tenons strictement aucun compte des remarques que nous pourrions évidemment faire du point de vue politique. Nous ne disons pas un mot à propos de la thèse d’une collusion libéralisme-nazisme même si nous avons l’opinion que cette hypothèse de collusion manipulée nous semble de peu d’intérêt politique parce que complètement hors-sujet et hors du temps, – simplement, par inexistence du nazisme aujourd’hui par rapport à ce qu’il fut ; nous ne disons pas un mot non plus sur ce qu’on nomme le “révisionnisme” essentiellement par rapport à la Deuxième Guerre mondiale, et notamment la conception qu'on entend désormais de nier finalement le rôle que la Russie a joué pendant la Deuxième Guerre mondiale même si cela nous paraît absolument contraire à l’évidence historique ; pas un mot enfin à propos du fond des projets de “IVème Reich de Münkler même si nous avons l’opinion qu’ils nous semblent parfaitement irréalistes et donc farfelus vu la faiblesse complète de l’Allemagne au niveau politique ave sa complète dépendance des USA, sa totale inexistence militaire, tant du point de vue structurel que des technologies stratégiques fondamentales ; etc., etc.
... Nous pourrions effectivement ouvrir de tels débats mais nous voulons absolument nous en abstenir pour nous concentrer tout aussi absolument sur ce constat que la question de la crise ukrainienne, nous dirions presque “la magie de l’Ukraine” possède, au sein du Système, la force exceptionnelle de disperser tous les tabous et de faire transgresser tous les interdits qui constituent la structuration conceptuelle et intellectuelle du Système. Ainsi, le phénomène introduit-il au sein du Système un extraordinaire désordre conceptuel, une sorte de tourbillon intellectuel qui disperse tous les repères. Cela nous apparaissait déjà évident dans le courant 2014 (voir notamment le 3 octobre 2014). Cela pouvait encore apparaître comme un accident, une péripétie ; nous constatons aujourd’hui qu'il s'agissait de l’amorce et de l’annonce d’une tendance qui se structure, s’approfondit, s’institutionnalise, etc., sans le moindre frein ni la moindre vergogne, et sous les applaudissements-Système enthousiastes et déchaînés.
Pour nous, certes, il ne fait aucun doute que nous nous trouvons dans toute la puissance du flux de ce que nous nommons le déterminisme-narrativiste qui oblige les esprits et les jugements à suivre la logique de la narrative jusqu’à son terme, – c’est-à-dire, en termes intellectuels pratiques, acquiescer à toutes les exigences les plus folles et les plus baroques des Ukrainiens de Kiev pour justifier leurs positions et leurs diverses entreprises, – et, pour ce qui est de la folie, il n’en manque pas, – et pousser ces exigences à leurs termes intellectuels ... Ainsi se trouve-t-on devant uns étrange situation : alors qu’il est de coutume de s’interroger sur la possibilité ou pas que l’Ukraine puisse s’“européaniser”, que ce soit pour entrer dans l’UE ou dans l’OTAN, tout se passe comme si c’était au contraire les Européens et le bloc BAO en général du point de vue du système (UE, OTAN...) qui sont en train de s’“ukrainiser”, si l’on peut user de ce néologisme qui nous semble quoi qu’il en soit extrêmement justifié... Et “s’ukrainiser”, dans ce cas, c’est littéralement perdre le contrôle des contraintes et nécessités intellectuelles du Système au profit d’une sorte de folie tourbillonnante qui constitue la marque de la situation intellectuelle de la direction autant que des élites de cette Ukraine devenue en un temps extraordinairement court la référence “magique“ du Système. L’“ukrainisation” du bloc BAO, de nature magique comme l’on parle de “magie noire”, est un phénomène de désordre de la pensée et de pulvérisation des contraintes conceptuelles du Système qui est d’une puissance et d’une rapidité sans précédent, et qui doit nécessairement imprimer des marques très profondes, très rapidement, sur la psychologie (psychologie-Système) infiniment fragiles des serviteurs du Système. (On peut même avancer que cette façon de tomber sous l’empire intellectuel de la “magie noire” de la pensée “ukrainisée” est évidemment une mesure de cette fragilité, et la preuve d’une fragilisation galopante de ce qu’il reste de psychologie dans cette psychologie-Système.)
Bien entendu, ayant cherché à établir ce qui apparaît comme une conséquence catastrophique (pour le Système et ses structures intellectuelles) du déterminisme-narrativiste jouant à plein dans la crise ukrainienne, il reste à rappeler l’ultime conclusion que nous donnions à l’article du Glossaire.dde consacrée à cette expression. Il s’agit du constat, une fois de plus mais de plus en plus lorsqu’on caractérise l’action du Système du type constant surpuissance-autodestruction, qu’il y a là, en action, directement, des forces qui échappent au contrôle humain, qui le surpassent, qui réduisent à rien l’élément humain (ditto, l’élément humain au service du Système) pour l’emporter vers des situations extraordinaires et, à notre sens, devenant finalement catastrophiques pour le Système lui-même... Et, bien entendu, c'est ouvrir les portes du Mystère.
«Il y a là [dans le déterminisme-narrativiste] bien plus qu’un simple mécanisme, il y a la prise du pouvoir intellectuel par une pensée qui ne tient plus compte de rien que de son absolutisme exprimé en un déterminisme-narrativiste de fer. Cette pensée n’existait absolument pas sous une forme suffisamment puissante, suffisamment établie, suffisamment cohérente, chez aucun groupe humain du bloc BAO, avant qu’elle ne s’imposât à tous avec cette rapidité, cette soudaineté, cette surpuissance du récit qui l’apparente à la puissance nucléaire dans un conflit. Cette pensée qui n’est pas humaine et qui dirige cet épisode extraordinaire de notre temps pareil à aucun autre, c’est là une manifestation importante du Mystère fondamental de ce temps “pareil à aucun autre”.»
Forum — Charger les commentaires