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833429 novembre 2014 – Ce Glossaire.dde-crisis reprend le texte de dde.crisis du 10 juillet 2010, sous le titre «La crise terminale de la raison humaine» (1). Les conditions de cette “reprise”, qui concerne divers numéros de dde.crisis, sont explicitées dans le texte du 28 novembre 2014 dans cette rubrique.
La “crise de la raison (humaine)” est une idée qui est très souvent reprise dans les textes que nous publions au gré des différentes poussées crisiques du temps présent. Le plus souvent, nous parlons de “raison subvertie” (raison-subvertie), nous référant ainsi à l’approche historique et psychologique qui est présentée dans ce texte de dde.crisis. Ce thème est également très présent dans La Grâce de l’Histoire, encore plus dans le deuxième tome à paraître. Il est donc constant chez nous et constitue une situation fondamentale pour approcher la crise actuelle de l’effondrement du Système, tout comme les conditions qui ont conduit à cette crise, l’historique de l’évolution de notre civilisation se transmutant en contre-civilisation, etc.
Le texte est suivi d’une partie spécifique dite “Notes du temps présent”, qui constitue notre appréciation critique minimale de ce texte de juillet 2010, en fonction des événements qui se sont déroulés depuis et, surtout, de l’évolution de notre pensée à cet égard. Cette intervention est présentée de cette façon dans le texte référencé ci-dessus :
«Le texte sera retranscrit d’une façon générale tel qu’il fut écrit et publié à son époque (sauf pour une coquille traînant ici ou là, voire une maladresse formelle d’écriture qui demande réparation). Par contre, il y aura une sorte de “commentaire” venu du “temps présent”, – car la pensée évolue et la contraction du temps nourrit d’autant plus cette évolution, – sous la forme de notes sur tel ou tel point de détail, sur tel ou tel sens d’un jugement, montrant effectivement cette évolution et observant la façon dont cette évolution s’est faite. Il s’agit d’une “actualisation” dans le sens le plus large possible, puisqu’il s’agit aussi et surtout d’une volonté de poursuivre, d’élargir, d’enrichir, de transmuter éventuellement les différents concepts exposés, commentés et documentés. On ne se trouve donc nullement dans le cas systématique d’une reprise d’archives telles quelles, mais d’une reprise d’archives en relation directe avec les événements courants (de notre temps présent), et surtout en relation serrée avec l’évolution de la pensée depuis la publication de ces textes.»
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Nous vivons donc un Âge Sombre, – the Dark Age, comme disent les Anglo-Saxons. Les esprits éduqués pour les certitudes de la modernité, et qui servent la modernité, découvrent des situations insolites. On ne peut dire qu’ils ne comprennent pas la tragédie où nous sommes puisqu’il suffit de constater qu’ils ne savent plus qu’il y a quelque chose à comprendre, et quelque chose de plus grand encore qu’il leur serait impossible de comprendre. Ce serait mal dire que dire qu’ils ont abdiqué, car pour abdiquer il faut savoir que l’on peut faillir. Ainsi va cette situation si sombre, où aucune faillite n’est plus constatée puisqu’il n’existe plus aucune position tenue, aucun principe accepté.
Des mots comme “chaos” et “désordre” n’ont plus guère de sens, bien qu’on doive les employer si souvent parce qu’il faut bien tenter de décrire les choses. Le mot “crise”, si souvent sollicité, n’a plus du tout le sens qui le définit puisque la brièveté qui caractérise la crise a été remplacée par la durée, jusqu’à nous conduire à offrir des expressions telles que “structure crisique”. (2) Il en est ainsi de nombre de mots qui recouvrent des situations perçues primitivement comme exceptionnelles et qui sont devenues, en l’espace de quelques années qui pèsent lourd, presque coutumières. Cette question du langage confronté à des situations qu’il ne parvient plus à décrire est un signe puissant d’un bouleversement qui va bien au-delà des situations qu’il s’avère impuissant à décrire. Allons plus loin, justement: cette crise du langage devenu impuissant nous signale une crise générale, qui est le caractère même de ce temps, qui est la crise fondamentale de la raison humaine.
La crise de la raison humaine qui s’impose aujourd’hui reflète une autre crise qui est celle de notre civilisation, en la rendant plus fondamentale encore qu’elle ne paraît. Nous avons proposé l’expression de “deuxième civilisation occidentale” pour caractériser cette période qui vient depuis la fin du XVIIIème siècle; il s’avère que cette période ainsi décrite pourrait l’être encore mieux comme une “contre-civilisation” qui s’est instaurée à partir de cette fin du XVIIIème siècle pour entreprendre le Grand Oeuvre final de la déstructuration, c’est-à-dire la transformation maléfique et destructrice de ce qui était alors la civilisation occidentale. Cette “contre-civilisation”, dans sa puissante envolée caractérisée par sa formation en un système général (3) bientôt défini par un système du technologisme et un système de la communication, se révèle aujourd’hui, de plus en plus puissamment, au-delà même de cette crise destructrice qu’elle incarne... C’est à ce point que nous proposons l’hypothèse que cette crise de civilisation, ou “contre-civilisation”, s’exprime en réalité dans la crise de la raison humaine.
Les indices de cette crise sont aujourd’hui trop puissants pour qu’on ne soit pas conduit à des hypothèses radicales. Il y a le cas de la paralysie totale de la raison humaine devant les effets catastrophiques causés par la production du système qu’elle a mis en place, ou plutôt qu’elle a laissé se mettre en place, comme si ce système était quelque chose en dehors d’elle, peut-être quelque chose au-dessus d’elle et qui s’est emparé d’elle. Cela a été fait, du point de vue dialectique, notamment au nom du mythe du Progrès. Ces quelques phrases de constat d’une situation présente qui ressemble à celle de la fin d’un monde, avec l’identification assurée des causes et des responsabilités, avec en première ligne de ces responsabilités les conceptions, l’action et la production de la raison humaine, conduit à mettre en cause radicalement la place qui a été attribuée à cette raison humaine depuis plusieurs siècles. C’est le moins qu’on puisse en dire, c’est-à-dire le moins qu’on puisse en penser, – si l’on a encore conscience d’avoir un devoir de penser.
Ce cas est particulièrement impressionnant dans la mesure où la production faite au nom du mythe du Progrès interfère directement sur tous les aspects de la vie et de l’existence de notre univers. Ce n’est pas une civilisation, ce n’est pas une conception du monde, c’est l’univers lui-même qui est ainsi l’objet d’une attaque déstructurante. Tout cela se traduit en de multiples crises de longue durée, – jusqu’à leur institutionnalisation en une “structure crisique”, – qui affectent la substance même des êtres vivants, de leurs psychologies, aussi bien que des structures du monde dans son environnement et dans son peuplement. La force et la rapidité des interférences des facteurs de puissance nés du Progrès dans tout ce qui est constitution structurée conduisent effectivement à constater que l’effet général de ces facteurs de puissance, plutôt que de la constitution d’un nouveau monde, d’un univers postmodernisé, relève en réalité d’une situation générale de déstructuration qui recèle des risques allant du désordre au chaos, de la “difformation” (ce mot à partir de l‘idée de difformité monstrueuse) de l’architecture de l’univers à l’entropie généralisée. Il semblerait que l’action du Progrès nous conduise soudain à des actions portant à tous les extrêmes, c’est-à-dire à tous les déséquilibres engendrant la déstructuration générale. La “crise du monde moderne”, pour rappeler le titre du livre de René Guénon de 1925, a atteint un point de fusion où l’action du Progrès échappe à toutes les mains possibles. C’est à ce point, devant ce constat du réel lui-même, que naît, ou que se découvre l’épisode central de la crise de la raison humaine.
Nous voulons signifier par là que, devant une telle accumulation d’effets catastrophiques, ou appréciés comme tels, il devient de plus en plus difficile de ne pas mettre en cause le facteur clef déclencheur de tous ces effets. C’est pourquoi, effectivement, l’on en vient à évoquer la raison humaine, – non pas en tant que telle, certes, mais plutôt en fonction du rôle qui lui a été assigné, ou, peut-être, – c’est une question qui n’est pas inintéressante et qui reste en suspens, – en fonction du rôle que la raison humaine s’est elle-même assignée, comme on s’arroge de plein autorité un rôle dirigeant et une mission impérative.
Ce qu’il faut mettre en évidence par contraste avec les lignes qui précèdent, c’est l’extraordinaire affirmation du triomphe de la raison humaine par ceux-là mêmes qui en sont les gardiens fidèles et dévoués. Dans ce cas, il nous suffit de piquer telle ou telle structure du “bloc” américaniste-occidentaliste, pour trouver le spécimen qui nous importe... C’était Robert Cooper (4), haut fonctionnaire du Secrétariat Général de l’UE, ancien conseiller de Solana devenu conseiller de Lady Ashton par la grâce d’un organigramme pour l’instant bloqué, ancien inspirateur de Tony Blair et théoricien du néo-colonialisme, – qui parlait, le 1er juillet à Bruxelles [2010], aux côtés de Nicole Gnesoto, devant une assistance très réduite et selon des règles (“Chatam house rules”) qui permettent d’ouvrir son cœur.
L’on y discuta des valeurs de notre système et de la valeur de notre système et le Britannique Cooper, – qui s’estime “plus européen que Britannique”, depuis ce si long temps passé à Bruxelles, – plaida avec constance l’excellence de toutes ces choses. Son discours d’une grande douceur se colorait, notamment lors du temps des questions-réponses, d’un ton bien différent dans ses réponses et surtout ses conclusions: martelées avec vigueur, sans répartie possible, appuyées sur une certitude tenant de l’absolutisme de la raison. Le fond de la chose est bien connu: il n’y a rien qui surpasse ce système, il n’y a rien qui puisse le surpasser, de toutes les façons rien d’autre n’est possible, – oscillant ainsi du panégyrique sans limites au fameux TINA (“There Is No Alternative”) (5) qui pourrait plutôt être pris pour l’argument ultime, l’argument du désespoir pour imposer la chose. Il y eut quelques désaccords. Lorsqu’on lui opposait les catastrophes et les crises qui s’empilent, les perspectives eschatologiques, les désastres qui frappent le monde, – le silence pour toute réponse, puisque rien dans les faits ne pouvait être contesté. Lorsqu’un officiel chinois, représentant de l’ambassade, lui fit remarquer que la Chine et de nombreux pays d’Asie ne partageaient pas cet enthousiasme pour bien des raisons, et que les partisans du système occidentaliste pourraient “avoir des surprises, dans quelques années, lorsqu’ils verraient l’évolution de cette région”, – entendant par là que cette évolution ne serait pas celle du “système TINA”, – le silence pour toute réponse...
Ainsi la raison occidentaliste, c’est-à-dire “la raison humaine” dans son ensemble, puisque le système occidentaliste prétend être la civilisation et l’avenir du monde à la fois, et que les moyens de sa puissance peuvent défendre ce statu quo pour quelques années encore, est-elle enfermée dans ses certitudes. On trouve ce phénomène chez les plus brillants, les plus distingués des gardiens du système, des représentants du dogme. Rien ne peut les faire changer. Lorsque l’obstacle insiste, notamment la réalité, – le silence pour toute réponse...
Nous prenons cette description d’une séance de réflexion comme une mesure de la situation de “la raison humaine” face à “la crise terminale de la raison humaine”. Nous avons cité l’intervention de l’officiel chinois avec une intention à l’esprit, ne doutant pas un instant de la sincérité de son propos, et de la véracité de sa propre conviction, dans l’exposé qu’il fit des intentions de la Chine, de l’Asie, et de l’antique sagesse de cette partie du monde. Nous reconnaissons d’autant plus tout cela que nous pouvons dire notre conviction que l’intervenant se trompait, qu’il se trompe en croyant qu’un modèle de civilisation asiatique rénové s’imposera rapidement, à côté du modèle occidentaliste, éventuellement pour le concurrencer et le remplacer.
Ce n’est nullement que ses arguments de fond ne soient pas justifiés et excellents; ils le sont, ceci et cela, et plus qu’à leur tour. Mais l’intervenant ignore deux choses: combien le modèle occidentaliste est, à la fois, plus puissant qu’il ne croit et plus proche de l’effondrement catastrophique qu’il ne croit. (6) Cela implique simplement que nous sommes tous concernés, que nous sommes tous impliqués, que nous sommes tous révoltés, que nous sommes tous prisonniers.
Il va de soi que les certitudes de monsieur Cooper, qui sont celles de milliers de cadres, gardes-chiourmes sophistiqués du système, peuvent être perçues comme partagées par des millions, voire des milliards de personnes. Il va de soi que ces garde-chiourmes disposent des leviers d’une puissance sans égale qu’ils n’hésiteront pas une seconde à utiliser pour protéger, non, pour sauver le système et prouver l’argument TINA, – et cette fois, le vacarme de la puissance serait une autre forme de “silence pour toute réponse”. Par conséquent, le Chinois aurait bien du mal, s’il y parvenait jamais, à développer son propre modèle, à, moins d’en faire une caricature complaisante du modèle de l’occidentalisme.
Il va de soi, d’une façon tout aussi évidente, que cette puissance côtoie d’une façon vertigineusement proche, jusqu’à la toucher même, une vulnérabilité extraordinaire. La liste sans fin des catastrophes et des crises, des paralysies et des impuissances, n’est là que pour détailler la partition de l’ouverture de la phase finale de l’effondrement du système de l’occidentalisme, du système de l’idéal de la puissance, du système de la civilisation occidentale, du système de “la deuxième civilisation occidentale” ou de la “contre-civilisation”, – comme on peut l’appeler selon ses noms divers, compris ceux que nous avons proposés. Cet effondrement, dont nous ignorons sans hésitation ni le moindre doute la forme qu’il prendra, est maintenant un destin irréversible, irrésistible et extrêmement rapide. Comme nous l’avons fait comprendre dans ce qui précède, la puissance énorme du système, qui tient tout le monde dans ses rets, en s’effondrant entraînera tout le monde à en subir le choc terrible. C’est dire que, de ce point de vue, – et sans préjuger, surtout pas, de l’avenir, – c’est dire que notre Chinois sera emporté comme les autres et qu’il devra subir d’abord cette chute eschatologique avant de songer à se mettre à l’ouvrage.
Ces différentes approches exposées dans les pages précédentes nous conduisent à une conclusion intermédiaire dans notre propos, marquée de plusieurs points: la “raison humaine” qui s’affirme à la fois triomphante et unique possibilité de sauvegarde du monde même si elle suscite toutes les catastrophes possibles ne le cédera jamais sur son rôle exclusif; les forces qui la contestent ne la convaincront de rien, au contraire la renforcent dans ses certitudes intangibles; l’affrontement est inévitable... D’ailleurs, il a déjà commencé, l’affrontement.
Ce que nous allons tenter d’analyser, ce sont d’abord les raisons de cette position inébranlable de la raison humaine et, par simple enchaînement, les termes de l’alternative à la tyrannie qui se dessineront nécessairement dans l’affrontement. Pour l’instant, c’est la réalité du monde, simplement dit et en désordre, qui s’oppose à la raison humaine au nom des catastrophes et de l’inhumanité fondamentale, la “contre-civilisation”, qu’engendre la tyrannie de cette raison humaine. Pourtant, on distingue déjà quelques lignes de résistance, qui nous donnent autant de références pour structurer notre analyse prospective dont le but est de pulvériser le diktat de leur TINA. Nous verrons cela plus loin.
Observons déjà que l’affrontement dont nous parlons, que nous définissons pour l’instant comme l’affrontement de la raison humaine contre l’eschatologie (entendant par là, des événements qui dépassent le contrôle des activités de la raison humaine, même si certains en sont les fruits indirects), que cet affrontement transcende absolument toutes les lignes idéologiques, tous les clivages, tous les choix déterminés par la raison humaine. Ce n’est que justice et bonne et saine stratégie, car il va de soi que ces positions déterminées par la raison humaine le sont à son avantage, qui pour la défendre, qui pour être récupérés par elle, qui pour semer confusion et désordre chez l’adversaire. Le premier impératif est, par conséquent, de refuser les termes de l’adversaire dans l’ordre de bataille. (Cette formulation entendant sans ambiguïté dans quel camp nous nous situons. Personne n’en sera surpris.)
Par conséquent, il va également de soi que, dans cette bataille, la pensée de résistance devra nécessairement être hors des sentiers battus, hors des normes, – hors de “leurs normes”. Aujourd’hui, la sagesse c’est nécessairement l’audace de la pensée car elle seule, l’audace, nous permettra de nous extraire psychologiquement indemne, et psychologiquement plus fort, de cette vaste maison de fous qu’est devenu l’empire de la raison humaine dans les conditions qu’elle offre à la situation du monde. (A ce point, et comme précision méthodologique, il importe de comprendre que, dans l’expression “raison humaine”, nous voulons entendre la raison manipulée par la déraison de l’homme, et nullement condamner la raison en soi.) (7)
En effet, pour reprendre en citation le fil conducteur tracé plus haut, – quelles sont “les raisons de cette position inébranlable de la raison humaine” pour défendre ce système catastrophique, cette orientation de la destruction de l’univers de notre monde, cette perversion devenue subversion, – devenue sacrilège, en un mot? Ces raisons se résument peut-être, – prenons cette voie en faisant ce choix, – dans le mot “mystification”, dans le sens que certains donnent à un autre mot, curieux mot qui a fait l’objet de quelques études incertaines et énigmatiques, et qui caractérise ce XVIIIème siècle gros, tout au long de ses décennies, de la “contre-civilisation” qu’il va accoucher, à son terme et à terme, avec les “trois révolutions” (Révolution américaine, Révolution Française, révolution du choix de la thermodynamique pour la production d’énergie). En effet, “persiflage”, qui est le mot le plus illustratif et le plus significatif de l’“esprit du Siècles des Lumières”, a, parmi l’un de ses sens, dans une histoire mystérieuse et énigmatique, le sens de “mystification”.
Les quelques auteurs qui se sont attardés à ce mystère sémantique, ont tous observé la brutalité des normes de l’emploi intensif du mot jusqu’à sa désuétude. Son apparition date de 1734 (dans une correspondance de Voltaire), ensuite il est présent partout, on ne parle plus que de cela, et pour l’Europe la France “persifle” en même temps qu’elle donne à l’Europe les ors et les pompes d’une civilisation dont on trouve peu d’égale dans les domaine de la grâce, de la finesse, du sens de la beauté mariée à l’équilibre. Brutalement, exactement comme fait le couteau de la guillotine en dégringolant et en tranchant net, brusquement l’emploi de “persiflage” tombe en désuétude en 1789. La plaisanterie est finie et nous passons aux choses sérieuses.
Pourquoi raconter cette histoire? Parce que, devant le mystère du mot “persiflage” dont personne n’arrive à fixer ni l’origine, ni l’étymologie, ni la signification certaine, et donc avec champ ouvert pour l’hypothèse, – alors que ce mot semble par ailleurs faire résonner si parfaitement l’esprit d’une époque charnière qui accouche du monstre de cette “contre-civilisation” qui nous dévore, – nous aussi, devant le mystère, nous avons notre hypothèse. Bien que le rapport entre “persifler” et “siffler” (dans le sens de siffler des acteurs sur scène par dérision) ne soit nullement assuré, – par exemple, “persifler” n’a qu’un f et “siffler” deux, – nous le conservons pour une image qui est un symbole. Pour nous, le “persiflage” qui saisit le Siècle des Lumières est comme le sifflement sardonique d’un serpent gigantesque qui s’apprête à frapper le XVIIIème siècle et à lui inoculer le venin de la capitulation finale de l’esprit humain. A part cette interprétation symbolique, effectivement, l’identification de “persiflage” au mot “mystification” doit nous arrêter, car c’est aussi exactement cela. Le XVIIIème siècle arrange l’entrée en servilité de la raison humaine, comme on entre dans les ordres.
Les vaticinations autour d’un mot pourraient sembler assez futiles. Il reste que même des autorités universitaires (Le siècle du persiflage, 1734-1789, d’Elisabeth Bourguignat, 1998, et Théorie du persiflage, de Pierre Chartier, 2005) se sont penchées avec gravité et profit sur cette affaire, lui donnant effectivement une dimension qui dépasse la linguistique, – ou bien qui donne à la linguistique la dimension substantielle d’exprimer, sinon de créer des pensées fondamentales par des mots qui, littéralement, précèdent cette pensée. C’est bien ainsi que nous entendons cette apparente digression sur un mot, en tentant de redonner à l’arrière-plan historique la continuité d’une logique et d’une cohésion, autant que la pertinence d’une intégration de tous les domaines, cela répondant à la puissance de la crise qui nous frappe aujourd’hui. Dans ce cadre, dont le “persiflage” est plus qu’un signe de son destin exceptionnel, le XVIIIème siècle, le Siècle des Lumières de la Raison, est bien le siècle au terme duquel la raison humaine, prise au piège de sa vanité (8), c’est-à-dire de son aveuglement, capitule.
Certes, le “persiflage” décrit un état d’esprit si particulier, qui s’exprime dans les salons et les écrits, qui est marqué autant par une sorte de sarcasme irresponsable que par une mystification érigée en système, et exprimant un mystère si prometteur qu’il pourrait être le Mystère d’une nouvelle religion débarrassée de l’encombrante et inutile présence de l’hypothèse spirituelle fondamentale. Mais ce qui est peut-être l’essentiel en la circonstance et dans ce cadre, pour nous, serait ailleurs; car, avec un mot si imprécis, si incertain, si mystérieux, et si fascinant à cause de tous ces caractères, le symbolisme et l’ésotérisme ont leur place sans risquer de dénaturer la réalité. Notre interprétation devient alors celle qu’on a dite, absolument symbolique, – mais ayant à l’esprit que certains langages sacrés tiennent le symbolisme comme une forme idéale de l’expression de la pensée, – que le “persiflage” apparaît effectivement comme la représentation du sifflement du serpent. Ce symbole décrit effectivement l’évolution décisive du Siècle des Lumières comme un emportement soudain décisif de l’esprit, comme contaminé par une ivresse, un débridement de la rigueur et des contraintes de la logique autant que de la réalité, pour nous conduire inexorablement à la Révolution... Et l’on sait quelle place fondamentale nous attribuons à la Révolution française, avec ses deux compagnes, la Révolution américaine et la révolution du choix de la thermodynamique.
Si l’on veut, et pour clore cette digression qui n’en est pas vraiment une, le “persiflage” serait donc la transcription dans une atmosphère, dans un climat, de la fameuse formule de Louis XV qu’il n’a peut-être pas dite: «Après moi, le deluge». Simplement, ce n’est pas le Bien-Aimé, avec en arrière-plan la dynastie qu’il représentait, à qui reviendrait la formule mais à toute la cohorte des philosophes, des gazetiers, des mondains et des esprits forts, des “salonards” qui nous préparèrent le Grand Soir bien plus sûrement que la royauté: “Après nous, le déluge”, suivi d’un ricanement entendu et d’une satisfaction à peine dissimulée, – un peu comme Mistinguett, autre référence de poids, interrogeant: «L’ai-je bien descendu?»
Ce qu’il nous importe de préciser à nouveau ici est un de ces points essentiels de notre perception historique. Traiter ainsi le Siècle des Lumières semblerait un peu leste, au regard des talents considérables et des idées honorables qui s’y manifestèrent. Nous ne tenons pas à les perdre, de cette façon qu’ils se perdirent en cédant imprudemment aux tentations des mondanités faciles transformées en catastrophes politiques et historiques. Aussi n’est-ce pas le procès des talents et des idées que nous faisons, mais le constat d’une psychologie épuisée, dont l’épuisement priva la pensée de l’outil indispensable à sa fermeté, l’outil qui permet à la pensée d’éviter le piège de la subversion et de la perversion qui se manifeste si aisément et fonctionne avec succès lorsque la pensée n’a plus sa fermeté.
Le Siècle des Lumières manifeste un brio et une intelligence incomparables mais aussi une vulnérabilité et une faiblesse terribles sans son assise de fermeté de la psychologie. Il paye ainsi l’épuisement de la psychologie qui s’est accumulée depuis la Renaissance et les valeurs de l’humanisme qu’elle a manifestées, qui charge la raison humaine d’un fardeau inattendue, pour lequel elle n’était nullement préparée, pour lequel elle n’est pas faite en réalité, et qui s’avère être une tromperie que sa vanité (8) l’a poussée à accepter comme un progrès décisif d’elle-même. Il est vrai que s’annexer à soi-même la spiritualité du monde en la transformant à sa mesure, et se proclamer ainsi comme nouvelle et exclusive mesure de la civilisation constituait une ambition épuisante. Effectivement, c’est d’épuisement que fut frappée la psychologie à partir de la Renaissance, le phénomène affirmant toute sa puissance destructrice et émolliente durant le Siècle des Lumières, et faisant de ces Lumières incontestables de hauteur et de grandeur des cibles et des proies faciles pour une entité historique (9) qui attendait son heure, – notre symbole du “serpent qui persiflait”.
Sans doute faut-il voir là, – c’est dans tous les cas notre interprétation, – l’extraordinaire facilité avec laquelle cette formidable intelligence de la France du Siècle des Lumières se laissa emporter dans le tourbillon sanglant, entropique et niveleur, sans doute sans équivalent dans l’Histoire par sa puissance de transmutation, que fut la Révolution Française. Parallèlement, parce qu’il s’agit d’un phénomène colossal et universel que nous décrivons sous la forme de cette “entité historique qui attendait son heure” (9), avaient lieu les deux autres événements qui, pour être moins spectaculaire, moins furieux et extraordinaires, n’en étaient pas moins importants, sinon même le contraire si l’on en juge par leurs effets sur les deux siècles qui nous conduisent de cette période à notre crise actuelle. On sait qu’il s’agit de la Révolution américaine et de la révolution industrielle et technologique du choix de la thermodynamique comme source essentielle, voire exclusive, de production d’énergie pour cette “deuxième civilisation occidentale”, qui pourrait être nommée également et plus nettement “contre-civilisation”.
La raison devenue “raison humaine”, comme on dirait “raison divine” après tout, s’est ainsi affirmée dans un marché de dupes dont elle ignorait tout, dont elle était la dupe, dont elle sent désormais le poids. Alors qu’elle jugeait qu’elle allait installer l’empire de l’esprit, ou de la “raison humaine” avec ses idées et sa morale, et cela en s’appuyant sur le Progrès et la science, c’est le contraire qui s’est produit. Simplement, pour conclure le schéma, faut-il remplacer l’idée “Progrès-science” par une image qui ramène judicieusement la représentation idyllique des deux termes dans la réalité dont nous observons aujourd’hui la manifestation la plus brutale et les effets les plus dévastateurs, – l’image du “déchaînement de la matière” (10). Que ce déchaînement ait pu, pendant deux siècles, prendre la forme des promesses de la science et de l’idéalisation du Progrès ne fait que rendre un meilleur compte du machiavélisme fondamental qui était à la base du pacte faustien que la raison humaine a conclu avec une force sur laquelle elle s’illusionna complètement, et sous l’empire de laquelle elle accepta complètement de se ranger.
Encore est-ce là une appréciation extrêmement indulgente de l’événement. Si l’on avance un peu plus dans l’exploration des circonstances, comme nous tentons de le faire, notamment au travers de divers événements et de divers actes politiques et idéologiques qui furent greffés sur le développement de la puissance de la matière, ce que nous nommons également le “système du technologisme”, on parvient à l’hypothèse qu’il y eut peut-être moins d’illusions et plus de consentement au mythe de la puissance de la part de la raison humaine. Finalement, le “pacte faustien” pourrait s’apprécier comme un acte de “servilité volontaire” de la raison, ou “servilité rationnelle”, par rapport à la puissance de la matière déchaînée, dans l’espoir d’ainsi obtenir et maîtriser le moyen de l’affirmation de sa propre puissance par l’intermédiaire de la matière déchaînée.
Parfois, dans l’histoire de ces deux siècles depuis le tournant de la fin du XVIIIème siècle, il y eut des phases d’inquiétude de la part de certains hommes du système répondant de la raison humaine. Nombre de savants parmi ceux qui mirent au point l’arme atomique furent soudain pris d’effroi devant le déchaînement de la matière qu’ils avaient ainsi suscité. Ils pensèrent qu’ils avaient déchaîné des forces dont ils n’avaient plus le contrôle, ce qui était une réflexion approchant d’une certaine façon la conception qu’on peut se faire de l’épisode de l’histoire du monde que nous considérons, en l’étendant à toute une période, à toute une démarche, à toute une conception du monde, tout cela fondé effectivement sur les illusions initiales concernant le Progrès et les promesses de la science. Quoi qu’il en soit, la raison humaine se tient au premier rang des accusés, elle tient sans aucun doute la place centrale, lorsqu’on considère aujourd’hui le champ de ruines de l’univers du monde.
Mais ce que l’on doit de plus en plus privilégier au vu de plusieurs éléments, c’est l’hypothèse que ce concept de “déchaînement de la matière” [se serait] constitué en une entité structurée, en une structure qui intervient en tant que telle dans notre réalité historique. Il s’agit de l’hypothèse que cette entité structurée [se serait] développée en un système dynamique ou ait été constituée en un système dynamique préexistant, anthropotechnique ou anthropomécaniste, et qu’il s’agisse ainsi de la cause systémique centrale, si pas loin d’être exclusive, des événements des deux derniers siècles; y compris une cause inspiratrice, sinon créatrice par la pression exercée sur la psychologie, de ces idées “humanistes ” qui semblent, en apparence, en avoir été au contraire les inspiratrices, sinon les alibis. Dans ce cas, l’hypothèse implique que la raison humaine, croyant maîtriser elle-même (sinon les avoir créés) les outils de la maîtrise du monde pour en animer la matérialité, a été, au contraire, annexée par ce système anthropotechnique ou anthropomécaniste, et amenée par lui, par pression psychologique et l’exacerbation de certaines tendances naturelles du caractère qui prétend animer la raison […], à développer les idées et les théories justifiant son expansion puis son déchaînement.
L’hypothèse a l’immense avantage de faire passer l’histoire courante qui sert de faux nez à nos entreprises, au gré de nos manipulations intéressées, au stade métahistorique de la grande Histoire. Elle a l’immense avantage, à la fois d’expliquer ce changement fondamental du passage à une “deuxième civilisation occidentale” qui est une “contre-civilisation”, et la crise fondamentale, voire terminale, que nous affrontons aujourd’hui. Elle a l’immense avantage d’expliquer les désarrois humains, sinon les désarrois de la raison humaine, le chaos actuel des affrontements de positions extrêmes antagonistes, l’incapacité humaine de rétablir un ordre dans nos relations sociales et politiques, et encore moins dans l’équilibre de nos psychologies collectives.
Il va de soi, selon cette hypothèse, que l’explication mène droitement au procès de la raison humaine, non pour ce qu’elle est en réalité, – un outil parmi d’autres d’une pensée générale qui doit nécessairement dépasser cette raison humaine en une exploration de la réflexion “supra-rationnelle” (certains diraient “trans-rationnelle”), – mais pour les prétentions qu’elle a affichées de devenir maîtresse et deus ex machina du destin de l’univers. Dans ce cas, les grands événements auxquels nous sommes confrontés, leur absence de sens prennent justement un sens. Il y a, au départ de la dynamique qui les suscite, une subversion puis une perversion de la raison humaine ; il apparaît alors évident que la raison humaine n’a plus aucune qualification pour en juger, devenue dans ce cas accusée principale qui ne peut plus prétendre au rôle d’être juge.
Cette reconnaissance, cette hypothèse qui n’a d’audace ou de fantaisie qu’en apparence, selon la révérence qu’on continue à accorder à une raison humaine si complètement discréditée, constituent aujourd’hui la voie de la sagesse. Confirmons ainsi que la sagesse, aujourd’hui, c’est l’audace de la pensée.
Il est de coutume, surtout dans la culture d’opposition au système, d’annoncer que nous sommes en 1789 et qu’une nouvelle Grande Révolution menace. Acceptons l’analogie. Ce n’est certainement pas pour annoncer pour demain matin (14 juillet 2010) la prise du bâtiment du FMI comme si c’était la Bastille, ni des émeutes de la faim qui renverseraient un régime tricentenaire. Nous considérons que ces schémas sont dépassés et montrent les limites de la raison humaine à concevoir sa propre crise terminale. (La plupart des opposants au système, ceux-là même qui annoncent que “nous sommes en 1789“, qui dénoncent un système asservisseur de la raison humaine consentante, sont eux-mêmes dépendants de cette raison humaine pour la prospective.) Par contre, ce qui, à notre sens, ressemble à 1789, c’est l’état de notre psychologie – la même fatigue, voulons-nous dire, d’une psychologie qui a trop subi de pressions à la fois du système et de la raison dont elle devrait être l’outil, qui lui imposent des perceptions différentes de la réalité.
Le XIXème siècle fut presque un siècle d’“équilibre parfait” dans le chef du développement du système anthropomécaniste, sans outrance ni pression excessive mais avec pourtant un rythme progressiste et moderniste marqué. Le XIXème siècle, qui pourrait commencer par la phrase fameuse du nommé Rouhier, foudroyant Stendhal en lui disant tout de l’événement terrifiant qui était survenu, – «Les Lumières, c’est l’industrie», – pourrait passer pour le laps de temps où il aurait semblé que, finalement, le système “marchait” et que la modernité allait triompher comme “le meilleur des mondes”. C’est effectivement à l’ouverture du XXème siècle, avec tant de signes d’un trouble profond qui s’étendait, que cette observation fut balayée. Ce nouveau constat fut confirmé par la cataclysme de la Grande Guerre, qui marque l’ouverture de la grande crise, qui n’est pour sa substance fondamentale ni idéologique, ni politique et géopolitique, ni militaire mais premier terrain de l’exercice organisée de la violence du système du technologisme bientôt renforcé du système de la communication. Pendant ce temps, l’historiographie anglo-saxonne, maîtresse du virtualisme et du magouillage faussaire de l’histoire du monde, nous parlait de la globalisation effective à cette époque, comme de l’avenir du monde. La Grande Guerre trancha net tout cela, avec l’Empire britannique en prime.
Le XXème siècle a épuisé notre psychologie, allant de catastrophe en catastrophe qui, toutes, hurlaient l’imposture cataclysmique de la modernité. A cela, le système opposait le confort douillet du frigidaire, de l’automobile pour tous, du Dieu électronique et du tourisme globalisé. On ne peut lui reprocher ces arguments lorsque l’on n’a que les arguments qu’on peut.
Le rythme de cette fatigue de nos psychologies, jusqu’à l’épuisement, a atteint son paroxysme avec les événements de la fin de la Guerre froide et de l’attaque du 11 septembre 2001. L’activisme insensé des deux branches du système (technologisme et communication), le versement dans le chaos ou la déroute des événements censés assurer le triomphe du système (dans sa branche du système du technologisme, producteur de puissance brute), ont conduit au phénomène terrible des contradictions internes, avec le système de la communication passé en mode “fratricide” vis-à-vis de son frère jumeau, le système du technologisme. (Le système de la communication fonctionne à l’effet, au sensationnel des choses, et lorsque ces choses sensationnelles sont des déroutes du système de la communication, l’effet devenu fratricide joue à plein.)
Ces contradictions accentuent jusqu’à la pathologie l’épuisement de nos psychologies. Non seulement nous n’avons plus de références stables depuis longtemps (le docteur Beard le disait déjà en 1879, en identifiant la neurasthénie), encore moins n’avons-nous plus aucun lien avec la Tradition originelle qui est la source essentielle pour donner un sens à notre développement, mais même les artefacts créés pour renforcer notre nouveau cadre d’activité, – inconsciemment, pour suppléer à ces terribles manques, – s’avèrent contradictoires sinon antagonistes. Il est difficile d’imaginer une situation à la fois aussi schizophrénique et aussi déstructurante pour les psychologies.
Nous, en ce début du XXIème siècle, avec cette accélération et avec l’exacerbation des contradictions internes du système en même temps que sa crise centrale déterminée par la crise eschatologique de l’univers (climat, environnement, ressources naturelles), nous payons tout cela en nous trouvant confrontés à la crise terminale du système. Pour l’appréhender, nous nous tournons aussitôt vers notre raison, cette fameuse “raison humaine”, pour lui demander son intervention salvatrice, qui pour proclamer l’espoir au-delà de la crise par sa propre intervention qui transmutera positivement les facteurs de la crise, qui pour condamner les motifs de la crise comme des déviations de cette même raison, et pour proclamer que cette même raison peut elle-même engendrer des alternatives salvatrices. Mais nous ratons le constat principale: toutes les données de la crise, dont la plupart sont dès l’origine viciées par l’absence de sens et par les épousailles aveugles de tout ce qui est puissance déstructurante, sont des enfants incontestables de cette même raison humaine. La cause indubitable de cette crise en phase terminale, à la fois de notre système et de l’univers, est la raison humaine, ses impulsions, ses orientations, ses promesses sans nombre et ses illusions sur elle-même. Même en arguant du déviationnisme qui n’explique rien des pulsions faussaires et trompeuses initiales, on ne peut éviter le constat que l’accusée centrale et unique de la catastrophe est bien cette raison humaine. C’est elle qui, aujourd’hui, est au centre de la crise.
...D’où l’on jugera douteux qu’il soit judicieux de confier au coupable la recherche d’une issue pour redresser les effets du forfait. Même avec les banques, cette démarche est un échec.
La conséquence pratique de cette situation, à la mesure du constat théorique que nous développons, est que nous nous trouvons devant l’obligation d’une révolution copernicienne de la pensée. Il nous paraît évident (aveuglant pour certains, ce qui leur permet de ne rien voir de ce qui est pourtant éclairé si crûment) que la raison humaine, non seulement n’est plus suffisante pour assumer la charge de l’explication du monde, et de l’orientation du développement qui doit s’en suivre; mais, en plus, son emploi exclusif pour nourrir la pensée comme il a été fait depuis plusieurs siècles s’étant avéré un poison mortel et, par conséquent, une catastrophe historique, elle se trouve disqualifiée irrémédiablement de toutes ces charges.
On observera que ce n’est que justice. Cette civilisation dans sa phase terminale présente s’est imposée par son poids, sa force, la puissance de son système du technologisme. Elle [n’est] plus intéressée à se donner un sens et une justification et le corpus intellectuel qui la justifie représente cette tromperie inique d’avoir les idées et les concepts qui le constituent directement inspirées, voire imposées par ce formidable déchaînement de puissance matérielle, alors qu’ils devraient être formés d’une façon indépendante pour en juger sereinement, – et alors, il y a longtemps que cette civilisation aurait connu son arrêt de mort. C’est la raison humaine qui a procédé à cette escroquerie historique, se rabaissant ainsi au rang de la corruption psychologique et autre la plus méprisable, se condamnant elle-même comme une pure trahison d’elle-même. La “crise […] de la raison humaine” (1) et l’effondrement de la raison humaine à l’état d’activité schizophrénique animant le cerveau d’un idiot, lui-même habité en viager par une hystérie hallucinatoire, marquent effectivement un acte de justice nécessaire. Cette civilisation-là n’a que trop vécu, et la raison humaine qui l’a machinée se condamne elle-même.
Par conséquent, si nous sommes “orphelins de la raison humaine“, il n’y a certainement aucune larme d’aucune sorte à verser. L’affaire vaut, illico presto, le rétablissement de la peine de mort dont l’abolition généralisée, sauf dans les cas où l’on liquide sommairement, a fait la gloire de notre morale si aisément satisfaite puisque notre vanité l’est, satisfaite. Nous devrions nous réjouir d’être des orphelins car cela signifie rien de moins que la possibilité de retrouver une liberté de la pensée dont le premier usage devrait être de tenter de renouer les liens avec une Tradition immémoriale avec laquelle nous avons rompu, pour retrouver cet élan structurant du monde qui doit nécessairement être la base d’une civilisation. Devant cette perspective et l’importance du chantier à entreprendre, la mesure conditionnelle nécessaire est que cette civilisation doit subir l’anathème du “delenda est...”.
Les conséquences pratiques de ces constats qui concernent l’état de notre civilisation dans ces domaines de direction et d’orientation, et ces constats valant non seulement pour notre situation présente mais pour les deux siècles qui précédèrent, sont qu’il faut nous attendre à affronter une période de chaos (11) sans précédent qui accompagnera l’effondrement d’un système et la crise de la raison humaine qui l’accompagne. Mais plutôt que “nous attendre”, disons que nous y sommes, que cette période a commencé. Son caractère le plus original est la difficulté de l’identifier comme tel, car le chaos que nous affrontons est du type postmoderniste, où le système de la communication joue le rôle principal puisqu’il fonctionne de plus en plus, et qu’il fonctionnera de plus en plus en mode fratricide par rapport au fournisseur de la puissance du courant de déchaînement de la matière dont nous vivons la crise finale.
Ces conditions demandent une singulière capacité d’adaptation. S’habituer au chaos n’est pas une tâche aisé, mais bien plus encore quand nous avons complètement perdu le sens du mot “chaos” et que nous ne savons plus identifier aujourd’hui, si l’on s’en tient aux références passées, les signes et les manifestations de ce chaos. Notre raison humaine, elle aussi touchée par sa dégénérescence accélérée dans le mode où elle est employée, est un moyen non seulement insuffisant, mais un moyen faussaire pour nous décrire ce chaos et en identifier les effets.
Ainsi en est-il de cette étrange période historique. Nous ne cessons partout de proclamer la venue de ce chaos et de l’effondrement du système; même les ultimes gardes-chiourmes, les Cooper & compagnie, qui restent partisans inconditionnels du système, nient qu’il existe la possibilité du chaos et de l’effondrement du système, mais eux aussi sans savoir ce que sont le chaos et l’effondrement du système. Nous ne dansons pas sur un volcan bientôt en éruption, nous dansons à l’intérieur du volcan d’ores et déjà en éruption, en discutant âprement pour savoir quand il va entrer en éruption et s’il va entrer en éruption. Ce n’est même plus discuter du sexe des anges alors que la forteresse est assiégée, mais continuer à discuter du sexe des anges au milieu des débris de la forteresse assiégée puisque forteresse d’ores et déjà effondrée, en tenant plus que jamais que cette question du sexe des anges est absolument essentielle.
Nous ne sommes pas des “orphelins de la raison humaine”, nous sommes des êtres placés soudain devant la découverte de l’illégitimité de [la] propre fonction de la raison humaine telle qu’elle se découvre, qui a trahi sa fonction parentale sacrée, qui a usurpé son rang, qui a orienté ses prétendus rejetons dans un univers de faux semblant et de construction virtualiste sans le moindre rapport avec la réalité. Notre tâche, à nous, orphelins, est d’abord de comprendre que nous ne le sommes pas d’une telle parenté trompeuse et faussaire, ensuite de partir à la recherche de nos vrais parents. Nous ne les avons pas perdus aujourd’hui, nous avons commencé à les perdre il y a cinq siècles et, depuis deux siècles, les avons complètement perdus pour accepter à leur place une parentèle marquée par l’imposture et l’infamie
Nous ne pouvons en rester là. Ce naufrage de la raison humaine, non pour ce qu’elle est mais parce qu’elle a usurpé son rôle, ne signifie pas qu’on répudie à tout jamais cette raison. C’est à ce point que nous revenons à une idée que nous avons déjà développée dans notre précédente chronique du 25 juin. Cette idée repose sur deux observations:
• D’une part, la raison humaine est le facteur intellectuel essentiel, sinon exclusif, à être intervenu, dans les deux siècles qui viennent de s’écouler et marquent le phénomène que nous identifions comme la “deuxième civilisation occidentale”. Elle porte, d’ailleurs jusqu’à s’en enorgueillir, la responsabilité des événements survenus depuis et jusqu’à aujourd’hui. Pour cette raison, elle habille ces événements du jugement général d’un triomphe de la pensée humaine, ou, pour les plus mesurés, d’un “bilan globalement positif”. L’esprit sorti de cette Eglise, on mesure aussitôt, au contraire, combien l’effet de cet empire de la raison sur la marche du monde provoque des catastrophes sans fin et nous plonge dans une crise terminale de la civilisation.
• A ce point, la raison humaine s’avère incapable, non seulement d’embrasser pour ce qu’elle est, dans sa véritable dimension, la crise générale avec son ampleur et sa diversité. Elle est incapable de distinguer la véritable structure de cette crise, ses causes, ses fondements et, naturellement, d’envisager ses effets. Ce constat s’explique aisément par l’implication de la raison dans la crise, donc son refus d’en mesurer la puissance parce qu’alors cette mesure serait aussi celle de sa responsabilité. Mais plus encore, nous pensons que ce refus est aussi une impuissance: la raison humaine est impuissante à distinguer l’ampleur de la crise et son caractère unique et eschatologique.
L’essentiel et le plus urgent devient alors de chercher une révolution dans les processus de la pensée, non pas en liquidant la raison, ce qui serait absurde, et une proposition d’une complète vanité confinant à la folie; mais, plus évidemment, d’assigner à la raison une fonction d’outil, et non plus d’inspiratrice et de créatrice de la pensée et du jugement. La raison doit être un outil du jugement, au même titre que la psychologie, qui transmet les sensations et les perceptions. Une telle résolution conduirait en fait à une révolution du jugement, en même temps qu’à un retour à une diversité de la pensée qui fut l’apanage et la gloire des premières pensées des courants, des époques et des civilisations qui précédèrent notre période catastrophique.
Cela signifie, notamment, qu’il importe de réintroduire dans les composants du jugement des facteurs que la raison humaine, depuis qu’elle a établi son empire sur notre jugement, a toujours pris soin d’écarter et de mettre à l’index, par l’anathème ou par le ridicule. Il s’agit de l’apport “sur-rationnel”, impliquant des domaines tels que l’inspiration, l’intuition, etc., qui nourrissent la pensée d’une force capable de créer la conviction qui ouvre au jugement la porte de domaines inédits (et interdits).
Cette approche générale concerne évidemment […] la question du sacré, qui n’est plus considérée aujourd’hui que comme une question théorique, ou comme une question de rhétorique, et qui a été retirée de la problématique de l’univers par l’empire de la raison humaine qui sait bien qu’elle trouve là sa principale concurrente. On comprend aisément le propos puisque la raison humaine, dans la posture qu’elle occupe depuis plusieurs siècles, réalise essentiellement une imposture par rapport au sacré. La seule possibilité de sortir la pensée de son emprisonnement actuel, notamment de son impuissance à comprendre la crise et sa signification profonde, est effectivement de réinstaller la question du sacré dans sa méditation et dans son développement. Cela ne signifie pas qu’on doive y introduire des notions idéologiques ou partisanes dont la raison humaine nous infeste, comme la religion, la foi, l’intégrisme, etc. Il ne s’agit ici que (!) de la question du sacré considérée dans ses rapports avec la situation politique du monde et avec la psychologie collective.
D’une façon générale, cette sorte de proposition terrorise les jugements ou déclenche un torrent de sarcasme. C’est alors que la référence sacrée de la tolérance, dont la pensée humaine a fait son fond de commerce intellectuel, est hissée sur le pavois de la modernité pour sonner l’alarme et proclamer intolérable cette orientation. On observe de telles réactions à intervalles réguliers, et à d’autres propos, bien plus intéressés que le nôtre, qui esquissent la question du sacré (mais jusqu’ici dans un sens idéologique ou religieux, qui ne nous intéresse pas). Cette sorte de réaction a peut-être maintenu les dernières cloisons vermoulues protégeant la pensée réduite à la seule raison humaine mais ne nous a donnés aucune explication satisfaisante, ni de l’échec de cette raison humaine dans son ambition à résoudre la question du Progrès, ni de son échec à donner une explication satisfaisante de la crise générale, – encore moins, quelque recette pour la résoudre, – encore moins pour répondre à la question de savoir ce que serait notre sort, après la crise.
Mais laissons ces combats d’arrière-garde. La raison humaine dans son rôle autoproclamé d’explication centrale du monde agonise avec le système qu’elle croit avoir enfanté, et qui s’est en fait imposé comme manipulateur d’elle-même pendant deux siècles. Nous nous trouvons devant un vide vertigineux pour alimenter une pensée qui plonge dans la panique et le désarroi devant des événements et des circonstances qui la dépassent. La seule issue, pour ce qui concerne l’espèce, se trouve dans une tentative de libération de la pensée, qui ne passe ni par la sacristie, ni par quelque dévotion quelconque, mais par la prise en compte loyale, ouverte, éventuellement humble, de facteurs nouveaux essentiels dans la manufacture de cette pensée. La puissance de la crise hurle elle-même cette obligation où nous nous trouvons. Nous pouvons certes continuer à rester sourd à ces hurlements, ce qui ne changera pas grand’chose à notre destin qui est de voir cette crise emporter notre “contre-civilisation”. Seule nous importe ici une hypothèse pour une pensée libérée, disponible pour une réflexion parvenue à une maturité qui retrouve l’antique sagesse, pour après la crise.
(1). Le titre original, dans le numéro de dde.crisis, est “la crise terminale de la raison humaine”. Nous avons enlevé le qualificatif “terminale”, qui aurait pu faire croire à la fin de la raison humaine. Cette formulation était maladroite, par rapport à ce qu’elle voulait éventuellement nous dire. Pour l’heure, en novembre 2014, nous considérons la “crise de la raison humaine” comme étant à son terme, en même temps que le Système est dans son processus d’effondrement, et qu’il existe une réelle possibilité de régénération de cette raison selon certains événements liés à cet effondrement. Il existe des signes humains selon lesquels on peut admettre que des personnes diverses travaillant pour le Système reconnaissent avec une certaine satisfaction ou dans tous les cas une complète indifférence, que des procédures ou des politiques que ces personnes conduisent pour le Système conduisent à des situations catastrophiques, complètement autodestructrices dans le chef du Système. Ces cas, qui sont de plus en plus nombreux, n’impliquent nullement, ni trahison du Système, ni révolte contre le Système, mais plutôt une évolution d’une raison subvertie vers sa réhabilitation, de la raison malade vers sa guérison. Ces affirmations ne sont ni gratuites ni théoriques, mais basées sur des témoignages.
(2) Depuis la parution de ce dde.crisis, la “crisisation” (qu’on nous pardonne ce néologisme) du monde n’a cessé de se renforcer. “chaîne crisique”, “infrastructure crisique”, “crise haute”, etc., les termes se sont multipliés. Nous sommes au point où il deviendrait absolument nécessaire de forger un nouveau terme ou, – plus aisément, – élargir et modifier considérablement le sens de ce terme. Il faut lui donner un sens structurellement totalement différent, sur la durée autant que dans l’essence de l’événement.
(3) Nous le nommerons “Système” plus tard avec une majuscule. Entre ce texte et aujourd’hui, la notion de “système” devenu “Système” a beaucoup évolué, elle s’est considérablement sophistiquée pour prendre une place bien définie dans l’ensemble de nos conceptions. Le Système, notion technique et mécanique, ou notion symbolique et mythique, a pris sa place dans le courant historique qui nous intéresse (notamment depuis le déchaînement de la Matière) et a contribué à justifier la perception de l’installation d’une dimension métahistorique.
(4) On retrouve Robert Cooper cité dans Éléments, octobre-décembre 2014, n°153, dans un article de Jure Vujic, La postmodernité, nouveau cadre du Système ?. Cooper est cité en référence à son livre Postmodern State and the World Order (2000)… Pour nous, le fait que Cooper soit réputé comme une référence de la postmodernité en tant que thèse philosophique, – tout comme Fukuyama, d’ailleurs, dont nous rappelons notre estimation le 22 octobre 2014 – fait bon marché de ce concept de la postmodernité. Ce fait tend à accréditer l’appréciation de la postmodernité comme un simulacre, une inversion de concept et de philosophie développé pour justifier nombre de faits politiques et culturels engendrés par le désordre des conceptions, voire “la mode” qui est issue des milieux de la communication, de la publicité et du showbiz (Vujic cite le mot : «A la fin du XXème siècle, la grande mode de la postmodernité a remis en cause le système de pensée moderne, fondé sur le progrès linéaire et illimité») ; c’est-à-dire, au bout du compte et selon notre rangement, la postmodernité théorisant le fait de la surpuissance du Système activant déstructuration et dissolution. Pour le cas rencontré ici, il s'agit d'un Un Cooper ébauchant sa thèse politique de la postmodernité (voir le 16 avril 2002) pour justifier après-coup l’aventure du Kosovo, la destruction de l’État serbe, la déstructuration de la Serbie, etc. Alors, ne faut-il pas désigner Tony Blair et l’équipe des spin doctors de communication envoyée à la hâte à l’OTAN pour présenter la narrative de l’attaque contre le Kosovo comme les véritables philosophes de la postmodernité politique ? La doctrine de la postmodernité comme doctrine de la communication-narrative, comme philosophie-simulacre totalement invertie puisque justifiant après-coup une politique de coercition et de surpuissance appliquée unilatéralement et illégalement. L’habillage postmoderne de l’“art contemporain” (AC) montre une démarche similaire où l’acte mercantiliste du marché de l’art transformé par une complicité corportate power-AC est justifié après-coup par un habillage sur mesure de la postmodernité... Dans tous les cas, l’acte trivial et obscène, déstructurant et dissolvant, précède la philosophie qui prétend le fonder, comme le fameux “l’existence précède l’essence”, – sauf qu’il n’est plus question ni d’existence ni d’essence mais de marché, d’argent, de brutalité expansionniste et d’hybris dissimulée, elle, sous la vanité la plus commune (voir note [8]).
(5). A propos de TINA/ “Le silence pour toute réponse”, – il est à la fois stupéfiant et extrêmement significatif de constater combien cette attitude, cette logique fermée, ce diktat d’une pensée réduite à un binarisme barbare des serviteurs et zélotes du Système n’ont en rien changé depuis 2010, – et, somme toute, depuis 1979-1980, quand Lady Thatcher conquérait le poste de Premier ministre en lançant ce fameux acronyme de TINA pour définir l’hyperlibéralisme dont elle s’était faite la promotrice inégalée par son zèle et son dynamisme. Aujourd’hui encore, c’est la même fermeté des zélotes de la foi qui accueille la contestation avec le même binarisme, – TINA ou le “rien” de la dissolution, – alors que TINA organise en vérité la dissolution ... Mais ce zèle et cette fermeté sont complètement statiques, sclérosés, ossifiés, tandis que la contestation ne cesse d’empiler les arguments et les logiques contraires.
(6) On voit ici l’ébauche du duopole dynamique du Système, surpuissance-autodestruction…
(7) Cette remarque est évidemment d’une importance fondamentale. («A ce point, et comme précision méthodologique, il importe de comprendre que, dans l’expression “raison humaine”, nous voulons entendre la raison manipulée par la déraison de l’homme, et nullement condamner la raison en soi.») Elle conditionne tout le propos et aurait dû être plus nettement affirmée, notamment avec cette observation explicite du fait que “la crise de la raison humaine” implique nécessairement que la raison humaine n’est plus elle-même, qu’elle est une subversion d’elle-même, qu’elle n’est plus la raison elle-même mais imposture et simulacre de la raison ; elle est la raison-subvertie… Évidemment, cette idée est centrale à tout le texte et doit être constamment gardée à l’esprit.
(8) Le terme hybris conviendrait mieux que “vanité”, avec une équivalence étendant largement le propos à l’universalité historique. La phrase deviendrait alors, pour rappeler le sens du mot grec qui désignait le péché fondamental du sapiens : “... prise au piège de son hybris, c’est-à-dire de l’aveuglement produit par sa démesure, capitule.”
(9) Bien sûr, à la lumière de notre réflexion depuis la parution de ce dde.crisis, il est avéré que cette “entité historique” doit être considérée comme une “entité métahistorique”. Ce cas est très spécifique des nécessités d’évolution de la pensée sous la poussée des événements actuels imposant une réévaluation des événements passés tels qu’ils sont organisés dans notre rangement. Ainsi est-il devenu manifeste que le cadre historique ne suffisait plus à qualifier l’“entité” dont il est question, – c’est-à-dire ce que nous nommons “déchaînement de la Matière” qui naît de la substance de trois événements quasiment simultanés (la Révolution américaniste, la Révolution Française et la révolution du choix de la thermodynamique).
(10) Dans le cas de cet événement qui tient une place fondamentale dans notre rangement métahistorique, le mot “matière” est encore écrit sans majuscule. La majuscule viendra plus tard et elle a son importance car la “Matière” dans ce cas n’est pas la “matière” selon l’entendement courant. Ce point particulier, d’une importance fondamentale, demande une tentative d’explication à laquelle nous travaillons, pour rejoindre nos conceptions. Il est dans tous les cas évident que la “Matière”, dans notre propos, n’a rien à voir avec la classification traditionnelle qui en est faite, mais tend de plus en plus à s’identifier à une dynamique tirant l’ordre, l’équilibre et l’harmonie du monde vers le bas, vers la déstructuration, la dissolution et l’entropisation (la formule dd&e). Il n’est donc pas question de prendre le mot “Matière” selon la définition physique classique et très limitée de la matière.
(11) Nous faisons cette remarque ici car le terme “chaos” est utilisé à plusieurs reprises. Dans tous les cas, notre appréciation aujourd’hui est qu’il faudrait remplacer ce terme, dans les cas rencontrés ici, par le terme “désordre”, dont nous avons tiré “hyper-désordre”. “Désordre” et “hyper-désordre” définissent la situation de la crise d’effondrement du Système, le “désordre” étant issu du Système et l’“hyper-désordre” étant l’extension de ce “désordre” jusqu’à une inversion de ces effets qui le fait entrer dans une catégorie antiSystème. Nous devons réserver le terme de “chaos” pour un stade ultérieur du désordre, lorsque l’affrontement Système-antiSystème sera dépassé par le fait de l’effondrement achevé du Système. Le terme “chaos” devrait alors faire l’objet d’une définition spécifique se référant pour le départ de la réflexion au Khaos des origines ...
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