Glossaire.dde : l’idéal de puissance

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Glossaire.dde : l’idéal de puissance

9 avril 2014 – C’est au cours de l’année 2008 que nous avons commencé à employer l’expression d’“idéal de puissance”, – et complémentairement mais beaucoup moins souvent, celle d’“idéal de perfection”, – et l’on verra plus loin la cause de cette disparité d’emploi. On ne peut mieux faire, pour introduire le concept, que céder la plume à l’auteur, dans sa propre définition, celle qu’il donna au printemps 1917, lors d’une conférence. Le texte complet du philosophe de l’histoire Guglielmo Ferrero est disponible sur ce site dedefensa.org à la date du 8 décembre 2008.

Il faut bien noter que tout cela est dit au cœur de la Grande Guerre, et Ferrero réfère directement ses concepts à la situation de la Grande Guerre, – qu’il définit implicitement, et à notre très grande satisfaction, comme un “conflit de civilisations”, – et un “conflit de civilisations” qu’on se permettra de juger bien plus crédible que celui qui nous est offert sur un plateau depuis autour de deux décennies, grâce à la plume avisée de Samuel Huntington. (L’on dira plus précisément un “conflit de civilisation” au sens d’un conflit “à l’intérieur” de notre civilisation, à l’imitation de ce que nous avons fait récemment, le 7 avril 2014, en parlant de notre “choc de civilisation”.)

Guglielmo Ferrero : “Conflit de civilisations”

«Cet effort a été long et pénible. Mais l’idée est simple. Elle peut être formulée de la manière suivante. Un examen assez rapide suffit pour découvrir dans la civilisation contemporaine deux idéals : un idéal de perfection et un idéal de puissance. L’idéal de perfection est un legs du passé et se compose d’éléments différents, dont les plus importants sont la tradition intellectuelle, littéraire, artistique, juridique et politique gréco-latine ; la morale chrétienne sous ses formes différentes, les aspirations morales et politiques nouvelles nées pendant le XVIIIe et le XIXe siècle. C’est l’idéal qui nous impose la beauté, la vérité, la justice, le perfectionnement moral des individus et des institutions comme les buts de la vie ; qui entretient dans le monde moderne la vie religieuse, l’activité artistique et scientifique, l’esprit de solidarité ; qui perfectionne les institutions politiques et sociales, les œuvres de charité et de prévoyance. L’autre idéal est plus récent : il est né dans les deux derniers siècles, à mesure que les hommes se sont aperçus qu’ils pouvaient dominer et s’assujettir les forces de la nature dans des proportions insoupçonnées auparavant. Grisés par leurs succès ; par les richesses qu’ils ont réussi à produire très rapidement et dans des quantités énormes, grâce à un certain nombre d’inventions ingénieuses ; par les trésors qu’ils ont découverts dans la terre fouillée dans tous les sens ; par leurs victoires sur l’espace et sur le temps, les hommes modernes ont considéré comme un idéal de la vie à la fois beau, élevé et presque héroïque, l’augmentation indéfinie et illimitée de la puissance humaine.

»Le premier de ces deux idéals, l’idéal de la perfection, peut être considéré, en Europe, comme l’idéal latin. Le génie latin a montré son originalité et sa puissance, et il a conquis sa gloire la plus belle en s’efforçant de réaliser certains idéals de perfection, c’est-à-dire en créant des arts, des littératures, des religions, des droits, des Etats bien organisés. Cela ne signifie point que les peuples latins n’aient pas, eux aussi, contribué à créer l’idéal de puissance. L’histoire de la France pendant le XVIIIe et le XIXe siècle suffirait à assurer une place importante à ce groupe de peuples dans le grand changement de l’histoire du monde, qui est représenté par l’apparition de cet idéal nouveau. Mais les peuples latins, qui sont les peuples d’Europe dont la civilisation est la plus ancienne, ont fait de trop grandes choses dans les époques où les idéals de perfection dominaient seuls ou presque seuls, pour que leur vie ne soit encore aujourd’hui pleine de l’esprit de ces époques. Si, d’ailleurs, en ce qui concerne les idéals de perfection, les peuples latins peuvent revendiquer un rôle historique bien précis et caractérisé, il n’en est pas de même pour le nouvel idéal de puissance. Ils ont développé celui-ci en union avec d’autres peuples de race différente. On ne peut donc attribuer une signification bien précise à ces mots “le génie latin”, sans identifier ce génie avec l’irrésistible tendance qui fait désirer aux peuples et aux individus toutes les formes de perfection dont l’esprit humain est capable.

»L’idéal de puissance peut, au contraire, être considéré, en ce moment, comme un idéal germanique. Ici aussi, il ne faut pas tomber dans l’erreur de croire que cet idéal a été créé par les Allemands. L’Allemagne a contribué moins que la France au long et pénible travail qui devait aboutir à l’éclosion de cet idéal dans le monde. Mais il est indiscutable aussi que, si elle a été lente à comprendre l’idéal nouveau, l’Allemagne a fini par en devenir, en Europe, pendant les derniers trente ans, le champion le plus ardent. L’immense développement de l’Allemagne, qui avait émerveillé le monde, n’est autre chose que cet idéal nouveau de puissance transformé par les Allemands en une espèce de religion nationale, devenu une sorte de messianisme, et appliqué avec une logique implacable et une passion ardente jusqu’aux conséquences extrêmes, dans tous les champs : non plus seulement dans l’industrie et les affaires, comme ont fait les Américains, mais dans le monde des idées et — application plus dangereuse — dans la guerre et l’armée.

»Cette distinction entre les deux idéals faite, il est possible de comprendre l’immense tragédie dont nous sommes à la fois les acteurs, les spectateurs et les victimes ; d’expliquer le bouleversement d’idées qu’elle a produit et de jeter un coup d’œil dans l’avenir et les devoirs qui nous attendent. Il suffit de comprendre pourquoi et comment notre époque avait mêlé ces deux idéals en croyant qu’ils pourraient se développer infiniment et paisiblement à côté l’un de l’autre, tandis qu’à un certain point ils devaient entrer en violent conflit...»

Prééminence de l'idéal de puissance

En guise d’avertissement et d’introduction, on précisera aussitôt qu’en nous attachant essentiellement à l’idéal de puissance, et laissant l’idéal de perfection en arrière, nous rejoignons notre méthodologie développée autour du “Mal” (voir notamment le 4 janvier 2013), symbolisant le processus opérationnel théorique de déstructuration-dissolution-entropisation qui caractérise le courant métapolitique dominant (notre formule dd&e, voir le Glossaire.dde du 7 novembre 2013). Nous constatons, à la fois dans les activités humaines et dans la vérité présente de la situation du monde la présence massive du Mal, – et l’absence du Bien, par conséquent, qui constitue pour nous une immense souffrance. Cela implique certes l’évidence que, pour nous, l’idéal de puissance est le concept métapolitique inspiré par la référence symbolique du Mal, l’idéal de la perfection représentant son contraire avec comme référence symbolique le Bien.

De ce point de vue qui embrasse toute notre perception de l’époque, tandis que l’idéal de perfection est partout en retraite sinon tenu en retrait, – et plutôt en retrait qu’en retraite, la situation étant fixée à cet égard, – l’idéal de puissance est partout affirmé, à ce point où il est considéré comme le seul concept métapolitique concevable débouchant sur son opérationnalisation, la politique-Système (voir le 17 novembre 2012). L’idéal de puissance n’est pas une force qui combat et s’exprime pour occuper sa place, – ce qui pouvait être encore vrai du temps où Ferrero parlait, – il est devenu notre crise conceptuelle essentielle sinon exclusive et c’est cela qui doit retenir toute notre attention.

L’idéal de puissance et le déchaînement de la Matière

Un autre aspect de la définition que nous donne Ferrero concerne la chronologie de la formation, de l’apparition et de la mise en place opérationnelle de l’idéal de puissance. Le passage important à cet égard est celui-ci : «... L’autre idéal [de puissance] est plus récent : il est né dans les deux derniers siècles, à mesure que les hommes se sont aperçus qu’ils pouvaient dominer et s’assujettir les forces de la nature dans des proportions insoupçonnées auparavant. Grisés par leurs succès ; par les richesses qu’ils ont réussi à produire très rapidement et dans des quantités énormes, grâce à un certain nombre d’inventions ingénieuses ; par les trésors qu’ils ont découverts dans la terre fouillée dans tous les sens ; par leurs victoires sur l’espace et sur le temps, les hommes modernes ont considéré comme un idéal de la vie à la fois beau, élevé et presque héroïque, l’augmentation indéfinie et illimitée de la puissance humaine.»

On ne peut rater cette remarque essentielle que Ferrero situe la naissance de l’idéal de puissance “dans les deux derniers siècles” (il parle en 1917), ce qui fait aisément entrer cette chronologie dans notre schéma du “déchaînement de la Matière” (voir le 5 novembre 2011) qui s’est constitué entre 1776 et 1825, avec sa préparation, notamment psychologique, au cours du XVIIIè siècle, notamment sous la forme de l’attaque du persiflage pour affaiblir décisivement la psychologie humaine et la rendre décisivement vulnérable. L’idéal de puissance correspond parfaitement à un habillage théorique, conceptuel, consistant à asseoir le fondement idéalisé de l’activité politique de notre contre-civilisation, et de sa forme achevée qu’est le Système.

L’“anglosaxonisation” du monde

Dans un autre sens chronologique, il faut prolonger la description de Ferrero datant de 1917 par les événements qui ont suivi, pour décrire l’évolution de l’idéal de puissance. Là aussi, il nous suffit comme introduction de cet aspect de la réflexion de citer un extrait de La Grâce de l’Histoire, dans son deuxième tome en préparation, tel qu’il a déjà été cité (citation d’une citation) dans un texte précédent de notre site dedefensa.org (voir le 15 octobre 2013). Ce texte était cité à propos d’une réflexion sur la forme de notre civilisation, devenue à notre estime “contre-civilisation”, par rapport aux civilisations précédentes, et cela s’appuyant sur certaines réflexions de l’historien des civilisations Arnold Toynbee.

«La deuxième idée de Toynbee comme nous la concevons, concernant notre civilisation, est que la disposition d'une telle puissance technique et technologique utilisable dans tous les recoins et dans une géographie terrestre totalement maîtrisée et contrôlée impose à cette “notre-civilisation” (les guillemets deviennent nécessaires, par prudence) une ligne de développement même si ce développement s'avère vicié et qu'elle interdit tout développement d'une civilisation alternative et/ou successible. On retrouve ici une correspondance certaine avec notre propre schéma à partir du “déchaînement de la Matière” et, en nous référant à la classification de Ferrero, une correspondance chronologique certaine avec le destin de l’“idéal de puissance” qui passe justement, avec l’effondrement allemand de 1945, son flambeau du pangermanisme à l’anglo-saxonisme, ou panaméricanisme. On comprend alors que la contradiction relevée plus haut (Toynbee annonce une offensive d’“occidentalisation” du monde au moment où s’amorce la décolonisation) n’en est pas vraiment une : l’“occidentalisation” n’a pas tant à voir avec le colonialisme, avec la saga des colonies au XIXème siècle, etc., qu’avec la disposition du technologisme, de la puissance technicienne, bref de l’“idéal de puissance” devenu le premier instrument, et l’esprit même de l’“occidentalisation” du monde, – et complètement “anglosaxonnisé” à partir de 1945.»

... C’est-à-dire la “technologisation” du monde

Les remarques ci-dessous séparent décisivement, sinon opposent le processus de colonisation du processus d’anglosaxonisation, notamment par le fait remarquable constatée avec la démarche de Toynbee : «Toynbee annonce une offensive d’“[anglosaxonisation]” du monde au moment où s’amorce la décolonisation.» Dans notre conception, la colonisation n’a pas été la globalisation telle qu’on l’entend aujourd’hui, et pas davantage l’anglosaxonisation telle que nous l’entendons, même si les Britanniques ont pris part à cette colonisation. (Dans le cas de la colonisation, justement, les USA, qui sont partie prenante de cette anglosaxonisation, étaient dans le camp adverse, étant devenus eux-mêmes au moment de leur Révolution des “colonisés” : les USA ont toujours présenté la Révolution de l’américanisme de 1776 comme le premier acte de la décolonisation.)

Ainsi l’anglosaxonisation qui représente la véritable opérationnalisation de l’idéal de puissance dans sa phase finale vers la globalisation est si différent qu’il est presque l’opposé de la colonisation. Il l’est essentiellement par sa forme d’invasion, d’annexion, et de transformation des espaces investis : il ne s’agit pas de les conquérir ni même de les exploiter (pas seulement), comme les adversaires de la colonisation définissaient celle-ci. Il s’agit de les transformer selon la formule dd&e pour les anglosaxoniser en apparence, en réalité pour les réduire à une uniformité-Système dont le but ultime est l’entropisation. Le concept a évolué et il n’y a plus rien là-dedans de spécifiquement racial ou ethnique, ni même culturel, et tout du suprématisme anglo-saxon qui, justement, s’est très rapidement “mécanisé”, et même “technologisé” en perdant toute substance humaine (politique, géopolitique, etc.) pour s’inscrire dans la puissance pure de la Matière qu’est le Système. Effectivement la puissance même du processus, sa substance, c’est la technique devenue technologisme, à la fois moyen d’intervention et but ultime de l’intervention. L’anglosaxonisation menant à la globalisation s’avère en réalité être une “technologisation” du monde dans la globalisation. C’est alors qu’on peut comprendre le véritable but opérationnel de l’idéal de puissance, parfaitement en conformité avec le Système englobant le monde, parfaitement véhiculé par la politique-Système. C’est dire si Ferrero, en énonçant son concept en 1917, ne décrivait que ses premiers effets ; pourtant, d’ores et déjà, et sans qu’il le réalisât nécessairement, il décrivait implicitement ce caractère de technologisation, tant la Grande Guerre est le premier affrontement global où la technologie joue le rôle essentiel.

Une politique sous la dictature de la puissance

Le résultat opérationnel qu’on constate aujourd’hui est celui de l’activation de la politique-Système, déjà référencée plus haut, qui est complètement la transcription opérationnelle de l’idéal de puissance conçu comme une référence conceptuelle à prétention “noble” qui donnerait au Système, justement, ses “lettres de noblesse” comme un habillage de communication dans sa fonction faussaire. Il s’agit d’une politique de brutalité pure, de conception barbare, sans dessein géopolitique construit, sans but de conquête, exercée hors de toute règle, normes, légalité internationale, même dictées par le plus fort ; elle est bien entendu elle aussi habillée d’un vernis de communication (morale, humanisme, etc.) destiné à donner le change aux yeux mêmes de ceux qui la conduisent, qui sont d’une psychologie trop affaiblie pour supporter la vérité de ce qu’ils produisent. On en voit la manifestation, d’abord en mode retenu durant l’immédiat après-Guerre froide (les années 1990), puis en mode de déchaînement à partir de 1999-2001, puis en mode de paroxysme de ce déchaînement depuis 2008-2009. L’aventure ukrainienne, et notamment le rôle du bloc BAO et de ses bras armés (l’OTAN) dans cette aventure, en est le développement courant, paroxystique, proche du point général de rupture de la crise d’effondrement du Système.

Nous vivons donc une époque, une “ère” selon la définition de Joseph de Maistre, de l’opérationnalisation de l’idéal de puissance sous forme de politique-Système à son zénith paroxystique, d’ailleurs complètement selon les normes d’évolution du Système. L’extraordinaire contraction du temps et l’accélération non moins extraordinaire de l’Histoire font que cette “ère”, comme celle qui a précédé (de 1999-2001 à 2007, “ère du déchaînement”), est d’une brièveté non moins extraordinaire. Cela répond à la puissance de la dynamique engendrant très rapidement des transformations elles-mêmes extrêmement rapides. (Il faut bien entendu avoir à l’esprit que cette politique d’une brutalité et d’une barbarie extrêmes dans la conception accompagne et favorise l’équation fondamentale surpuissance-autodestruction du Système [voir le Glossaire.dde du 8 juillet 2013 sur le Système, partie «De l’inéluctabilité de l’enchaînement surpuissance-autodestruction»].)

Puissance contre perfection, l’insensé contre le sens

A ce point ultime de la description de l’idéal de puissance et de tout ce qu’il génère, de ses accointances directes avec des d’autres concepts qui nous sont essentiels (Système, politique-Système), il apparaît que l’observation principale qu’on peut faire sur cet idéal est qu’il n’a aucun sens. Littéralement, il est insensé, ce qui fait de lui un idéal absurde. La puissance est un facteur informe, sans aucune substance, qui est pure production de quelque chose d’autre que lui-même, qui représente donc en lui-même une sorte de néantisation, qui ne donne ses effets dans une apparence d’être qu’à partir du moment où il est mu par d’autres facteurs. L’idéal de puissance poursuit par conséquent une quête qui n’a aucune existence, donc qui n’a aucune limite, aucune forme, qui ne peut être en rien une référence stable, qui n’a aucun rapport avec aucun principe ; une quête qui est pure dynamique et pure mécanisation jusqu’à transformer toutes choses en un phénomène de technologisation dont le caractère essentiel est qu’il reste dépendant de la matière pure, jusqu’à opérationnaliser dans son extension la destruction de lui-même selon l’équation surpuissance-autodestruction. Il poursuit une quête qui se replie sur elle-même au plus elle progresse, qui produit de plus en plus de puissance pour pouvoir mieux se détruire.

C’est à ce point, certes, où l’on doit revenir à l’opposition initiale qu’offrait Ferrero, entre l’idéal de perfection et l’idéal de puissance. On comprend alors combien cette opposition devient complètement fondamentale, et qu’il est ainsi justifié de proposer les références symboliques du Bien (perfection) contre le Mal (puissance). L’idéal de la perfection est par définition une référence, et par définition une référence stable. La perfection n’impose nullement une dynamique mécanique et linéaire, elle se représente sous la forme de principes vers lesquels il faut tendre, en évoluant vers le haut. La progression vers ces principes et vers la perfection qui les sous-tend et constitue leur inspiratrice fondamentale dépend de la représentation que se fait l’esprit de l’efficacité, des arrangements de situation, des compositions avec d’autres acteurs, etc. Toutes les situations humaines sont prises en compte et les événements qui en découlent sont respectés pour ce qu’ils sont et nullement soumis à l’absolutisme d’une force brutale, comme dans le cas de la puissance.

Perfection contre puissance : Talleyrand à Vienne

Pour mettre en évidence cette différence contradictoire, mortelle, exemple de la sorte d’affrontement fondamental qui caractérise notre époque, un exemple historique nous paraît bienvenu. Il met en scène Talleyrand au Congrès de Vienne, qui suit la logique de l’idéal de perfection, contre la logique de l’idéal de puissance que poursuivait Napoléon, le conquérant de l’Europe. On précisera que les qualités et vertus des sapiens, fussent-ils prestigieux comme le sont ces deux hommes, ne sont nullement en cause pour le jugement qu’on porte sur l’épisode. Ce qui nous intéresse, c’est la circonstance métahistorique représentée par le Congrès de Vienne, et à laquelle participent deux contributeurs prestigieux, Talleyrand d’une part et disons la grande ombre de Napoléon d’autre part ; et Talleyrand va restaurer la place naturelle de la France dans la structure de l’Europe, son rang, sa légitimité, toutes choses que conduit l’idéal de perfection, en sacrifiant avec une habileté et une autorité consommées les restes de l’aventure napoléonienne, pur produit de l’idéal de puissance (mais avec cette réserve, certes, que l’idéal de puissance était alors loin d’avoir montré toute sa noirceur, tout son effet d’inversion et de subversion)... Et l’on note bien entendu que si Talleyrand n’était pas intervenu comme il l’a fait, la France aurait été punie jusqu'à la déstructuration dissolvante par les puissances victorieuses et l’Europe n’aurait pas retrouvé l’équilibre qui lui assura une période de stabilité acceptable jusqu’en 1848. (Cet extrait décrivant “Talleyrand à Vienne” se trouve dans le texte du 2 mai 2011, sur le site dedefensa.org.)

«Le principe fondamental qui guidait Talleyrand à Vienne, en 1814, était le principe de la légitimité et, au-delà, de la souveraineté. Il s’agit évidemment de principes fondamentaux de restructuration, principes qualitatif contre l’affirmation quantitative de la puissance déchaînée des armes (système du technologisme). On peut lire (sur ce site, le 16 août 2007) une définition de la légitimité et de la souveraineté selon Talleyrand, – quelques pages qui bouleversèrent Guglielmo Ferrero (cité dans la présentation du texte de Talleyrand), qui changèrent sa perception du fondement des choses. (Ferrero donna à son livre magnifique dont le sous-titre est “Talleyrand au Congrès de Vienne”, le titre de “Reconstruction”, – ce qui doit s’entendre dans le sens de “restructuration”.) Ces principes, que Talleyrand entendait offrir à toute l’Europe au nom de la France, – la nation du milieu des choses, c’est-à-dire de leur équilibre structurée par les principes et de leur harmonie accomplie par leur structuration, et pour cela “Grande Nation” en vérité, – ces principes le mettaient, lui le vaincu, dans cette curieuse posture d’inspirateur et de véritable esprit de la conférence. Talleyrand résumait ainsi sa théorie, pour justifier le retour de la maison des Bourbons sur le trône :

«“La maison de Bourbon seule, pouvait noblement faire reprendre à la France les heureuses proportions indiquées par la politique et par la nature. Avec la maison de Bourbon, la France cessait d’être gigantesque pour devenir grande. Soulagée du poids de ses conquêtes, la maison de Bourbon seule, pouvait la replacer au rang élevé qu’elle doit occuper dans le système social; seule, elle pouvait détourner les vengeances que vingt ans d’excès avaient amoncelées contre elle.”»

»Ainsi Talleyrand, représentant ce pays vaincu qui avait conquis l’Europe et l’avait mise à feu et à sang avant de succomber, arriva-t-il à Vienne et déclara-t-il à ses vainqueurs que la France, par sa bouche, avait l’extrême générosité et le sens exemplaire du compromis le plus haut d’abandonner ses conquêtes de la rive gauche du Rhin et d’en revenir aux “heureuses proportions indiquées par la politique et par la nature”. Tout le monde fut saisi et, sans relever l’extraordinaire de cette situation où une nation vaincue semblait faire une concession formidable à ses vainqueurs en abandonnant d’elle-même ses conquêtes d’ores et déjà sous la coupe de l’ennemi, se rangea sous l’inspiration du prince de Bénévent, évêque d’Autun… La France “cessait d’être gigantesque pour devenir grande”.»

La noyade de la puissance dans l’utopie-narrative

A notre point de vue, le parcours de l’idéal de puissance se trouve aujourd’hui proche de son terme, comme se trouvent proches de leur terme commun le Système et la civilisation du déchaînement de la Matière, que nous avons baptisée “contre-civilisation”. Le puissant apport du système de la communication intervenu massivement à partir des années 1990, qui a paru d’abord comme une arme décisive que le Système développait au profit de l’idéal de puissance en faisant la promotion publicitaire de cette puissance, joue désormais un rôle ambigu en ajoutant un puissant volet contre-productif qui met en exergue l’avers de cette puissance avec la perversion qui la caractérise, ses effets monstrueux, ses erreurs et ses faiblesses d’application, en accentuant les uns et les autres par l’écho ainsi dispensé. Les dépositaires de cet idéal, également serviteurs du Système, en général rangés dans les élites-Système (directions politiques, intellectuels et publicistes du “parti des salonards”, experts et publicistes du War Party, directions du corporate power, etc.), sont eux-mêmes parvenus au stade ultime de leur “humanité” (ou de leur déshumanisation, impliquant l’abandon de l’autonomie de la pensée, le refus et ’ignorance de l’expérience, l’attachement servile et aveugle à un programme politique et autre de type automatisé imposé par le Système et les forces qui l’animent, etc.).

Ce stade ultime de l’insensé que représente l’idéal de puissance en fin de course, nous le caractériserions pour ce cas comme la “robotisation” des promoteurs et croyants de cet idéal. La première robotisation, c’est celle des sapiens que sont ces “acteurs de cet idéal”. Dans le cas choisi ici comme exemple illustratif parmi les diverses catégories de la direction-Système, il s’agit des protagonistes du “parti de la guerre” (War Party, selon l’anglosaxonisation du domaine, mais cela pourrait être une autre catégorie parmi celles qui sont signalées ci-dessus) ; ils sont décrits ainsi dans un texte du 4 août 2010, sous le titre «La robotisation, stade ultime de l’“idéal de puissance”» :

«Le parti de la guerre, en l’occurrence, c’est selon notre terminologie la représentation au niveau du système de la communication de la politique de l’“idéal de puissance” qui s’est développée avec le système général dont nous étudions régulièrement le déchaînement depuis deux siècles... [...] L’état actuel de la psychologie jusqu’à la robotisation achevée représente le dernier stade, ou stade ultime, du développement de la politique de l’“idéal de la puissance”, entrée dans sa crise également terminale. Il n’est plus question de débattre avec les représentants du système, de les affronter, d’échanger des arguments, puisqu’il y en face de soi des représentations humaines robotisées de ce système de l’“idéal de la puissance”, cantonnées à la répétition bien huilée, effectivement sans passion ni conviction, sans ferveur aucune, du même discours et des mêmes arguments qu'on ne tente même plus de développer, de présenter d’une manière plus habile, plus efficace.»

Il apparaît évident qu’une telle description engendre la suggestion immédiate : pourquoi pas des robots (des machines), finalement ? Emportée dans sa “course en avant” qui s’appuie sur la surpuissance du Système, l’idéal de puissance se retrouve aujourd’hui chez les concepteurs d’une transmutation radicale et ultime du technologisme, alors que celui-ci rencontre des avatars de plus en plus préoccupants qui font douter de sa cohérence, de son efficacité, aux dépens d’une déstructuration et d’une dissolution de lui-même opérationnalisant son autodestruction. Deux aspects de cette marche vers la “robotisation” effective vers la machine qui remplacerait le sapiens sont à considérer, tous deux placés devant des impasses.

D’une part, cette poussée vers la robotisation constitue l’extrême du vice fondamental de l’idéal de puissance, de sa contradiction interne, en poussant vers l’entropisation du monde, d’ailleurs voulu par le Système qui est sans réplique à cet égard. Ce cadre général que favorise nécessairement l’idéal de puissance est contraire à ce que recherche la machine pour triompher... La marche triomphale de l’idéal de puissance est fondée sur le chaos que sème cette puissance, et il arrive un moment où le besoin de cohésion dont se nourrit cette puissance se trouve à son tour privé de son aliment essentiel. Nous y sommes, parce que les choses avancent si vite... Un extrait d’un texte du 7 juin 2013 caractérise cet événement. (Le nom de Schmidt présent dans cet extrait est celui du patron de Google, puisqu’en effet ce sont les grandes entreprises monopolistiques US de la sphère-système de la communication/internet qui mènent cette bataille de la déshumanisation et de la liquidation dans ce domaine des derniers restes de civilisation fondée sur ce qu’il nous reste des principes de la Tradition principielle. C’est un signe que le technologisme qui porta l’idéal de puissance a besoin, dans sa phase finale, du système de la communication, et c’est là aussi un élément de sa chute inévitable à cause du caractère ambivalent de ce système [Voir le Glossaire.dde du 14 décembre 2012, partie «État présent du système de la communication»].)

«Un tel regard nous conduit à comprendre de manière impérative qu’il ne fait aucun doute que tous les efforts sont faits pour la réalisation de tous les substituts possibles à la situation actuelle, essentiellement par le biais de la destruction de la situation humaine et de tout ce qu’il reste en elle de réflexes structurants et de références à la Tradition. Les sapiens type-Schmidt, représentant évidemment la “matière” humaine la plus apte à être nommée de cette façon, la plus basse, ou l’humanité devenue presque matière, par sa proximité de la Matière justement, sont taillés sur mesure pour cette tâche ; leurs efforts dans ce sens, qui est celui de l’entropisation, ne font aucun doute vue leur proximité du Mal. Il y a, dans cette sorte de psychologie, une fascination pour les processus de type dd&e, qui constituent une dislocation des formes et le stade symbolique achevé de l’idéal de puissance, de l’hybris... Par conséquent, nous pouvons aisément affirmer que l’action d’un Schmidt/Google, ou d’un quelconque Tartempion/CEO, devrait très vite déboucher sur des résultats significatifs dans le domaine rupturiel du triomphe absolument catastrophique de la machine tel qu’on l’imagine, – qui ne peut être effectivement que catastrophique dans son opérationnalité, comme l’indique évidemment le rapport de cause à effet, de corrélation, entre l’augmentation de l’“intelligence” des machines et la réduction de l’“intelligence” des sapiens.»

D’autre part, cette avancée machiniste ultime qui permet enfin l’élimination du dernier élément instable et incertain, – le sapiens, avec ses réactions qui peuvent échapper au diktat du déchaînement de la Matière, – ne peut se réaliser que dans la mesure où elle peut prétendre à une avancée ordonnée de tous ses composants, dans le même sens, pour le but commun. Productrice naturelle de désordre dans les diverses orientations qu’elle suit, elle nécessite un ordre pour faire de son avancement une véritable ligne de bataille ; cet ordre suppose que ce projet de destruction ultime de la notion traditionnelle de civilisation, et de la Tradition, repose dans les seules mains, et les seuls pauvres esprits déshumanisés, ultra-techniques et ayant perdu tout sens du principe, des sapiens impliqués. Ce n’est pas le cas, selon notre hypothèse intuitive, et au contraire des forces suprahumaines jouent un rôle grandissant qui transforment l’épisode en un contexte métahistorique où le sapiens, fût-il PDG du corporate power ou inventeur génial, et encore plus parce qu’il est ceci et cela, se trouve complètement débordé par des événements suprahumains qu’il est totalement incapables de comprendre, sinon d'identifier d'ailleurs. (La machine a décidément bien du mal à intégrer dans ses paramètres l’élément du sacré qui caractérise ces événements suprahumains.) Nous notions dans un texte du 13 mai 2013 :

«... Bien évidemment, nous ne suivons pas la linéarité du concept de Slonczewski, qui consiste à mettre toutes les avancées machinistes, puis du technologisme, et nécessairement du système de la communication qui va avec, dans le même sens qui est celui du putsch rampant sur plusieurs siècles et réussi. Pour nous, tous les artefacts du machinisme, puis des systèmes du technologisme et de la communication, c’est-à-dire du Système as a whole, ne “progressent” pas dans le même sens. D’une part des indices de blocage du développement du technologisme sont apparus jusqu’à faire douter de la viabilité de cette dynamique. D’autre part, et surtout pour notre cas, des “dissidents” sont apparus, dans une fonction antiSystème, dont l’internet dans certains de ses emplois est l’exemple qui nous est à la fois le plus évident et le plus familier. Pour nous, cela constitue un point supplémentaire nous permettant de renforcer l’hypothèse que nous ne sommes pas en face d’un processus uniquement mécanique, de cette fameuse “singularité technologique”, mais bien en face d’un processus métahistorique qui implique un affrontement fondamental.»

De l’idéal de puissance à l’hybris et retour

Nous citions, dans l’un des extraits rapportés ci-dessus, la notion d’hybris, ce penchant terrible à la démesure dénoncé par les Anciens («...Il y a, dans cette sorte de psychologie, une fascination pour les processus de type dd&e, qui constituent une dislocation des formes et le stade symbolique achevé de l’idéal de puissance, de l’hybris»). Effectivement, on peut concevoir l’idée que l’idéal de puissance est une conceptualisation effectivement “idéalisée” de l’hybris, comme si cette idéalisation permettait de dégager ce trait pervers de la psychologie de l’opprobre qui la condamnait absolument dans les Temps Anciens. En quelque sorte, le déchaînement de la Matière, presque deux millénaires plus tard, aurait trouvé la ruse ultime pour inscrire le vice ultime, le “péché capital” des Anciens, dans une conceptualisation le mettant à l’abri de cette condamnation encore plus métaphysique que religieuse.

Les Anciens, les Grecs singulièrement, fixaient effectivement dans l’hybris le “vice ultime”, l’ennemi du monde né du Principe unique et caractérisé par l’ordre, l’harmonie et l’équilibre. L’hybris étant démesure, exprimait à la fois dans le domaine principiel, symbolique et même spatial, la source du Mal dans son acception général, lequel allait ressurgir deux millénaires plus tard sous la forme du déchaînement de la Matière. L’hybris était le caractère source de toutes les inversions et de toutes les pathologies inscrites dans la psychologie humaine comme principale ouverture potentielle, principale faiblesse permettant l’influence du Mal. Cette faiblesse fondamentale était nécessairement destinée à devenir la voie invertie vers l’installation du penchant vers la puissance, bientôt recouverte du vernis de l’idéal. L’idéal de puissance devient alors effectivement cette forme vicieuse et trompeuse, mais présentée comme sublimée et achevée, comme une forme vertueuse. La tromperie est complète puisque l’idéal de puissance, par son objet même qui prétend n’avoir pas de limite, est en fait quelque chose qui ne peut prendre forme et qui ne peut être achevée, c’est-à-dire quelque chose qui est démesure par essence et donc informe, et néantisation et entropisation au bout du compte. C’est la définition par excellence de l’hybris, démesure qui porte en elle la nécessité de la rupture antagoniste furieuse avec le monde par impossibilité de supporter tout ce que le monde originel porte de formes d’ordre, d’harmonie et d’équilibre.

Au moment où gronde l’Ukraine...

La fin de l’idéal de puissance par sa propre production nous ramène ainsi à l’hybris comme “péché originel” et place d’une façon symbolique et significative cette “contre-civilisation” prétendant s’être fixée dans la postmodernité, par la catastrophe infligée au monde et à elle-même, devant le dilemme des Temps Anciens face à la malédiction du même hybris. Les Temps Anciens, eux, avaient résolu ce dilemme grâce à leur sagesse. Nous pas, sinon à retrouver cette sagesse perdue après démonstration faite que son absence recèle le déchaînement des forces d’entropisation du monde.

Ce Glossaire.dde, rédigé dans le fracas de la crise ukrainienne, est d’une terrible actualité à côté de sa fonction naturelle qui est de proposer l’étude en profondeur et sur le long terme d’un concept nécessaire à notre réflexion. Il est à sa place dans cette rubrique et il vient à son heure dans le temps métahistorique qui nous presse au terme tragique de la crise générale de la civilisation.