Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
1240405 novembre 2012 – Ce qui est connu dans notre “Glossaire” sous l’expression de “déchaînement de la Matière” est un événement conceptuel, symbolique et même métaphysique, fondamental dans notre vision métahistorique qui donne la base de notre appréciation des évènements actuels et courants. (En commençant à utiliser de façon régulière et substantive cette expression, autour de 2009, – notre moteur de recherche identifie l’expression pour la première fois sur le site le 27 octobre 2009, – nous utilisions le mot “matière” avec une minuscule. Depuis, nous avons choisi d’en faire un usage majusculé, signe que le concept est devenu pour nous, à la fois fondateur et métaphysique.)
Il s’agit d’un événement métahistorique précisément daté : “1776-1825”… L’année 1776, on le comprend aisément, c’est celle où Jefferson rédigea la Déclaration d’Indépendance de l’Amérique, marquant ainsi formellement le processus menant à la fondation des États-Unis d’Amérique. La date de 1825 est plus énigmatique et doit être explicitée : 1825, c’est l’année où Stendhal découvre avec horreur ce qui va devenir, pour nous, le fondement de l’expression “le parti de l’industrie”, désignant dans sa réelle constitution le “parti libéral” ou “parti du Progrès”, dont il était jusqu’alors plus ou moins et qu’il va quitter avec horreur. Dans son Stendhal et l’Amérique (Fallois, 2008), Michel Crouzet expose rapidement la genèse de l’affaire qui prend pour nous allure de symbole en s’inscrivant comme le facteur principal du développement du système du technologisme.
«Les sophismes des industrialistes, qui viennent demander à être admirés et félicités pour leurs millions, et “cet animal de Dunoyer” qui leur donne raison en utilisant l’Amérique, ont amusé et indigné Stendhal et lui ont aussi révélé un très riche gisement de grotesque ; il a cru que son pamphlet (c’est “la comédie de l’époque”, dit-il au même moment), en ridiculisant l’idéologie industrialiste et les industriels, allait trouver, comme ‘Racine et Shakespeare’, comme les textes de Courrier (qui vient d’être assassiné), un large consensus. Grave erreur : il s’oppose au credo fondamental de l’époque. Saint-Simon a eu le coup de génie de voir que l’industrie considérée d’un point de vue historial était l’achèvement des Lumières, ou si l’on veut un langage plus moderne, le point où la pensée métaphysique se réifie et s’abolit dans la pensée de la technique qui occupe et ferme tout l’horizon. “Les Lumières, c’est désormais l’industrie”, a indiqué brillamment H. Gouhier.»
Entre les deux évènements que nous allons présenter plus précisément selon cette conception qui offre l’idée du “déchaînement de la Matière”, on trouve bien entendu la Révolution française qui sera elle aussi appréciée selon la même perspective… Ainsi, ce sont “trois Révolutions” qui forment l’événement fondamental de notre “déchaînement de la Matière” : La révolution américaniste (plutôt qu’“américaine”, certes), la Révolution française, la révolution du choix de la thermodynamique (ce que nous symbolisons par le titre du livre d’Alain Gras, Le choix du feu) : en 1776 commence la révolution américaniste, en 1825 la révolution du choix de la thermodynamique est intégrée dans le développement conceptuel et idéologique avec le baptême du parti libéral et progressiste en “parti de l’industrie”. Le “déchaînement de la Matière” est en route.
(On trouve de nombreuses précisions, analyses et conceptions de cet événement dans La grâce de l’Histoire. On peut aller d’ores et déjà à la première Partie du Premier Livre, De Iéna à Verdun, mis en ligne le 25 janvier 2010. Sur une vision extérieure de ce concept de “déchaînement de la Matière”, on peut lire avec grand profit l’analyse de monsieur Hédi Doukhar, notamment sur ce site le 7 juillet 2012.)
Pour nous, l’idée du “déchaînement de la Matière” est née et s’est formée à Verdun, lors d’une première visite sur le champ de bataille en novembre 2006, puis lors d’autres visites qui suivirent, qui eurent pour objet de rassembler des impressions, de la documentation formelle et intuitive, etc., sur la bataille, pour ensuite participer à l’élaboration d’un livre mélangeant des écrits et des photographies du champ de bataille de Verdun, Les Âmes de Verdun. On trouve sur ce site nombre de textes explicitant, à la fois les conditions de l’“intuition haute” conduisant à notre interprétation de la bataille de Verdun comme une manifestation du “déchaînement de la Matière”, à la fois une explication détaillée de cette interprétation. Pour nous, il ne fait aucun doute que cette place importante que prend Verdun, les visites que nous avons rendues au champ commémoré de cette bataille, les fortes impressions éprouvées, etc., font partie d’un ensemble qui est éclairé par une intuition haute, qui mériterait de rester pour nous, dans notre cœur, dans notre âme et dans notre esprit, l’“intuition de Verdun”.
On peut, en quelques mots pour rassembler toutes ces réflexions, expliciter la cohérence de la structure historique née de cette perception intuitive. Nous dirions que, par ses conditions stratégiques et technologiques, mais aussi et surtout par sa puissance psychologique et son monumental aspect symbolique, la bataille de Verdun est un paroxysme de l’affrontement entre “la matière déchaînée” (l’acier et le feu de l’artillerie rassemblée pour écraser toute résistance humaine) et la résistance humaine. Le caractère remarquable de Verdun est que, d’une part l’on peut parfaitement distinguer les deux aspects de l’attaque de la matière et de la résistance humaine, et donc isoler et évaluer le phénomène de l’application du principe du “déchaînement de la Matière” ; et que, d’autre part, dans une “histoire fermée” qu’est cette bataille qui se suffit à elle-même, on observe que la résistance humaine peut être un fait majeur, qui identifie d’autant plus le “déchaînement de la Matière” pour ce qu’il est, et montre que la résistance peut le vaincre. Accueillant Pétain à l’Académie Française en 1931, Paul Valéry observait :
«Mais Verdun, c’est bien plutôt une guerre toute entière, insérée dans la grande guerre, qu’une bataille au sens ordinaire du mot. Verdun fut autre chose encore. Verdun, ce fut aussi une manière de duel devant l’univers, une lutte singulière, et presque symbolique, en champ clos…»
En ce sens de son extrême singularité qui sort la bataille du récit tactique et stratégique de la guerre, Verdun constitue un raccourci saisissant, une sorte d’archétype symbolique et puissant, à la fois de la thèse du “déchaînement de la Matière”, à la fois de l’imbrication de cette thèse dans l’Histoire, à la fois de la défaite possible ou de la victoire conditionnelle (“à la Pyrrhus”) de ce “déchaînement de la Matière” dans un événement qui devient alors métahistorique. C’est paradoxalement grâce à Verdun, bataille en-dehors de la guerre et qui forme une guerre à elle seule, que l’on peut parler du concept unificateur de Grande Guerre dans le sens de quelque chose au-dessus du reste, à propos de la Première Guerre mondiale.
A partir de toutes ces idées rassemblées intuitivement à Verdun, et grâce à Verdun, nous avons pu effectivement élaborer une nouvelle conception de notre histoire récente (à partir de la Renaissance). L’histoire conventionnelle de la “science historique” de caractère académique (et de caractère-Système, puisque cette convention revient à épouser le Système) devient métahistoire ; la continuité de notre “civilisation” avec la marche vers la modernité (et le Progrès, annexé pour la cause) devient une discontinuité brutale, avec cette brutalité comme caractère essentiel ; elle est rompue par un accident colossal, qui s’avère en réalité un tournant métahistorique fondamental engendrant une “deuxième civilisation occidentale”, ou “contre-civilisation”, effectivement à partir de la rupture 1776-1825.
A partir de l’“intuition de Verdun”, nous avons effectivement réinterprété les évènements fondamentaux déjà mentionnés, pour les rassembler en un seul événement exprimant historiquement ce phénomène métahistorique de “déchaînement de la Matière”. Dès cet instant, dans notre esprit, les “trois Révolutions” ne firent plus qu’une…
Nous les envisageons chronologiquement sans que cet ordre ne dise rien, ni d’une hiérarchie de l’importance des évènements, ni d’une hiérarchie des domaines affectés par ces évènements. (Il s’agit plus, ici, de mentionner l’importance et le sens de ces évènements dans le cadre de l’événement du “déchaînement de la Matière”, que d’expliciter et de justifier cette importance et ce sens selon notre appréciation. Cela nous entraînerait beaucoup trop loin et déformerait le sujet ; une telle démarche ferait [fera] plutôt l’objet des articles consacrés à ces trois sujets dans le cadre de ce Glossaire.dde.)
Surtout, nous envisageons ces “trois Révolutions” selon la doctrine du globalisme stricto sensu, savoir que le tout est supérieur à l’addition des composants de ce tout, dans une mesure telle qu’on peut même parler d’une différence de nature ; et, pour notre propos, nous parlons d’un “supérieur” bien plutôt dans le sens quantitatif que dans un sens qualitatif qui impliquerait nécessairement que cette nature différente fût quelque chose de qualitativement “plus haut”. C’est pourquoi l’on envisagera de poser pour acquis qu’il y a, à partir des “trois Révolutions”, un événement différent en nature de ces trois évènements, un événement qui n’est contenu par aucun des trois et en aucune façon ne peut être réduit à aucun des trois ni même à la somme simplement additionnée des trois. L’on peut désigner cet événement comme le “déchaînement de la Matière”.
Disons bien “révolution américaniste”, et nullement Révolution américaine. Ce qui est créé en 1776-1788, c’est le socle d’une puissance, d’un monstre à la dimension d’un continent dont le premier but, qu’on désignerait comme un but conjoncturel du point de vue métahistorique, est d’assurer la pérennité de son oligarchie de possédants qui en est la fondatrice, ou des influences directes de ces fondateurs, grâce à un système économique (capitaliste) protégé des exigences du bien public et entièrement tourné vers le profit. Mais à côté de cela, des caractères extraordinaires se mettent en place, au premier chef, presque innocemment dirions-nous, pour contrôler la sûreté et le développement de cette nouvelle puissance. Ces deux objectifs constituent, involontairement par rapport à l’usage qu’en fera le déchaînement de la Matière, la matrice des systèmes de la communication (contrôle de la sûreté) et du technologisme (contrôle du développement). Il s’agit là, du point de vue métahistorique, du but structurel de la fondation des USA.
Sans assise structurelle historique ni traditionnelle, les USA constituent effectivement un centre d’une puissance déstructurante correspondant parfaitement à la dynamique du déchaînement de la Matière. Son existence va être complètement perçue autour d’un flux puissant de communication, producteur de narratives adéquates. La principale de ces narratives est l’American Dream, engendrant des narratives secondaires comme l’idée du bonheur, l’idée de la démocratie, et ainsi de suite. L’objectif de ce système est une extraction complète de la perception de la psychologie, de la vérité du monde au profit d’une construction virtualiste totalitaire, ce qui est parfaitement le cas des USA. Ce nécessaire développement d’un très puissant système de communication débouche, à mesure du développement de capacités de création virtualiste remplaçant les capacités d’interprétation virtualiste, sur le système de la communication qui est l’un des deux systèmes opérationnels actuels du Système général.
Le second est le système du technologisme, qui va parallèlement se développer aux USA. Il implique d’écarter toute dimension historique et traditionnelle dans la manufacture de l’outil du développement économique, d’instaurer par conséquent une sorte de tabula rasa de la vérité du monde qui sera installée dans la matière même du monde, dans le rien qu’est la matière du monde, pour mettre en place de nouvelles conditions d’exploitation du monde. La technologie est le développement de la puissance mécanique seule, hors de toutes considérations pour les exigences de la nature du monde. Cette puissance mécanique a pour objectif automatique la puissance absolue de la matière, qu’elle semblerait pouvoir n’atteindre, en vérité et logiquement, que dans négativité, dans la capacité de destruction (arme nucléaire).
Le caractère si complètement intégré au Système de la “Grande République” (les USA) est si avéré, si au-delà de tout argument sérieux, que l’on ne peut qu’adhérer complètement à l’hypothèse selon laquelle les USA sont une partie intégrante du Système comme un fils d’une mère, par conséquent qu’ils n’ont jamais été vraiment contrôlés par les sapiens parce que ne disposant d’aucune souveraineté qui lui soit propre et permettant effectivement que s’y attache un contrôle légitime. Que des hommes de bonne volonté et de bonne foi, sans le moindre doute, continuent à faire l’éloge et le dithyrambe des USA, aux USA même mais aussi hors des USA, n’est rien de moins que le témoignage de l’extrême perversion à laquelle sont soumises les psychologies, rendues par ailleurs extrêmement fragiles par les conditions ayant abouti au “déchaînement de la Matière”.
Nous avons symboliquement défini la Révolution française par une expression employée le 21 août 1792 pour caractériser la décision de laisser à demeure l’artefact le plus symboliquement représentatif de l’événement : «la guillotine permanente». (Voir La grâce de l’Histoire, le 2 décembre 2010.) (“A demeure”, c’est-à-dire principalement “place de la Révolution”, actuelle place de la Concorde, où eurent lieu le plus d’exécutions [1.119 personnes] sur la plus longue période de temps [11 mois]. Mais d’autres places accueillirent, avant et après, cet instrument typiquement révolutionnaire.)
«[…C]e soir-là, le nommé Collenot d’Angremont, citoyen-félon, fut guillotiné pour l’argument de ses opinions politiques encore plus que pour son nom. Sanson, l’opérateur de la chose, qu’on avait sorti de la prison où on le tenait de crainte que la contre-révolution ne l’emportât et ne s’adjoignît ses services avisés, s’apprêtait à démonter son engin lorsque Manuel, procureur de Paris, lui ordonna de le laisser en place... “Citoyen Sanson, lui dit-il sans doute, laisse donc en place cet instrument sacré, car demain nous aurons encore notre cargaison de putains contre-révolutionnaires et de traîtres à la patrie, laisse donc ta guillotine en place…” Et Manuel, procureur de Paris, emporté par l’alliance de l’éloquence et de l’évidence, – c’est ce que je suppose, moi-même dans l’emportement de la chose, – proclama ouverte l’ère de « la guillotine permanente ». Ainsi la Révolution fut-elle portée sur ses fonds baptismaux.»
En effet, dans cet arrangement que nous proposons pour définir le “déchaînement de la Matière”, la Révolution française est là pour trancher. Elle est là pour rompre le nœud gordien qui lie la Révolution elle-même à l’histoire du monde, – à tout ce qui a précédé, à tout ce qui fait sa mémoire, donc à tout ce qui fait que l’histoire est l’histoire, et qu’elle peut devenir Histoire au sens métaphysique. Du point de vue de la Matière, la Révolution a la tâche fondamentale d’imposer avec la plus extrême brutalité un tabula rasa à tout ce qui faisait la richesse de la Tradition qui est la source de la vérité du monde. En ce sens, elle est le complément de la “révolution américaniste” en détruisant la vérité du monde (l’Ancien Monde, dans le jargon du Système) pour permettre à ce que la “vérité virtualiste” du Nouveau Monde (l’Amérique) se répande plus aisément. Son objectif principal est la psychologie, et l’on peut avancer que, tout autant que la peau du cou et le cou lui-même, ce que tranche la guillotine c’est d’abord la psychologie qui est l’outil du lien entre l’extérieur, entre la vérité du monde, et l’esprit du sapiens.
Il revient donc à dire que, dans le chef de la psychologie, la Révolution française assassine l’histoire du monde, c’est-à-dire la mémoire et les liens avec la Tradition, aussi efficacement que «la guillotine permanente» tranche les têtes, singulièrement celle de Louis XVI. (On verra plus loin l’envers de la médaille de cet acte de rupture, et ce en quoi nous sommes complètement maistrien.) On comprend alors combien le rôle de la Révolution est central dans l’épisode du “déchaînement de la Matière”, en préparant le terrain, en le retournant, en en faisant le chaos d’une terre historique arrosée du sang de la mémoire et de la psychologie assassinées, autant qu’en semant sur ce champ ainsi purifié les graines de la “contre-civilisation”. La Révolution est un choc, un terrible coup porté à l’orientation de l’histoire, pour permettre un complet changement de cap ; ainsi porte-t-elle à son sommet l’ambiguïté de la “Grande Nation” qu’est la France, effectivement capable du pire comme du meilleur, et dans l’âme et dans l’esprit de laquelle s’affrontent le pire et le meilleur. (Car c’est la même France qui a fait la Révolution, qui résiste comme elle le fait, en 1916, à Verdun, au “déchaînement de la Matière” dans la production duquel elle a tant de culpabilité.)
Employant l’expression de “révolution du choix de la thermodynamique”, nous ne désignons pas un événement historique précis mais une dynamique, une succession de choix conjoncturels, essentiellement faits en Angleterre, le tout aboutissant à une révolution industrielle et manufacturière de rupture, appuyée sur le “choix de la thermodynamique”. Ici, nous pouvons citer des extraits du passage de la Grâce de l’Histoire se rapportant à l’événement, qui présentent parfaitement ce qu’est cet événement selon notre perception… (Voir le 25 janvier 2010.)
«…Chaunu fait allusion aux “progrès” décisifs accomplis en Angleterre pendant la période de temps influencée directement par la Révolution, – disons entre 1780 et 1820, – dans le domaine du développement des techniques et du machinisme. C’est pendant cette période que s’est forgée la matrice technique du progrès industriel de l’époque moderne ; c’est pendant cette période que le choix est fait de la thermodynamique pour la production d’énergie et le développement de la machine qui va servir de fondement à notre ère technologique. Dans ‘Le choix du feu’, le philosophe des techniques Alain Gras montre combien ce choix n’était nullement inéluctable, combien le hasard et l’inconséquence y ont leur place, alors que les conséquences sont terribles au-delà de la description courante puisqu’elles conduisent effectivement à une dévastation de l’environnement à partir du processus de combustion. Le choix, montre-t-il encore, aurait aussi bien pu se faire de l’hydrodynamique comme producteur principal d’énergie, dans des conditions radicalement différentes pour la sauvegarde de l’environnement et pour le modèle de référence du développement, ou de ce que nous nommons plus généralement “progrès”. On ajoutera, pour compléter le propos, ceci que tout honnête homme devrait savoir, que les conceptions économiques et financières développées en Angleterre à partir de la deuxième Révolution (anglaise), aboutirent, notamment en notre temps, à une dynamique révolutionnaire, celle qui dévaste présentement le monde sous le nom de “globalisation”, dans l’esprit et dans la dynamique déstructurante si proches de la première Révolution (française). Cette progression modifie les jugements fondamentaux à mesure que l’on avance dans le temps, que l’on apprécie les effets de cette seconde “révolution” même si l’on en élargit le cadre au-delà de celui que nous lui donnons ici, effectivement pour aboutir à des appréciations radicales : “La Révolution industrielle fut simplement le début d’une révolution aussi extrême et aussi radicale que toutes celles qui avaient jamais enflammé l’esprit des sectaires…” […]
»…A ce point du récit, il est nécessaire d’introduire dans la réflexion, pour l’enrichir et l’élever, une hypothèse qu’on doit considérer comme d’une importance fondamentale. […] Ce choix du feu de l’Angleterre, qui se fait au fond, comme on dirait, sans réelle intention de nuire, c’est-à-dire sans mesurer la diabolique perversité du choix, doit être placé dans le cadre bouleversant et universel qui est le sien. Ce choix ouvre l’ère géologique nouvelle de l’anthropocène, proposée dans les années 1990 comme étape nouvelle de l’évolution géologique, notamment selon le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen et le professeur de biologie Eugene F. Stoermer. Cette proposition de classement géologique est méthodologiquement révolutionnaire dans la mesure où elle se détache d’une proposition géologique normale où la référence est l’évolution naturelle, pour prendre comme référence quasiment exclusive l’activité humaine ; c’est en effet cette activité qui, par l’utilisation par combustion à partir du choix du feu de différentes matières organiques fossiles, par ses effets sur l’environnement, l’équilibre naturel, la composition et les variations de l’atmosphère et du climat, provoque des changements suffisants pour qu’on propose de marquer qu’il s’agit d’une nouvelle ère géologique. Certains scientifiques contestent cette classification selon le constat qu’ils font que les effets de l’activité de l’homme sur l’environnement sont beaucoup plus anciens. L’appréciation est honorable et argumentée, quoique d’une façon bien pointilleuse et sur le détail ; on songe parfois que la science gagnerait à se justifier de ses orientations fondamentales plutôt que s’ébrouer délicieusement dans les détails des détails pour entretenir l’illusion de sa rigueur ; quoi qu’il en soit, la réserve ne nous concerne pas. Nous tenons, nous, la proposition d’une nouvelle ère “anthropocène” comme singulièrement attractive, singulièrement justifiée précisément pour notre propos, pour la vision métahistorique qui nous importe. Elle impose sa vision transcendantale, par ses rapports avec le choix du feu (évidents par ailleurs pour Crutzen-Stoermer pour le phénomène environnemental). Dans le contexte général de notre hypothèse métahistorique, le caractère puissant, évident, et justement apprécié des phénomènes fondamentaux du monde au moment historique où l’action humaine prétend usurper le cours de la nature est en soi une justification de la vision de l’anthropocène. Pour faire bref et irréfutable, la rencontre entre les deux Révolutions et les débuts de l’anthropocène force le jugement par la puissance de l’évidence et emporte la conviction. (Je vois un signe inattendu et presque foudroyant, comme un éclair puissant qui illumine l’obscurité, dans ceci que le qualificatif correspondant à anthropocène soit “anthropique”, qui est une homonymie d’“entropique”, dont on connaît le sens ; ce qualificatif caractérisant, presque comme une accusation sans appel, et de la façon qui importe, qui va au cœur du propos, une “ère géologique” qui voit l’intrusion de l’imposture et de l’infamie humaines dans la marche du monde, pour imposer effectivement son dessein anthropique et entropique.)»
Les “trois Révolutions” pourraient, si l’on veut, représenter les acteurs du jeu si ancien, dit “Pierre-feuille-ciseaux”, mais sans aucune rivalité entre eux, au contraire dans un esprit de complète complémentarité, temporairement ou substantiellement c’est selon, pour le but ultime de la conquête (de l’époque, de la Civilisation, du Temps, du Monde). La “révolution américaniste”, par son activation des outils sophistiqués du “déchaînement de la Matière”, est représentée par la feuille qui entoure, étouffe, étrangle, trompe et convainc ; la “Révolution française” représente les ciseaux qui tranchent, et ainsi effectue-t-elle la percée du choc en installant le métal tranchant et la dynamique révolutionnaire sur le théâtre du monde ; la “révolution du choix de la thermodynamique” est représentée par la pierre, qui symbolise les matériaux fondamentaux, l’univers ainsi offert au sein duquel va se jouer le drame. Il s’agit de la ruse faussaire qui trompe son monde ; de la force du choc qui brise son monde ; de la lourdeur inaltérable chargée des flammes des entrailles du monde, qui offre son monde nouveau.
Les trois éléments forment un tripode qui semble détenir la formule parfaite de la maîtrise du monde. Il y a une graduation effectivement parfaite, d’une perfection qu’on se permettra de juger d’une origine douteuse ou bien incroyable, entre le choc qui ébranle l’âme dans ses tréfonds, la saisine de l’âme après le choc, l’exposition de l’âme à un environnement de fer et de feu que cette âme ne peut faire autrement qu’accepter. Cela conduit ladite âme à accepter d’emblée l’ensemble de la narrative du “déchaînement de la Matière”, sans plus s’en formaliser ; et même, certes, en lui trouvant toutes sortes de vertus, comme autant de lampions de la fête (les Lumières du XVIIIème devenues les ampoules zélées du “parti de l’électricité”).
Ainsi l’addition des trois éléments composant le “déchaînement de la Matière” aboutit à bien plus que la somme, d’ailleurs disparate dans ce cas, de ces trois éléments. Le “déchaînement de la Matière”, c’est bien plus qu’une somme, c’est quelque chose d’entièrement nouveau, qui semblerait n’avoir plus rien de commun avec ce qui a précédé, y compris les composants. L’intégration même des trois éléments qui composent le tout, qui est le “déchaînement de la Matière”, est déjà une rupture avant d’être déchaînement, et une rupture de chacun avec ce qui le précéda ; et le tout va devenir déchaînement, bien entendu, parce qu’il est déjà rupture… Une fois faite, l’Amérique entre dans le monde de la narrative et n’a plus rien à voir avec elle-même, comme si elle n’avait jamais été elle-même, ce qui rejoint le cas du constat de l’évidence ; une fois portée aux nues, la Révolution française s’efface et disparaît, comme Robespierre et ses amis, siphonnés par la guillotine, et l’on peut alors entreprendre de tenter de vous convaincre qu’après tout, la Terreur n’est pas si mauvaise fille que cela, selon une narrative qui a gardé toute sa dynamique ; quant au choix de la thermodynamique, qui s’y intéresse vraiment, notamment dans ses conséquences de destruction de monde, puisqu’il s’agit désormais, ou sous peu, de la “fée Électricité”, enfantée par le “parti de l’Industrie” pour éclairer notre avenir radieux ?
Ainsi les trois éléments sont-ils devenus, chacun, le “rien d’eux-mêmes. Ainsi le “déchaînement de la Matière” est-il, malgré sa puissance, son rythme, son souffle de forge de l’immense usine du monde, lui-même, par sa négativité évidente, sa bassesse qui ne l’est pas moins, un immense “rien”, – quelque chose, – retenons bien le mot, – qui n’est pas vrai. Ce qui nous conduit à la métaphysique, toujours avec le comte Joseph (les soulignés sont de lui) :
«Le mal n’a rien de commun avec l’existence ; il ne peut créer puisque sa force est purement négative : Le mal est le schisme de l’être : il n’est pas vrai.»
Nous revenons ici à la Révolution française, en nous référant à notre parenthèse (“…ce en quoi nous sommes complètement maistrien”). Dans une position d’ambiguïté qui renvoie précisément au conflit entre l’essence et ce qui serait une “contre-essence” de la nation française dans cet instant de sa propre histoire, la Révolution française crée, en détruisant l’histoire, des conditions où cette même histoire ainsi sacrifiée et d’ailleurs à bout de souffle elle-même donne nécessairement naissance à l’Histoire, ou métahistoire. (Bien entendu, ce processus est complètement involontaire, de la part de la Révolution française.) En ce sens, nous sommes complètement maistrien, selon l’observation de Joseph de Maistre lorsqu’il parle de l’intervention de la Providence, se manifestant soudain directement durant l’“époque” en soi qu’est la Révolution :
«Sans doute, la Providence n’a pas besoin de punir pour justifier ses voies ; mais, à cette époque, elle se met à notre portée, et punit comme un tribunal humain.»
En d’autres termes, en intervenant avec toute sa puissance et toute sa brutalité, le “déchaînement de la Matière” crée les conditions d’un changement décisif. Il met les choses au net et nous dit : “Voici donc l’ultime bataille qui commence, et l’on sait, ou l’on saura, qui est avec qui, et l’on ce comptera car l’on saura précisément ce qu’est le Mal, quelle entité représente le Mal”. Jusqu’alors, la métaphysique pouvait être séparée de l’histoire, parce que les conditions historiques le permettaient ; le “déchaînement de la Matière” conduit à une nouvelle nécessité, qui est celle d’intégrer la métaphysique à l’histoire, d’une façon directe et “opérationnelle”, comme la Providence elle-même pour le comte Joseph. Le “déchaînement de la Matière” conduit à cette nouvelle nécessité d’intégrer la métaphysique à l’histoire pour sauver l'histoire et la métaphysique, parce que l’évolution décrite a conduit à la destruction de la métaphysique telle qu’elle était anciennement, dans les conditions qui était siennes jusqu’alors, et que l'histoire sans métaphysique n'est rien... Ainsi l’écrit Crouzet à propos de Stendhal :
«…le point où la pensée métaphysique se réifie et s’abolit dans la pensée de la technique qui occupe et ferme tout l’horizon.»
Le temps historique devient nécessairement métahistorique, en haussant les conditions de l’affrontement qu’il abrite aux niveaux les plus extrêmes ; pour lutter contre l’agression du plus bas qu’est le “déchaînement de la Matière”, le plus haut concevable se met en place et l’histoire devient une métaphysique (ou métahistoire). C’est-à-dire que nous ne pouvons concevoir le concept du “déchaînement de la Matière” que d’un point de vue métaphysique ; la Matière, bientôt créatrice du Système pour opérationnaliser son action, se découvrant alors elle-même, d’une façon totalitaire, comme n’étant rien en elle-même et n’ayant pour justification d’être que l’exercice de la pure opérationnalité du Mal. Elle est le Mal (elle n’est que parce qu’elle est le Mal).
Notre appréciation historique, nécessairement métahistorique, se simplifie alors d’une façon décisive, marquée notamment par notre proposition de dater de 1776-1825 la création d’une “seconde civilisation occidentale”, ou “contre-civilisation” pour caractériser son but évident sinon explicite. Le “déchaînement de la Matière” est une sorte de putsch, de prise du pouvoir par le Mal. Il ouvre l’ultime période de ce temps historique devenue métahistorique. Nous sommes en train de régler les comptes.
Forum — Charger les commentaires