Gouvernance en faillite

Faits et commentaires

   Forum

Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 919

Gouvernance en faillite

7 avril 2011 — Après des semaines de négociations kafkaïennes, dans le labyrinthe des complexités du système des partis et de la corruption du système politique, il semblerait aujourd’hui qu’il y ait une très grande possibilité que l’on s’achemine vers une mise en vacances partielle, à partir d’après-demain, du gouvernement des Etats-Unis, une sorte de statut de cessation de paiement à cause du refus de financement du bailleur de fond qu’est le Congrès. Cela implique une cessation concomitante de certaines des activités du gouvernement fédéral, avec mise à pied correspondante des fonctionnaires. (Certains services essentiels, comme les forces armées, devraient rester en activité, estime-t-on, bien que là aussi la confusion devrait être très grande.) Une aventure semblable était arrivée en décembre 1995 à l’administration Clinton, avec les mêmes acteurs dans le même rôle : une nouvelle majorité républicaine (menée par Newt Gingrich, Speaker de la Chambre depuis novembre 1994) décidée à en découdre avec le président démocrate.

Dans un article de ce 6 avril 2011, Michael Tomasky, du Guardian, expose succinctement le problème politique, d’abord en le présentant dans ses circonstances immédiates, selon son jugement en général favorable aux démocrates…

«So, now the odds are that we're headed towards a government shutdown. For those of you who'll want to say it's Obama's fault because he refused to accept this new extension offer from the GOP, I note that that came with a massive string attached: cuts of $12bn more to the domestic discretionary budget. That is not parcelled out over the fiscal year. That's $12bn in that one week. And that's on top of the $10bn already cut in the two previous continuing resolutions. Finally, Obama said “enough”.

»No, it's definitely the GOP that's driving the shutdown…»

Là-dessus, Tomasky se demande pourquoi les républicains veulent la fermeture du gouvernement, alors que nombre d’entre eux jugent que les démocrates en bénéficieront politiquement sur le terme, notamment lors des présidentielles de 2012, et que ce jugement est largement justifié. Tomasky cite deux causes, dans son ordre psychologique et économique, – que nous allons inverser, en mentionnant simplement la cause économique, pour mieux nous attacher à la cause psychologique.

Economiquement, une fermeture du gouvernement, si elle dure un certain temps, – Tomasky parle de deux mois, – s’avérerait une catastrophe économique. Ainsi, les républicains, proclamés machinistes de la crise, contrarieraient-ils le mouvement de “reprise” (lui-même très largement contesté comme une analyse faussaire du Système…), ôtant au président un argument essentiel pour sa réélection. Voilà l’argument économique et il vaut ce qu’il vaut, c’est-à-dire pas grand’chose à notre sens ; même s’il est dans l’esprit de certains, son étroitesse et sa pauvreté donnent une mesure de sa faiblesse… Tomasky le résume de cette façon :

«A shutdown affects the economy immediately and directly. Hundreds of thousands of people in the public sector aren't working and therefore aren't spending. Hundreds of thousands more in the private sector who depend almost entirely, or at least largely, on government contracts for their livelihoods are out of luck. This is everyone from GM to pencil manufacturers. A huge swath of the economy just closes. If the shutdown lasts long enough, layoffs come along. Two bad months slow the tender momentum that now exists.»

Bien plus intéressante, la cause psychologique. Tomasky nous renvoie à un texte de Politico.com du 5 avril 2011, sur les républicains. Le texte rapporte que le Speaker Boehner est effectivement convaincu, avec une partie des républicains, – disons, “la vieille garde”, – que les démocrates profiteront de cette crise, notamment en 2012. («“The Democrats think they benefit from a government shutdown. I agree,” Boehner said during a closed-door, 90-minute meeting on House Republicans on Monday night, according to several lawmakers who attended the session.») Mais Boehner, qui est un homme de compromis, corrompu jusqu’à la moelle et d’une psychologie assez faible, semble pieds et poings liés à cause de la pression exercée par la frange radicale du parti, notamment les nouveaux venus de Tea Party, qui veulent l’affrontement. Politico.com explique les causes de cette volonté d'affrontement, c'est-à-dire la position psychologique de ces nouveaux élus républicains :

«These hard-line Republicans, not all of whom are freshmen, have forced Boehner to play hardball with the Democrats or face a potential threat to his own survival as speaker. […]

»The split among Republicans breaks somewhat along generational lines, but even more clearly between those who have served in government — either in the state, local or federal level — and those who have never done so. The Republicans favoring a shutdown are convinced the political landscape is radically different this time around. They believe the power of the president’s “bully pulpit” isn’t as overwhelming as it was in Clinton’s time, and more voters will sympathize with the GOP’s efforts to shut down the government.

»“This is not 1995,” Rep. Mike Pence (R-Ind.), who is considering a gubernatorial run in the Hoosier State. “We have the internet, we have talk radio, we have an infrastructure to get our message out.”

»Pence amplified this view during a Monday interview on ABC News, saying that Democrats would suffer more than the GOP. “Look — if liberals in the Senate and in this administration want to continue to play political games instead of accepting very modest budget cuts, then if they’d rather embrace a government shutdown than make a down payment on fiscal responsibility, then I say shut it down,” Pence said on the “Top Line” webcast. “And I still feel very strongly that way.” “The people who seem to be afraid of a government shutdown … are worried about getting elected in two more years,” Rep. Blake Farenthold (R-Tex.) told the Washington Post. “I’m worried about having to go home and tell the folks that I grew up with, and intend to spend the rest of my life with, that I’m a liar.”»

Cette approche est évidemment beaucoup plus intéressante, parce qu’elle est dans son fondement structurellement politique (quoi qu’en veulent ceux qui la suivent, en donnant des arguments budgétaires). Il s’agit du sentiment de l’affaiblissement du gouvernement central, un affaiblissement de facto, à cause de la dilution du pouvoir, de l’expansion du système de la communication, etc. ; et cette situation perçue comme répondant aux vœux des électeurs et alimentant le radicalisme des élus de “la nouvelle vague”, qui s’avèrent réellement anti-washingtoniens, hostiles à un pouvoir central qu'ils jugent discrédité, dans un sens réellement centrifuge qui dépasse le seul cadre politicien de Washington, et, bien entendu, le cadre économique et budgétaire. Ces hommes semblent avoir été élus et envoyés à Washington pour s'installer au coeur du système et pour le dynamiter, – d'où leur pression continuelle pour que Boehner refuse tout compromis, pour que la crise soit déclenchée.

D’une façon indirecte, Robert Reich, bien qu’il soit économiste, favorise cette explication. Reich fut le ministre du travail de l’administration Clinton et il était aux affaires lors du shutdown de 1995. Appréciant, le 5 avril 2011 sur son site RobertReich.org, la crise d’un point de vue plus large, il observe qu’elle aura pour effet d’amoindrir radicalement le statut et le crédit du gouvernement central… C’est faire de la cause identifiée ci-dessus pour la psychologie des radicaux justifiant la crise (“le gouvernement central est affaibli, en voie de paralysie, il ne marche plus…”), tout simplement un effet (“la crise affaiblira le gouvernement central, et le mettra sur la voie de la paralysie…”).

«But the larger loss was to the dignity and credibility of the United States government. When average Americans saw the Speaker of the House and the President of the United States behaving like nursery school children unable to get along, it only added to the prevailing cynicism.

»Cynicism about government works to the Republicans’ continued advantage. […] …Which is where the cynicism comes in – and the shutdowns. Republicans may get blamed now. But if the shutdowns contribute to the belief among Americans that government doesn’t work, Republicans win over the long term. As with the rise of the Tea Partiers, the initiative shifts to those who essentially want to close it down for good…»

Bien sûr, Reich ne doit pas faire la bête, et nous-mêmes nous en tenir à un binôme cause-effet contradictoire et abrupt. Le gouvernement US a déjà démontré fort largement qu’il était “affaibli, en voie de paralysie”, etc. ; après tout, c’est la thèse largement répandue depuis au moins 2009 et sans doute depuis novembre 2006 (victoire démocrate contre Bush) du “The system is broken”. Le shutdown, s’il a lieu, ne ferait évidemment qu’accentuer et accélérer une tendance déjà existante et très forte, il ne la créerait pas  ; et l’on sait qu’arrivé à un certain point d’inefficacité d’une institution, d’un régime, etc., il devient préférable d’accélérer cette paralysie pour susciter quelque chose qui ressemble à un effondrement et obliger à un changement de fond en comble.

D’une façon moins clairement dite mais dont le fond est certainement aussi ferme, les sondages du public disent à peu près la même chose. Un sondage Rasmussen, qui a du être réalisé autour du 3-4 avril, et qui est rapporté par WorldNet.Info ce 7 avril 2011, nous dit ceci : d’un côté, 44% des personnes interrogées disent que la fermeture aura des conséquences économiques négatives (contre 23% qui pensent le contraire) ; d’un autre côté, toujours dans le même sondage, 57% sont d’accord avec la fermeture du gouvernement si la crise conduit à une réduction des dépenses publics, contre 31%. La contradiction indirecte n’est qu’apparente ; le sondage avec sa contradiction revient à nous dire que le public juge la crise nécessaire malgré ses conséquences négatives, si elle conduit à réduire le rôle du gouvernement, – ce qui revient à affirmer que le gouvernement est le responsable fondamental du mauvais état des choses en général, et par conséquent de cette crise comme du reste.

Interprétation de la signification antiSystème

L’enjeu est donc fondamental et ne cesse de l’être plus, il ne cesse de se fixer dans cette position fondamentale. En cela, la situation de 2011 diffère fondamentalement de celle de 1995, précédent clintonien de “la fermeture du gouvernement”. Si aucun arrangement in extremis n’est trouvé dans les prochaines quarante-huit heures, le centralisme washingtonien qui tient évidemment le cœur du système de l’américanisme, et du Système en général, sera sur une voie dangereuse. Il s’agit de la voie d’une démonstration par l’absurde ou par la perfidie, forçant le système à montrer une inefficacité conjoncturelle et soi-disant temporaire, par des contraintes extérieures radicales dans lesquelles il n’a aucune responsabilité, pour pouvoir mieux proclamer son inefficacité foncière et fondamentale. Ce procédé qui fait la démonstration d’une impuissance fondamentale en suscitant une impuissance temporaire est déloyal, pourrait-on affirmer avec justesse ; à quoi le grand courants métahistorique qui est à l’œuvre répondrait qu’il n’a que faire des arguties sur la loyauté venant d’un système si complètement déloyal par sa substance même, et son essence perverse. On comprend alors évidemment que cette crise, si elle se développe, contient une part formidable de cette “potion magique”, cela qu’on identifie comme la tendance antiSystème qui ferait classer cette dynamique dans la norme des phénomène dits “systèmes antiSystème”…

En attendant de voir les prolongements des prochaines 48 heures, et d’ores et déjà, on peut observer certains points remarquables. Ils nous conduisent du provincialisme washingtonien, d’une crise d’un système politique totalement vermoulu par la corruption, au constat à dimension universelle de la puissance du courant métahistorique de déstructuration qui ne cesse d’asséner des coups de boutoir au Système.

• Les républicains de “la vieille garde”, ceux qui sont rompus aux jeux politiciens et à la corruption généralisée qui va avec, ceux dont Boehner est à la fois l’archétype et le chef de file, non seulement ceux-là n’ont pas réussi à intégrer et à digérer les radicaux de Tea Party, mais ils en sont au contraire les otages. («Mon ami John Boehner est prisonnier de Tea Party», a répété ces derniers jours le leader démocrate du Sénat Henry Reid, mi-ironique, mi-fataliste et complètement découragé.) Les gens de Tea Party, eux, n’ont pas cédé un poil de leur radicalisme ; au contraire, ils l’ont accentué en attirant à eux certains républicains de l’establishment. C’est une marque très caractéristique du sens et de la tension de l’évolution de la situation, d’autant que ces représentants de Tea Party et associés ne cessent de gronder qu’ils ne font que répercuter “la volonté du peuple”, – on croirait entendre des vrais démocrates, jusqu’aux franges du radicalisme révolutionnaire,– et l’on observe combien la conviction de la vertu, même à un propos douteux, donne des ailes et une puissance d’affirmation politique à mesure…

• Dans ce contexte exacerbé et parce que cette exacerbation va dans le sens où on la voit se faire, on en arrive très vite aux problèmes fondamentaux. Les dépenses publiques, le budget de l’administration fédérale, l’efficacité ou pas du gouvernement central, tout cela nous conduit à la crise qui est le pivot de la situation américaniste aujourd’hui, qui est la crise du centralisme fédéral et washingtonien. Chaque crise “sectorielle” aux USA, sur quelque sujet qu’elle porte, nous y ramène inexorablement, comme si le mouvement crisique était une spirale s’enroulant autour de la crise centrale du Système. Chaque crise “sectorielle” est contenue mais nullement résorbée, et chaque crise laisse sa trace dans la grande question centrale, accentuant encore le malaise sans faire progresser le moins du monde une situation de résolution du problème central. Il est tout à fait logique de penser que le barrage finira par céder, avec des défenseurs du calibre d’un Boehner, et que Washington sera emporté ; il est tout à fait logique de penser que ce n’est plus une question de “si” mais la question du “quand”… La crise de l’américanisme, et la crise du Système par conséquent, a atteint son point de fusion parce qu’elle s’est fixée sur l’essentiel, qui est la question du gouvernement, ou de la gouvernance, c’est-à-dire du contrôle des choses par le Système, et dans ce cas, le contrôle de cette puissance absolument disparate que sont les USA.

• Une fois de plus se trouve démontrée la complète absence de la moindre importance de l’idéologie, alors que c’est elle qui continue à diriger nos pensées et à former nos jugements, – autant chez les partisans du Système que chez nombre, nombre de ses adversaires. Le cas de Tea Party est absolument révélateur. Ici, à Washington D.C., à la Chambre des Représentants, Tea Party représente une formidable machine antiSystème, installée au cœur du Système, indifférente à toutes les mises en demeure conformistes, les rappels à l’ordre, etc. A Madison, Wisconsin, Tea Party, qui soutenait le gouverneur Walker, se retrouvait parmi les défenseurs les plus acharnés du Système, tandis que Walker s’affichait comme une plantureuse marionnette des milliardaires Koch… Faut-il constituer un tribunal ? Formuler un acte d’accusation qui rende compte de la pureté idéologique (xénophobe, pas xénophobe) d’un tel ou d’un tel ? Pas le temps pour ces galéjades, puisque temps venu, aujourd’hui même, d’exactement mesurer qui peut aider, avec quelque moyen que ce soit, au nom de quelque argument que ce soit, sans aucune nécessité de la conscience de la chose, à la destruction de ce Système qui constitue la “source de tous les maux”…

Ce dernier point doit être tenu comme fondamental, pour contribuer à nous débarrasser de nos tuniques de conformisme, y compris et même surtout pour ceux qui prétendent combattre le Système. Sans doute importe-t-il d’envisager, pour rafraîchir sa propre pensée, de se tourner vers d’autres hypothèses que celles que suggère la seule observation épuisée de la confusion contradictoire et de la médiocrité inféconde des agitations des divers échantillons d’humanité à l’œuvre présentement. On peut en effet envisager l’hypothèse que la signification de ces diverses crise caractérisées par la confusion des références humaines et rationnelles, et singulièrement les références idéologiques, au contraire du sens puissant que l’on peut dégager de leur addition, se trouve l’affirmation d’un courant métahistorique supérieur qui organise avec de plus en plus de puissance l’attaque contre le Système. Nous en sommes les créatures maistriennes, que ce soit de droite ou de gauche, ou de gauche et de droite, corrompus notoires ou vertueux affichés qu’importe ; notre seule importance se manifeste dans la mesure où nous nous trouvons en situation de prendre en charge les impulsions de cette force supérieure, et de les retranscrire dans la situation politique terrestre, – de plein gré ou, éventuellement, comme dit l’autre sans se douter du sens de l’hypothèse, “à l’insu de notre plein gré”.