Gunfight à Tucson, Arizona

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Gunfight à Tucson, Arizona

10 janvier 2011 — Nous nommons cela “gunfight” bien que cela n’en fut pas un. Le mot est ici employé symboliquement, comme nous nous en expliquons plus loin, pour signifier un événement paroxystique selon la symbolique de ce genre fameux de la culture américaniste qu’est le western. Il s’agit de l’attentat contre la Représentante de l’Arizona, la démocrate Gabrielle Giffords, à Tucson, lors d’une réunion publique.

On en connaît les circonstances, les morts, l’état très grave de Giffords, la personnalité étrange et sans doute lunatique du tireur arrêté, Jared Lee Loughner, les hypothèses autour de son acte, les accusations aussitôt lancées, – qui contre la rhétorique politique violente (Sarah Palin particulièrement visée), qui contre Tea Party. Reste à notre sens l’essentiel, qui est l’ampleur extraordinaire prise par cet événement, et par le sens absolument politique (malgré la personnalité du suspect) qui lui a été donné. Symboliquement, cet attentat fait partie de l’évolution en cours de la véritable “guerre civile” postmoderniste qui déchire les USA.

Il est inutile de rappeler les circonstances, les réactions, etc. Elles sont partout dans la presse et sur Internet, de source US et de source anglo-saxonne britannique particulièrement. Les commentaires abondent déjà et vont abonder dans les prochains jours. Pour notre part, nous choisirons plutôt comme commentaire de départ un texte écrit presque dans l’instant de l’événement, pourtant un texte remarquablement nuancé et qui va à l’essentiel, de Dylan Ratigan qui possède sa propre émission sur MSNBC (“The Dylan Ratigan Show”), – texte sur Huffington.post le 8 janvier 2011. Bien que Ratigan ne condamne en rien le Système en place, il a le mérite de placer l’événement dans une perspective générale qui situe bien l’enjeu. C’est un signe qu’une telle réflexion, de cette sorte, ait été faite quasiment dans la pression et l’agitation de l’événement. Il s’agit effectivement d’une réflexion courte mais significative, d’où il ressort que les USA sont placés devant l’alternative d’une “reconstruction” bien difficile, s’ils se reprennent après cet attentat, ou de la destruction si les choses se poursuivent après cet attentat, comme elles ont été jusqu’ici.

«We find ourselves at a violent crossroads. Whether you are a national voice or an individual without a voice – there are simple questions we all must ask ourselves today. As individuals wrestle with either a modest or an extreme sense of unfairness in the American political system, the question we have to ask ourselves is “What are we going to do with that energy?”

»Whatever is to be said about the state of the gunman today, whether he had psychological issues or not, he was angry. Across America today, people are angry. They may choose to channel that anger in a number of either self-destructive or destructive ways. But whatever any of our feelings are, our challenge and our obligation is to channel that energy into a path based on resolution. For a path based on destruction is just that, destruction.

»There are two categories of people. The first category is those in the powerful elite – whether you are an active serving political leader in the legislature, a former political leader, governor or president, a leader of a non-profit group, or the leader of a political organization ranging from the NRA, MoveOn.org and the Sierra Club, or whether you are a national or local broadcaster focusing on political issues or some form of political strategist or advisor. This is the power class: The group that has a clear avenue of expression and power inside the political process, inside the political media, and inside politically organized institutions.

»Or you may find yourself as the vast majority of Americans do, as a passive observer with little sense beyond your ability to vote – without having an avenue to express your beliefs and ideas when it comes to the national conversation…»

Notre commentaire

@PAYANT En fait de “gunfight”, ce n’en effectivement fut pas un, puisqu’il s’agit d’une attaque contre une parlementaire démocrate qui tenait une réunion publique (en pleine rue devant un magasin), qui s’est terminée en tuerie (6 morts), avec la parlementaire, Gabrielle Giffords, grièvement blessée à la tête. Mais il s’agit d’un “gunfight” comme on les connaît dans les westerns classiques, lorsque le duel à l’arme à feu clôt l’épisode, représentant le paroxysme de l’action. Cette attaque contre Giffords représente un paroxysme dans une situation où la tension ne cesse de monter, – cela, aux USA, pour que nul n’en ignore… On dirait tragiquement que la psychologie générale attendait, voire réclamait un événement de cette sorte pour sanctionner par la violence cette tension qui “ne cesse de monter”.

Nous irions jusqu’à observer que le caractère du texte que nous avons choisi, qui n’est pas le fait d’un commentateur exceptionnel ou d’un visionnaire hors du commun, est bien le signe qu’il y avait inconsciemment une attente collective d’un tel événement. Dylan Ratigan, – cité ici comme exemple, car cette démarche se retrouve chez un certain nombre de commentateurs, – écrit son texte comme s’il avait été prêt à commenter cette attaque avant même qu’elle ait lieu, comme premier acte de violence mortelle inévitable engendré par la situation de crise et de tension aux USA dans la séquence actuelle. Il fallait que cet événement se produisît et donc, même s’il est inattendu et imprévu, l’attentat (l’attaque) n’est pas une surprise et l’esprit n’a aucun mal à en distinguer aussitôt la signification essentielle.

Pour autant, notre appréciation serait que l’attentat n’est point un de ces moments de rupture de la psychologie, la violence brutale qui, brusquement, en nous faisant réaliser le potentiel de violence de la tension montante, désamorce cette tension. Au contraire, puisqu’il était inconsciemment attendu… C’est un paroxysme, sans aucun doute, mais un paroxysme qui marque une étape et nullement une résolution dans un sens ou l’autre, un paroxysme avant d’autres qui vont suivre dans la tendance du renforcement constant de la tension et de l’antagonisme – car la situation générale est bien à la poursuite et au renforcement de cette tension et de cet antagonisme. Nous irions même jusqu’à dire, sans le moindre cynisme mais en observateur distancié de la psychologie, que le fait que Giffords ne soit pas une célébrité de la politique est un facteur paradoxalement aggravant. Si elle l’était, et si elle était morte dans l’attentat contre elle, elle serait une martyre, et son destin serait une puissante dénonciation symbolique et de facto de la violence, peut-être (c’est douteux mais possible), avec quelques effets heureux de réconciliation. Au contraire, l’attentat nous fournit tous les désavantages de la violence (le cycle est enclenché) sans le choc de la célébrité et de la dimension de la personne symbolique visée qui aurait pu constituer éventuellement un exorcisme de cette violence.

L’indignation est générale, au pays de l’establishment, à Washington D.C. bien entendu ; l’indignation est d’autant plus grande que Washington D.C. et l’establishment portent évidemment toute la responsabilité “de première main”, ou, pourrait-on dire plutôt, “d’homme de main” du Système, de la situation actuelle, de la tension qui la marque, du paroxysme constant qui la caractérise, etc., – toutes ces choses qui forgent une situation où un tel acte a lieu. La psychologie est exacerbée à ce point, et c’est effectivement comme l’écrit Dylan Ratigan, – comme si d’ailleurs il décrivait l’état de la psychologie générale de l’univers… «Whatever is to be said about the state of the gunman today, whether he had psychological issues or not, he was angry. Across America today, people are angry.»

Cette réalité, non cette évidence de la colère populaire, alimente l’indignation de l’establishment qui se replie évidemment sur les grands principes démocratiques, la dénonciation de la violence verbale et de la violence tout court, l’affirmation vertueuse que “ceux qui servent” (selon le mot du nouveau Speaker de la Chambre John Boehner) doivent être épargnés par leur fonction des effets de la violence. (On imagine que Boehner, champion de la larme à l’œil, – il a l’habitude d’éclater en sanglots en public pour le moindre émotion, – et du profit dispensé par les lobbies parlent de “ceux qui servent” le peuple en le représentant, les élus sacrés de la Grande République. Dans le climat actuel, ce mot pompeux ne fait même plus sourire tant il apparaît dérisoire…)

La violence populaire dans l’état cataclysmique de la crise US s’est pourtant bien peu manifestée. Mais on sent combien est grande la crainte de l’establishment de cette violence, aux réactions considérables qu’a suscitées cette attentat. Leur psychologie est prête à cette violence, on dirait même qu’elle la précède, sinon l’appelle inconsciemment…

La guerre de 9/11 débarque aux USA

Effectivement, l’écho de l’attaque contre Giffords est extraordinaire et vécu comme un drame national. Cela paraîtra disproportionné par rapport à d’autres événements, si l’on s’en tient à la comptabilité morbide des morts et des blessés, à la personnalité des acteurs du drame mais on accordera pourtant, cette fois, tout son crédit à la valeur de cette réaction. Certes, il s’agit d’une réaction justifiée, car l’attaque contre la parlementaire démocrate est d’abord un symbole d’une extrême puissance. Il est le symbole de la guerre civile US qui se concrétise, – ou, si l’on veut, la concrétisation des paroles récemment dites (au printemps dernier) par l’ancien président Jimmy Carter, dont certains se moquèrent un peu à l’époque, mais qui nous paraissaient absolument justifiées, et qui le sont encore plus : «Washington is more polarised, even maybe than the time of Abraham Lincoln and the initiation of the war between the states.»

Ainsi, l’attaque contre Giffords ne vaut certainement pas par elle-même, par exemple au contraire des attentats contre Lincoln (1865), contre McKinley (1900), contre Huey Long (1935), contre John Kennedy (1963), contre King et Robert Kennedy (1968) et ainsi de suite, affectant tous des personnalités hors du commun et représentant des partis, des choix, des engagements, des orientations… Pourtant, l’attaque contre Giffords vaut justement comme un événement essentiel parce que la victime n’est pas connue, qu’elle est jeune et sans carrière politique, mais parce qu’elle fait partie, qu’elle le veuille ou non, qu’on le déplore ou pas, de l’establishment et du système. Peu importe alors que la victime soit qui elle est, et le coupable ce qu’il est ; il reste que, parce qu’il est absolument conforme à une situation générale, qu’il l’exprime d’une façon irréfutable, qu’il est une attaque contre cette situation générale, l’acte est d’une réelle et très grande importance politique.

Il y a eu et il y a de multiples explications possibles pour réduire la signification de l’attentat à un acte qui aurait justement peu de signification. On parle d’une “culture de la violence”, tarte à la crème américaniste dès qu’un événement de cette sorte survient ; on parle des dégâts faits aux psychologies par le discours politique haineux qui s’est développé ; on parle de l’extrémisme, surtout de droite, avec des allusions à Tea Party ; on parle de la psychologie instable, du caractère lunatique de Jared Lee Loughner, du jeune homme qui a tiré… On parle de ces explications annexes qui n’expliquent rien, mais qui ont la vertu d’écarter l’explication centrale, écrasante et évidente que cet acte est aussi et essentiellement le produit, direct ou indirect, ou symbolique peu importe, de la crise qui déchire les USA, de cette seconde “guerre civile” comme le laisse entendre Jimmy Carter.

Bien entendu, c’est cette explication centrale, qui est le produit de la crise centrale du Système dans lequel les USA fournissent le principal moteur, qui est dans tous les esprits. A cet égard, les psychologies sont ouvertes depuis des mois, sinon plusieurs années, à un (des) acte(s) de violence qui substantiverai(en)t le climat général de tension, les échanges haineux, les affrontements extrêmes et à la limite de l’absurde qui opposent diverses factions qu’il est difficile sinon simplement impossible de séparer et de catégoriser par les jugements simplistes et conformes de nos divers intellectuels de service (“racisme,”, “xénophobie”, “socialisme”, “populisme” et ainsi de suite). (A cet égard, pour le massacre de Tucson, la gauche libérale et progressiste US s’est largement distinguée dans le genre assimilationniste et expéditif en liant immédiatement le très jeune et incertain Jared Lee Loughner, soit à Tea Party, soit à la droite extrême, soit à Sarah Palin et à tout le reste, sans autre forme de procès ni de preuve quelconque, tout cela sur le fond du vertueux Barack Obama exprimant la désolation de l’Amérique avec le cœur à gauche.)

L’attentat de Tucson ne nous dit donc rien sur l’éventuel climat de violence régnant ou non aux USA, ni sur les complots éventuels, extrémistes ou pas, ni sur l’existence ou non de réseaux de terrorisme, clandestins, etc. Il nous dit tout, par contre, sur la psychologie régnant aux USA, quand on la mesure à l’ampleur des réactions et à la sensibilité extraordinaire aux événements de cette sorte, qu’on peut distinguer effectivement dans cette ampleur-là… Pour cette fois et contrairement au processus normal, on peut avancer l’idée qu’une valeur quantitative (l’ampleur des réactions allant dans ce même sens de la politisation et de la dramatisation de l’événement) permet de préciser une valeur qualitative (celle de la sensibilité des psychologies à cet événement, dans un sens qui renforce la signification politique générale de la crise aux USA).

Tout au moins peut-on dire que l’attaque de Tucson représente, dans des circonstances de désordre et de complète incertitude, l’irruption décisive dans la situation intérieure US du climat américaniste de violence né avec l’attaque 9/11, jusqu’ici essentiellement orienté vers les aventures extérieures au travers de la “politique de l’idéologie et de l’instinct” de l’administration GW Bush qu’avait caractérisée Harlan K. Ullman le 29 mai 2009, en regrettant que l’administration Obama semblât incapable de l’abandonner. Les caractères apparents immédiats de cette version intérieure de cette politique sont la violence, le désordre, la confusion, le nihilisme, l’absence de sens et les rhétoriques pompeuses et vides de toute substance. Ses caractères fondamentaux se trouvent, eux, regroupés dans une psychologie américaniste touchée par la crise générale du Système et, de cette façon, ils prennent un sens évident. A cette lumière, l’attaque, devenant par la force des choses un événement prêt à susciter la création d’un Système antiSystème, prend toute sa force et sa signification. Inutile d’ajouter que le pauvre et lunatique Jared Lee Loughner n’y est pas pour grand’chose, sinon d’être l’instrument incertain du destin.