Hillary, le JSF, l’Inde et la narrative comme stratégie

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Il faut dire que nous devons commencer par dire quelques mots d’autre chose que le sujet annoncé ; savoir que, depuis le 2 août, nul ne peut plus ni voler, ni faire joujou sur la piste avec le JSF, avec les vingt exemplaires existants et en cours d’expérimentation. Un incident semble-t-il assez sérieux a eu lieu au cours d’une expérimentation au sol, et la décision a aussitôt été prise d’immobiliser toute la flotte, y compris, ce qui est assez rare, pour les essais de sol. (Le 5 août 2011, Bill Sweetman, d'Aviation Week, rapporte que l'immobilisation du JSF pourrait durer “quelques semaines”.)

Avec d’autres, DoDBuzz.com signale la chose, le 3 août 2011. On termine par cette remarque un peu acide : «If you’re keeping score at home, this also means that yes, as of right now, neither of America’s fifth-generation super-jets are allowed to fly — the F-22s are still grounded, too.».

Une chose surprenante est que cette même remarque est faite par le Daily Digest de l’Air Force Association (AFA), du 4 août 2011. En général, l’AFA, le lobby officiel de l’USAF, est extrêmement prudente avec les avatars des modèles d’avion de l’USAF, surtout ceux qui sont exposés à la polémique… On lit également, sur le sujet de l’immobilisation du JSF/F-35 : «This news comes as the F-22, the nation's other fifth generation fighter, nears the third month of a fleet-wide standdown due to concerns over its onboard oxygen-generation system.»

Les gens du Pentagone, surtout de l’USAF, ont appris le langage de la dureté avec le JSF. L’actuelle et très ferme décision d’immobilisation de la flotte ajoute une contrainte supplémentaire, essentiellement sur Lockheed Martin. Le Pentagone ne cache plus la profonde méfiance où il tient cette société pour le cas du JSF. Dans le numéro d’août 2011 de Air Force Magazine (publié par AFA), un long article est consacré au JSF, sous les titre et sous-titre assez sec de «Make or Break Time for the F-35, –The Joint Strike Fighter has to be affordable. Currently, it is not.» Dans le cours de l’article, un paragraphe fixe les nouvelles conditions du programme, autant que les responsabilités pour le catastrophique passé, selon le Pentagone (Ashton B. Carter est le n°3 du Pentagone passé récemment n°2, comme vice-Secrétaire à la défense) :

«Before the baseline review, Carter said the Pentagon largely relied on Lockheed for F-35 cost data. Now, having added hundreds of contracting experts to DOD’s ranks, and with review data in hand, Carter said the Pentagon has better knowledge of the F-35 program “than we’ve ever had,” and this will improve oversight and management of the project.»

…Cela, c’est le spectacle at home. A l’étranger, dans certaines circonstances, il est, ce spectacle, complètement différent. Il est parfois franchement baroque, comme le fut la visite de Hillary Clinton en Inde, le 19 juillet. Clinton faisait une visite “stratégique” et importante en Inde, curieusement qualifiée par le commentateur indien qu’on cite ci-dessous de “peut-être la dernière” («However, strategically speaking, Clinton’s New Delhi visit, perhaps her last visit to India as Secretary of State, must be viewed as a work in progress for the two democracies’ strategic partnership.»).

Quel rapport avec le JSF ? Eh bien, justement, le fait est qu’il y en a un, et qu’il est important et diversement significatif. C’est Stephen Trimble, de Flight International (DEW Line), qui, le 2 août 2011, signale un rapport d’un institut indien, le South Asia Analysis Group, sur la visite de Clinton en Inde, rapport daté du 20 juillet 2011 et, semble-t-il, d’après les indications de Trimble, mis en ligne le 2 août 2011. L’analyste, Rajeev Sharma, détaille les divers aspects de cette visite. Il y a un long paragraphe consacré à une “offre incroyable” de Clinton à l’Inde, qui concerne le JSF :

«Clinton is understood to have made a strong pitch for more US military sales to India, especially in the wake of American companies recently losing out in the race for a $ 10.4 billion order by the Indian Air Force for 126 fighter aircraft. She expressed her country's willingness to sell state-of-the-art F 35 warplanes to India at “unbelievable” prices. The Americans are understood to have asked the Indian government to open its purse strings for the Lockheed built fifth generation super stealth F-35 Lightning the basic model of which is being made available to India for $ 65 million apiece. The Indian defence establishment would naturally find the offer too good to be true as much inferior fourth generation French Rafale is priced at $ 85 million and Eurofighter Typhoon (also a fourth generation aircraft) at $ 125 million apiece. The American offer signals American desperation for capturing a big pie of the highly lucrative Indian defence market, especially after two top American fighter aircraft manufacturers – Lockheed (F-16) and Boeing (F-18) - got eliminated in the recent Indian MMRCA deal worth $ 10.4 billion. More clarity would have to emerge on the proposed F 35 Lightning sales to India.»

En consultant plusieurs textes de ce site (dedefensa.org), on a une idée générale de l’étrange “campagne indienne” du JSF.

• L’actuelle phase, qui est la seule connue, commence à la fin janvier (voir notre texte du 31 janvier 2011) où une proposition US de vente du JSF est annoncée et, en même temps, la réaction négative de l’Inde. L’initiative est venue complètement et totalement des USA, sans sollicitation de l’Inde ; la “réponse” indienne, un peu embarrassée et semi-officielle, laisse percer une certaine incompréhension de la forme de la démarche US.

• Fin avril, l’Inde élimine les concurrents US (F-16 et F-18) de l’énorme marché de sa force aérienne, de 126 avions de combat pour le programme MMRCA (ou MRCA). (Voir notre texte du 2 mai 2011.) Cela est ressenti comme une énorme défaite stratégique par les USA, qui évoquaient d’ores et déjà un montage débouchant à nouveau sur le JSF (un choix du F-16 ou du F-18 par l’Inde, pour une partie de la commande, se poursuivant avec le JSF enfin parvenue à maturité stratégique, – c’est-à-dire volant opérationnellement, comme vous et moi, lorsque nous serons bien vieux.)

• … D’ailleurs, cette “défaite” US dans le cadre du programme MMRA ne fut pas longtemps acceptée pour telle à Washington, et une campagne médiatique discrète mais significative prolongea et relança la “stratégie” de Washington. On en rapporte l’écho le 12 mai 2011, en citant notamment l’article d’un journaliste spécialisé, Trefor Moss, sur Atimes.com le 11 mai 2011. Moss annonçait de facto, sinon d’une façon plus précise encore, l’offre de Clinton, et plaçait cette offre dans le cadre de la “concurrence stratégique” entre l’Inde et la Chine.

«But the biggest opportunity could be in encouraging India to buy Lockheed Martin's F-35 Lightning II, a fifth-generation fighter that would be a capability leap beyond any of the aircraft under consideration this time around. Such a deal would be fraught with difficulties – not least how to involve Indian industry (as offset rules demand) in the construction of an aircraft that is far beyond its current technical capability – but the US has perhaps a decade to figure out how to get around them. India will certainly require a fifth-generation fighter as China makes progress towards acquiring one, and its prospects of successfully developing a fifth-generation fighter with Russia are mixed at best. The US certainly has a big incentive to learn the lessons of its recent setback.»

De ce point de vue de la narrative US, l’offre de Clinton telle qu’elle est rapportée par Rajeev Sharma, découle très logiquement. Mais il s’agit effectivement d’une narrative de construction strictement US qui n’est pas officiellement inscrite dans les relations stratégiques entre les USA et l’Inde, ni nécessairement acceptée par l’Inde. D’où les termes de Rajeev Sharma, relais de l’attitude US telle qu’elle est perçue par la direction indienne («The Indian defence establishment would naturally find the offer too good to be true…»), en même temps que la qualification de l’offre US, par Clinton elle-même semble-t-il (“un prix incroyable” de $65 millions par exemplaire). En passant, Sharma nous laisse savoir à quel prix sont offerts le Rafale et le Typhoon, les deux finalistes du programme MMRCA : $85 millions et $125 millions respectivement, ce qui indique une différence importante qui était jusqu'ici peu ou pas connue, – cela assorti de l’appréciation absolument gratuite, elle, et éventuellement grotesque, que ces deux finalistes européens sont “très inférieurs” au JSF («much inferior fourth generation French Rafale […] and Eurofighter Typhoon»).

L’offensive US/Clinton est bien réelle, selon des sources françaises, et le prix offert par la secrétaire d’Etat confirmé par ces mêmes sources. Cela s’inscrit effectivement dans la logique de la narrative, sans aucun rapport avec la réalité US qui est celle d’une tension énorme entre le Pentagone et Lockheed Martin, notamment avec l’annonce, rectifications faites, du prix des 28 premiers avions de série de $234.5 millions l’exemplaire, – quatre fois plus cher que l’offre faite à l’Inde. (Voir, par exemple, ce 22 juillet 2011.) D’autre part, l’interdiction de vol et d’emploi de tous les JSF depuis le 2 août n’est pas, dans le cadre de cette narrative, un excellent argument. Même si de tels incidents sont courants dans n’importe quel programme d’avion militaire, le JSF n’est pas n’importe quel programme d’avion militaire et la narrative n’a pas l’habitude de s’encombrer de tels incidents… Cela est d’autant plus contrariant que l’incident est placé par les commentateurs US eux-mêmes dans le cadre d’un doute grandissant concernant le fonctionnement de tous les avions de combat de cette “cinquième génération” (F-22 et JSF), par rapport à la question fondamentale du technologisme, de l’intégration, du contrôle et de la maîtrise des technologies avancées dans un tel cadre (voir, pour le F-22, le 20 juillet 2011.)

Il y a également, et essentiellement, pour clore cet épisode de la narrative, l’aspect diplomatique, nous dirions même psychologique. L’offre a certainement des aspects presque grotesques par rapport à la réalité (le côté “trop beau pour être vrai”), la narrative semblant vraiment avoir pris le dessus. On ne s’en étonnera pas, tant la psychologie malade et le virtualisme qui va avec semblent avoir envahi toute la scène du fonctionnement des directions politique du bloc BAO, USA en tête. Au moment où ce monde vacille sacrément sur ses assises sablonneuses et rongées par les termites, de Bourse en Bourse et de grande nation insolvable en grande nation insolvable, la démarche prend une coloration à la fois irréelle (plutôt que “surréelle”) et caricaturale.

La conclusion facile et évidente, qui accompagne les quelques commentaires faits sur la chose, est que les USA sont aux abois dans ce programme comme pour le reste et cherchent à tout prix, ou disons à n’importe quel prix, à trouver des acheteurs fermes du JSF pour tenter de verrouiller, ou de “sécuriser” dans tous les cas, ce programme. Dans cette logique, on dira d’abord que l’offre Clinton constitue un embarras considérable pour l’Inde : faut-il la prendre vraiment au sérieux dans les termes où elle est dite ? Peut-on envisager une interférence si grossière dans un processus qui a la forme d’un engagement formel de l’Inde vis-à-vis des compétiteurs (les Européens de Rafale et du Typhoon), selon des règles que l’Inde a imposées elle-même ? Comment écarter l’offre US, comme ce devrait normalement être le cas selon tous les éléments politiques, de forme procédurale, et même diplomatiques du dossier, puisqu’il s’agit d’une offre qui transgresse tous ces aspect ? Et ainsi de suite… Le “trop beau pour être vrai” est surtout un embarras diplomatique pour l’Inde, sans même envisager de savoir dans quelle mesure les Indiens peuvent croire à la véracité de l’offre US, qui repose sur un nombre d’inconnus si élevé que les USA eux-mêmes ne peuvent rien garantir en vérité à ce propos, dans l’hypothèse presque magique où ils exprimeraient effectivement leurs intentions réelles avec cette offre. Un commentaire des sources françaises déjà citées est bien entendu que «nous espérons que les Indiens ne vont pas se laisser prendre à ce piège grossier de l’interférence US …»

Enfin, une affaire bien de notre temps, où toutes les grandes matières de la puissance stratégique et technologique, toutes les grandes matières d’Etats puissants et en complète déroute, sont marqués du sceau de la panique d’une part, de la reconstruction fantasmagorique du monde d’autre part. Même le très sérieux, le très puissant et le très honorable département d’Etat y cède complètement. Cela dit, il serait intéressant de savoir par quel processus le même département d’Etat a été informé par le Pentagone et Lockheed Martin, et dans quelles conditions il a accepté de faire de cette narrative un facteur essentiel d’une grande stratégie vis-à-vis d’une puissance comme l’Inde. Il sera intéressant de voir comment une puissance comme l’Inde va réagir. Dans les conditions actuelles de la folie du monde, et si l’Inde avait encore un peu de son antique sagesse, la meilleure attitude serait d’ignorer l’offre en n’y répondant pas et de laisser aller le marché MMRCA, en choisissant le plus vite possible un vainqueur pour éviter une nouvelle visite d'un ou d'une sous-Clinton et un nouvel ultimatum US. Cela, avant que les USA ne déclarent la guerre à l’Inde pour refus de choix du JSF, ou, dans l’autre cas, que les Franco-Britanniques, armés de leurs Rafale et de leurs Typhoon, ne décident une intervention militaire, type-libyenne. L’“antique sagesse”, cela existe-t-il encore ? On verra.