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249829 septembre 2010 — En commentaire de notre F&C du 27 septembre 2010, un lecteur nommé “moineau” nous parle météorologie. Dans le cadre de la crise de l’environnement et de la crise climatique, il s’imposait de lui répondre, ne serait-ce que pour l’aider à prendre ses quartiers d’hiver.
«A vous lire, la crise globale prend irrémédiablement le dessus sur toute gesticulation nourrie d'antagonismes encore récents, déjà vains et quoi qu'il en soit, voués à la désuétude.
»La crise globale s'impose donc comme une gigantesque houle dont l'amplitude ne pourra plus être corrigée.
»La houle est un mouvement ondulatoire de la surface de la mer qui est formé par un champ de vent éloigné de la zone d'observation et ne présente pas de relation avec le vent local.
»A vous lire toujours, les “vents locaux”, événements possiblement monstrueux, qu'ils soient ou non soignés aux petits oignons, opèrent et opéreront par effet de distraction, rétablissant – brièvement – des schémas par ailleurs condamnés par l'inexorable effet de houle de la crise globale.
»Une question me taraude toutefois : votre analyse n'aborde pas des pans entiers de notre monde, ni les effets que ceux-ci pourraient porter. L'Asie, et pas seulement l'Extrême-Orient et l'incontournable Chine, mais aussi l'Océanie vous paraissent-elles à ce point imbriquées dans le système dont vous décrivez la chute, qu'elles ne seraient que des vents locaux d'une houle désormais globale?»
Du temps où nous étions moussaillon, à la fin des années 1950, à bord d’un cotre (voile plutôt que moteur, comme chacun sait) à l’expérience respectable, venu de Bretagne dans les eaux tourmentées de la Méditerranée, la houle était plutôt une grosse mer tendant à s’allonger, une grosse mer de “queue de tempête”, en général avec des vents plutôt faibles, eux-mêmes résidus amollis de la tempête, – l’allure idéale pour le mal de mer, même chez les jeunes et vieux loups de mer, avec un bateau justement sans allure appuyée. Aussi aurions-nous quelque réticence devant le terme de “houle” pour représenter la grande crise, parce que la houle n’a pas le caractère haché, brisé, infiniment brutal et puissant des grandes déferlantes que lève une tempête. S’il n’était galvaudé, le terme de tsunami, par la puissance, la vitesse et l’autonomie qu’il suggère, pourrait faire l’affaire. Certes, ce qui compte est bien cette autonomie de l’ampleur des océans, pour rendre l’universalité de la crise. La vague déferlante couvre toute l’étendue du monde.
On parle ici, vous l’avez compris, de la vraie grande crise, qui est, à notre avis, la crise eschatologique, – crise de l’environnement ou crise climatique (on ne dit pas global warming pour ne pas voir déferler en houles multiples les vagues contestataires). C’est la crise de notre univers, qui va des matières premières au climat, des cadres de nos vies à notre survie même, et qui touche absolument tous les domaines. Il nous restait à mesurer la charge psychologique, symbolique, métaphysique de cette idée d’une “crise de notre univers”, – et nous y sommes.
Cette crise, qui vient de loin pour notre époque, comme on l’a vu (F&C du 27 septembre 2010), officiellement déclarée pour l’actuelle séquence avec le rapport Stern d’octobre 2006, cette crise a été “kidnappée” le 15 septembre 2008. Rappelez-vous qu’avant 9/15 et la fiesta de Wall Street, on avait connu (mai-juillet 2008) une poussée folle du prix du baril de pétrole, jusqu’à $150 dans ses pics. Certes, on expliqua après, et fort justement, que la spéculation n’était pas pour rien. Il n’importe, pendant quelques semaines nous vécûmes au rythme d’une crise “normale” dont la source semblait se trouver dans l’idée d’un épuisement prochain de notre matière première vitale. La réalité (spéculation) nous importe peu, mais la vérité du sentiment qui s’installa alors est bien l’essentiel de notre propos. Puis le souvenir de la chose disparut dans l’hystérie des traders puis dans les débats sans nombre des économistes, les références à la Grande Dépression, les $trillions et les $trillions, etc. Obama fut essentiellement élu grâce à cela.
Il n’empêche : en un sens, cette crise-là (9/15) était plus rassurante que ce qui avait immédiatement précédé, toute vermoulue de spéculation et toute enflammée de prédictions catastrophiques qu’elle fût. On était en terrain connu. Bernanke pouvait faire marcher ses planches à billet, Krugman, Roubini & consorts nous promettre l’apocalypse dans les normes d’une catastrophe économique. Pendant un an et demi, presque deux ans, il ne fut plus question que d’économie. Il n’est aucun domaine qui ne suscite autant l’intérêt, les commentaires, les spéculations (intellectuelles), les prospectives expertes et chiffrées, la passion derrière l’apparente raison “scientifique”, les conceptions catastrophistes, tout en conservant aux commentateurs l’impression d’une certaine maîtrise, fût-elle potentielle, des événements. L’économie, y compris la catastrophe économique, ne prive pas l’esprit de sa capacité, ou de sa prétention à la maîtrise de la prévision, donc à la maîtrise du monde.
En quelque sorte, cette crise agit pendant un certain temps comme un antidote paradoxal à la conception plus générale de crise eschatologique qui avait commencé à se répandre auparavant, à la fin du printemps/début de l'été 2008. L’idée implicite ou inconsciente des commentateurs économistes, même des plus pessimistes, même jusqu’aux franges les plus radicales demandant un remaniement de fond en comble du système, était que le débat restait à l’intérieur du système. En écartant la sensation terrifiante que la crise eschatologique commençait à répandre, selon laquelle le système dans son entièreté, la modernité en tant que telle, étaient la cause incontestable et absolue du désastre général, la crise économique restaurait une paradoxale confiance dans le système. On pouvait parler de questions concrètes comme la position du dollar, les inégalités, la dérégulation et la pourriture financières, les finances publiques, l’emploi, même en projetant une vision très pessimiste ou très contestataire, ou catastrophique, sur toutes ces questions, sans pour cela mettre en cause tous les fondements véritables du système dans lequel nous vivons.
D’une certaine façon, cette attitude et cet état d’esprit sont absolument compréhensibles dans la mesure où ils rendent compte, directement ou indirectement, de la psychologie terrifiée de se trouver devant non plus la perspective d’une catastrophe mais devant la perspective du vide. L’état d’esprit TINA (“There Is No Alternative” [au système]) nous a tous pénétrés, que nous le voulions ou non même si à une profondeur plus ou moins grande dans notre psychologie ; même les plus radicaux adversaires, même les plus “révolutionnaires” sont touchés par ce qui semble une évidence rationnelle, selon une pensée où la raison humaine, avec sa subversion propre, domine tous les processus d’analyse ; même les projets les plus audacieux, les plus contestataires, tendent évidemment et d’une façon compréhensible à s’appuyer sur ce qui existe, et ce qui existe perçu effectivement, même inconsciemment, selon la “logique TINA”. Pourtant, nous considérons que cette démarche-là est en train de s’avérer un échec. Deux faits ont peu à peu contrarié cet état d’esprit puis, à notre sens, commencé à le renverser, avec un troisième comme élément récent d’accélération.
• D’une part, l’échec de toutes les mesures économiques prises pour redresser la situation d’une façon satisfaisante permettant d’alimenter la narrative grossière des intégristes du système, selon lesquels tout peut continuer comme avant ; mais aussi, l’échec des prévisions d’effondrement général et catastrophiques avec des mouvements sociaux d’une ampleur à mesure, qui ont empêché des mesures radicales de restauration, ou d’apparente restauration du système sur des bases complètement nouvelles, qui auraient confirmé le jugement que le système complètement purgé et expurgé de ses outrances, pouvait à nouveau fonctionner. Il a manqué d’un Franklin Roosevelt dont la véritable réussite fut en réalité de sauver le capitalisme au prix d’une action (plus psychologique qu’économique) qui semblait une rupture radicale mais qui restait complètement à l’intérieur du système. Le résultat est une situation bancale, où rien n’est réformé, où la dégradation générale se poursuit, où l’impression commence à se répandre (souvent d’une façon inconsciente) que le système as a whole est irréformable, même par une action radicale sinon “révolutionnaire”.
• L’évolution de la situation aux USA fut aussi un élément majeur (d’ailleurs aussi bien cause de l’évolution de cette situation qu’à cause du rôle fondamental d’“indicateur“ de l’état des choses que jouent les USA). Bien que les USA soient plongés dans une crise économique qui ne se dément pas, le principal aspect, le plus spectaculaire, de cette situation est le désordre général, politique et psychologique, et, par conséquent la paralysie en train de devenir structurelle du système. BHO a totalement échoué dans ce qui aurait dû être son ambition d’être un nouveau Roosevelt, et la question se pose d’ailleurs de savoir s’il aurait pu y parvenir. A la place, nous avons une situation assez étrange d’“anarchie organisée”, absolument insaisissable, qui touche d’abord la direction politique, l’establishment, etc., mais avec une participation inattendue de “la base”. L’intrusion de Tea Party, mouvement totalement incompréhensible selon les normes politiques, aux capacités d’“entrisme” (dans l’establishment) indéniable, et dont le but objectif ultime et peut-être inconscient semblerait le désordre à l’intérieur du système, est le phénomène essentiel à cet égard. Ainsi, la crise économique pure, tout en persistant avec une pression considérable, est finalement devenue un aliment de ce qui est désormais de plus en plus confusément perçu comme la crise générale du système. (Une remarque annexe qui va de soi est que la poursuite d’autres crises, non directement économiques comme celle de l’Afghanistan ou celle du Mexique ou de la frontière USA-Mexique, ont également contribué à cette évolution qui a retiré “la vedette” paradoxalement rassurante à la seule crise économique et financière.)
• Le troisième fait a eu lieu cet été, avec deux catastrophes “naturelles” majeures (“of biblical dimension”, disent les commentateurs US) : les incendies de Russie et les inondations du Pakistan, deux catastrophes qui ont été liées entre elles, qui ont été aussitôt attribuées à la crise environnementale et climatiques, dont les effets “terrestres” (politique, stratégique, économique, etc.) se sont aussitôt imposés. La psychologie en a été fortement impressionné, et la grande crise eschatologique, celle qui menace le système as a whole est brutalement redevenue d’une actualité pressante, – bien plus qu’à l’occasion des diverses conférences sanctionnées par l’échec de lutte contre cette crise eschatologique. (Par ailleurs, ces échecs des efforts internationaux coordonnés, comme à Copenhague en décembre 2009, participent bien entendu de la perception d’une crise eschatologique devenant de plus en plus irrésistible.)
C’est pourquoi, nous considérons que nous sommes entrés dans une phase nouvelle à l’été 2010. La crise économique et financière subsiste ô combien mais elle ne domine plus. Elle s’intègre dans la crise eschatologique qui est la crise générale du système. Il s’agit d’une crise qui nous dépasse tous, devant laquelle les directions politiques, si disertes à l’automne 2008 du temps de la crise financière où tout le monde avait sa solution, sont aujourd’hui silencieuses… Ce dernier point est un signe dérisoire mais très convaincant.
Maintenant, nous en venons à la question posée par notre lecteur. Les pays considérés “hors-système”, c’est-à-dire jouant un rôle peu important quoiqu’en étant obligés de suivre les règles et coutumes du systèmes, se sont révélés à l’occasion de la crise 9/15 et de ses conséquences. Jusqu’alors, ils n’étaient que des marchés potentiels énormes, des concurrents ne faisant qu’appliquer à leur avantage ce que leur bas niveau de vie leur permettait, mais sans vraiment occuper des places prépondérantes marquant leur véritable intégration. Soudain, avec la crise, ils s’installèrent à une place complètement différente. Ils purent s’installer en vis-à-vis des maîtres du système, mais bien sûr avec des intentions réformistes à leur avantage. Ils purent peser de tout leur poids quantitatifs (populations énormes, marchés considérables, économies en pleine expansion) et dire aux “maîtres du monde” à la dérive : “regardez ce que vous avez fait de votre système tant vanté”. C’est Lula, accueillant Brown en mars 2009 à Brasilia, et accusant “l’homme blanc” («This is a crisis that was caused by people, white with blue eyes…»), c’est-à-dire l’Ouest anglo-saxon et sa suffisance.
C’est à cette époque que le BRIC (Brésil-Russie-Inde-Chine) apparut dans toute sa puissance potentielle, pour la plupart des observateurs comme la force montante du domaine, voire l’alternative… Mais non pas l’alternative au système, mais l’alternative à la direction du système. Tout en acclamant le rôle déstructurant (pour le système) implicite du BRIC, nous n’étions pas d’accord avec cette analyse. Le 18 juin 2010, après la réunion triomphale du BRIC à Ekaterinbourg, nous écrivions :
«Fin d’un monde et surgissement d’un autre qui le remplace (“The world is now changed”)? Cela devrait être la conclusion mais ce n’est pas tout à fait la nôtre… Nous en venons au point essentiel. Nous (l’Occident) détenons trop de puissance bloquante, irresponsable mais destructrice, appuyée sur une arrogance si aveugle qu’elle renvoie vraiment à une pathologie inguérissable, pour que l’“autre monde”/“contre-monde” prenne notre place sans coup férir et nous soumettent à ses règles, – à ses structures en formation puisqu’il est, lui, complètement structurant. Nous en revenons au constat secrètement désespéré d’Arnold Toynbee, au début des années 1950 (la chose vient de loin), d’une civilisation d’une puissance technologique extraordinairement développée jusqu’à être invincible et interdire à une nouvelle civilisation de prendre le relais comme l’on vit faire tant de fois dans l’Histoire (19 fois, décompte Toynbee), et d’une absence de sens, d’un vide entropique, d’une inexistence eschatologique conduisant au chaos. L’outil (la technologie) que nous croyions être la force de la structuration du monde s’avère être le moyen indirect d’une puissance inouïe imposant la déstructuration du monde et interdisant à toute force structurante nouvelle (ou civilisation, éventuellement) de prendre le relais pour sauver le monde de notre impuissance suicidaire, – qui devient irrésistiblement puissante dans sa capacité d’entraînement.
»C’est bien le nœud gordien du drame. L’ “autre monde”/“contre-monde” en formation est tout de même obligé de passer par nos outils (la technologie), dont il est avéré désormais qu’ils possèdent, malgré leur caractère matérialiste, une puissance quasiment spirituelle de l’ordre du maléfique, conduisant inéluctablement à la déstructuration. L’“autre monde”/“contre-monde” n’empêchera pas le développement accéléré de la crise climatique qui, dans les conditions démographiques, économiques, culturelles et de déstructuration en cours de l’ordre ancien, débouche tout de même sur une perspective catastrophique…»
Cette séquence signifie que ces “acteurs extérieurs”, dont certains pouvaient attendre jusqu’en 2007-2008 une action alternative radicale, se sont trouvés paradoxalement intégrés au système qu’ils dénonçaient lors de la crise financière 9/15. Bon gré mal gré, ils en sont devenus solidaires. (Cela dit, encore une fois, sans nier leur action fondamentalement déstructurante du système pendant plusieurs années, et jusque dans leur démarché d’intégration, – mais, désormais, croyons-nous, sans arrière-pensée antisystème radicale, du moins consciente.) Ils sont parmi ceux qui participent le plus à certains aspects de l’action prédatrice du système (les pays du BRIC ne sont pas les champions de la protection de l’environnement et de la réduction des actions déstructurantes du machinisme du système du technologisme). Par conséquent, ils ne seront certainement pas épargnés par les effets de la crise générale comme nous l’appréhendons, la crise ultime, ou eschatologique, qui met en cause l’entièreté du système et la modernité elle-même. Ils ne sont pas des dei ex machina, ils sont des acteurs contestataires un peu adoucis, toujours méfiants, toujours différents, mais qui ont une partie d’eux-mêmes solidaires du système. Ils ne sauveront évidemment pas le système, mais ils ne seront pas ceux qui imposeront une alternative salvatrice. Mais l’on sait bien, finalement, que personne n’imposera “une alternative salvatrice” et que tout commence par l’effondrement du système qui est en cours sous nos yeux souvent aveugles. L’effondrement du système touchera tout le monde parce que ce système est décidément universel. Il y aura certes des «“vents locaux”, événements possiblement monstrueux», y compris économiques et financiers, bien assez pour susciter analyses et commentaires déchainés, – mais le vrai déchaînement, lui, la “houle déferlante”, est hors système et impitoyablement, irrémédiablement antisystème.
Là où des nuances peuvent être introduites, c’est dans les capacités d’adaptation à ce qui va suivre, – non pas le système rafistolé mais quelque chose, non pas de nouveau (ce qui supposerait une continuité approximative), mais de complètement différent (ce qui implique une rupture totale). Dans ce cas, les pays et régions que cite notre lecteur sont mieux placés. Il faut alors laisser les statistiques économiques et se retourner vers les références historiques, celles de la vraie Histoire, pas l’histoire “scientifique” et “aux petits oignons” que nous concoctent les intellectuels de notre système. La Chine bimillénaire, par exemple, a montré une prodigieuse capacité d’adaptation aux accidents fondamentaux de l’Histoire, tout au long de son histoire. Pour poursuivre cet exemple, c’est dans ce sens que nous envisagerions un rôle futur pour la Chine ; non pas successeur des USA dans le même sempiternel système de l’“idéal de puissance” qui a répandu sur le monde la catastrophe américaniste et occidentaliste de la modernité, du “déchaînement de la matière”, mais point de ralliement, parmi d’autres, d’une capacité d’accepter un soubresaut fondamental de l’Histoire. (La même chose pourrait être avancé pour d’autres pays dont la trace historique, voire métahistorique et métaphysique, est évidente : l’Inde, la Russie, – tiens, la France si elle voulait bien se débarrasser de ses phantasmes modernistes et de ses Sarkos divers, hérités de sa Révolution sanglante de la fin du XVIIIème siècle et de la décadence moderniste, technologiste et “bling-bling”, qui a suivi.)
Ce thème général du “retour de la crise eschatologique” est le thème de notre rubrique de defensa dans dde.crisis du 10 octobre 2010.
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