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103411 mars 2009 — Nous nous installons dans la dépression, – économiquement mais aussi psychologiquement, – nous dirions, “psychologiquement, surtout”. Les deux choses, économie et psychologie, sont liées et elles commencent à l’être explicitement sous la plume des commentateurs divers et officiels, et aussi dans le chef des experts qui commentent ce qu’ils n’ont su prévoir. Un point intéressant, ou amusant, et somme toute très révélateur, c’est que ce sont les économistes qui nous parlent de psychologie. La crise n’a pas changé le système, – ou pas encore, c’est à voir.
Voyons l’économie d’abord. C’est l’analyse de la Banque Mondiale, d’habitude très roborative pour prédire les bonnes nouvelles et en augurer d’encore meilleures, qui présentent une analyse particulièrement crépusculaire de la situation, – rien de pire depuis la Grande Dépression, sur un ton qui laisse entendre que notre situations se trouve quasiment à la hauteur de la référence, ou assez profond dans l’abysse pour pouvoir lui être comparée. C’est CNN.News qui nous rapporte, le 9 mars, ces sombres nouvelles…
« The world economy is on track to post its worst performance since the Great Depression, with developing countries bearing much of the economic pain, the World Bank said Monday. Those countries face a credit shortfall of up to $700 billion, the bank said.
»“The global economy is likely to shrink this year for the first time since World War II,” the bank said, noting that global industrial production, by the middle of 2009, could be as much as 15% lower than in 2008. Based on those projections, world trade is on track to record its largest decline in 80 years, with the sharpest losses expected in East Asia.
»The World Bank, which helps finance the debt of developing nations, says the financial crisis will have long-term implications for them. “Many institutions that have provided financial intermediation for developing country clients have virtually disappeared. Developing countries that can still access financial markets face higher borrowing costs, and lower capital flows, leading to weaker investment and slower growth in the future,” the bank said.
»“When this crisis began, people in developing countries, especially those in Africa, were the innocent bystanders in this crisis, yet they have no choice but to bear its harsh consequences,” World Bank Managing Director Ngozi Okonjo-Iweala said in remarks prepared for a development conference in London on Monday.»
Le FMI ne veut pas être en reste, et annonce lui aussi des temps difficiles. Pourtant, DSK, qui nous avait déjà annoncé que nous nous trouvions dans une dépression, semble faire machine arrière, – et puis non, après tout, c’est machine arrière/avant puisqu’il trouve les termes bien plus imposants de “Grande Récession”; finalement l'expression “Grande Récession” devrait être considérée comme supérieure, c’est-à-dire pire que le tout bête “dépression”, puisque DSK avait déjà employé ce terme de “dépression” il y a quelques semaines et qu’il emploie “Grande Récession” en annonçant que la situation est pire que ce qu’on pensait il y a juste quelques semaines. Comme on le voit, on s’y retrouve tant bien que mal. Finalement, l’expression qui fait florès, que reprend DSK après d’autres, semble être d’affirmer que la crise économique est la pire que nous ayons vu, vous, moi, DSK et les amis, “in our lifetime”… (Selon le Guardian du 10 mars.)
«The global economy will shrink this year for the first time since the second world war as the “Great Recession” ravages businesses, consumers and financial institutions around the world, the International Monetary Fund warned today. Speaking in Tanzania, IMF managing director Dominique Strauss-Kahn said the economic downturn would be more severe than previously thought.
»“The IMF expects global growth to slow below zero this year, the worst performance in most of our lifetimes,” Strauss-Kahn told African political and financial leaders in Dar Es Salaam. “Continued de-leveraging by world financial institutions, combined with a collapse in consumer and business confidence, is depressing domestic demand across the globe, while world trade is falling at an alarming rate and commodity prices have tumbled.”
»Strauss-Kahn dubbed the downturn the “Great Recession”. The world economy has not suffered an annual contraction since 1945. There appears to be broad consensus that the economic downturn will be much deeper and more protracted than most experts thought just a few months ago.»
Il y a une psychologie de la crise, ou bien la crise est-elle en train de fabriquer sa psychologie. On le trouve chez ces dirigeants, qui semblent désormais camper sur les terres du pessimisme crépusculaire, éventuellement avec du goût pour le catastrophisme ou l’“état de siège”. Elle s’installe aussi, selon les économistes transformés en psychologues, chez les citoyens-consommateurs, – ceux qui ne consomment plus, ou qui consomment avec une incroyable pusillanimité, bref qui n’ont plus confiance (terrible chose). Bloomberg.News, dans une analyse du 9 mars, nous parle de cette psychologie, à nouveau en s’abandonnant à la référence de la Grande dépression et des années 1930. (Notez, là aussi, la référence “lifetime”, comme mesure de la catastrophe, – “jamais vu durant mon vivant”.)
«“We are tracking 1929-1930,” says Barry Eichengreen, a professor of economics and political science at the University of California, Berkeley. The result: This contraction may leave a lasting imprint on the economy and society, just as the Depression did. In the wake of the devastation of the 1930s, Americans swore off stocks, husbanded their own resources and looked to the government for help. Now, another generation might draw some of the same lessons from the deepest economic collapse of their lifetime.
»“This is going to scar the collective psyche,” says Mark Zandi, chief economist at Moody’s Economy.com in West Chester, Pennsylvania. “People will become much more conservative in borrowing, lending and investing.” […]
»Worldwide trade is falling fast as the credit crunch curbs financing for exporters and importers. The volume of merchandise trade plunged at an annual rate of 22 percent in the fourth quarter from the third, according to the CPB Netherlands Bureau for Economic Policy Analysis. The peak-to-trough decline from 1929 to 1932 was 35 percent, as countries slapped big tariffs on imports.
»“We’re in a depression, and we need policy makers to make the right decisions to ensure that it does not become great,” says Kevin H. O’Rourke, a professor at Trinity College in Dublin, who has studied the trade issue. Government officials, especially in the U.S., are moving more rapidly to tackle the turmoil than their counterparts did during the early years of the Great Depression. Bernanke has cut the benchmark interest rate to as low as zero, while President Barack Obama won congressional approval of a $787 billion stimulus package.
»Massachusetts Institute of Technology professor Peter Temin says the trouble is that the economy seems to be collapsing faster than policy makers are reacting. “They’ve only done enough to cushion the downturn,” says Temin, author of the book “Lessons from the Great Depression.”
Ce que l’on voit se produire sous nos yeux, ou bien selon notre perception, c’est l’évolution psychologique générale et très rapide sous les coups de la crise. (Ces remarques valent surtout pour les USA mais peuvent s’étendre à toute la sphère “occidentaliste”. C’est aux USA que l’évolution de la psychologie est la plus intéressante à suivre, en raison de la fragilité de cette psychologie, notamment par rapport à un hypothétique sentiment collectif, – de plus en plus hypothétique.)
D’une certaine façon, les dirigeants et les citoyens marchent d’un même pas, et ce pas est celui de l’acceptation progressive mais à un rythme remarquablement rapide de la crise comme facteur fondamental “de notre vie”, – ce “pire événement que nous ayons connu dans notre vie”. Le pire est devenu le courant de notre vie et la psychologie doit faire avec… Ils parlent désormais, le veulent-il ou non qu’importe, comme si ”notre vie” devait s’identifier avec la crise.
Il est extrêmement complexe de mesurer quels vont être les effets réels sur la psychologie en cours de modification et, surtout, les effets de cette évolution psychologique sur la vie politique. Une chose paraît de plus en plus s’imposer, c’est la perception de la rapidité absolument confondante de la crise. Si vous lisez les derniers jugements en fin des citations ci-dessus, vous voyez qu’on vous dit: 1) que nous sommes dans une dépression; 2) que les dirigeants agissent plus vite et plus en profondeur qu’on ne le faisait durant la Grande Dépression; 3) qu’ils sont pourtant complètement dépassés et qu’ils ne peuvent que tenter de rendre l’effondrement moins brutal… Conclusion, assez juste au demeurant, – montrant bien comment la réalité finit par apparaître pour ce qu’elle est: la crise actuelle va plus vite que la Grande Dépression elle-même. (Le rythme, la vitesse des événements, c’est ce qui importe bien plus que la gravité étiquetée des événements.) C’est sans surprise mais en mesurant l’ampleur inattendue du phénomène que l’on constate une évolution à mesure de la psychologie, que l’on voit cette psychologie changer littéralement sous nos yeux. Il semble assez logique que l’on puisse juger que l’évolution de la psychologie de crise est, aujourd’hui, plus rapide qu’elle ne l’était durant la Grande Dépression.
Cette évolution extrêmement rapide se fait dans un sens, le rationnement voire le refus de la consommation, qui constitue tout de même autant une condamnation qu’une trahison du système (ce système ayant pour consigne unique: consommez, consommez, – et la consommation étant l’indice de la confiance qu’on a dans le système). Elle montre l’inexistence profonde d’un lien réel de solidarité entre le citoyen d’une part, et le système et sa logique d’autre part. Ce n’est pas inattendu, après tout, puisque ce système est fondé sur une dynamique de déstructuration passant par l’individualisme à outrance, – ce qui exclut toute idée de solidarité, certes. Littéralement, le système ne marche dans le sens où il ne justifie son existence que s’il marche; la crise elle-même est sa condamnation. De ce point de vue, la vitesse de l’évolution psychologique est une chose normale. Les structures psychologiques constituées au sein du système s’avèrent effectivement très fragiles, à la mesure de la fragilité du “contrat” qu’offre le système au citoyen.
La question est alors de savoir si l’évolution actuelle va continuer à suivre celle que l’on constata lors de la Grande Dépression. En un sens, l’évolution des dirigeants y pousse, en plus des événements eux-mêmes. L’effet général, qui est déjà en train d’apparaître, est que la crise du système va très rapidement remplacer le système, comme référence de l’individu. Cela n’implique nulle théorie, l’évolution de la psychologie suffisant pour cette évolution; la conscience de la chose n’est nullement nécessaire pour que la chose se fasse, bien entendu. Cela implique par contre l’évolution d’un constat inconscient très puissant qui est que la perception de la faiblesse du système, sinon de l’échec du système et de son illégitimité par conséquent, tendrait à remplacer dans la psychologie l’attachement et la croyance au système.
Cette fragilité du lien entre l’individu et le système à ce moment de l’évolution de la crise (c’est-à-dire Obama installé comme président) pourrait être un des grands événements de la crise. Aux USA, en 1932-1933, dans cette période qui marqua l’aboutissement de l’évolution psychologique par rapport à la crise, le sentiment général était celui de l’effondrement des USA en tant que “nation”, le système étant alors complètement identifié à la soi disant “nation”. (Se rappeler par exemple l’observation d’André Maurois dans son livre Chantiers américains, citée dans notre texte sur la Beat Generation: «Si vous aviez fait le voyage vers la fin de l'hiver (1932-33), vous auriez trouvé un peuple complètement désespéré. Pendant quelques semaines, l'Amérique a cru que la fin d'un système, d'une civilisation, était tout proche.») C’est l’intervention cathartique de Roosevelt dès son inauguration de mars 1933 qui avait arrêté cette évolution psychologique (nous ne parlons pas de l'économie), dès les deux ou trois premiers mois de son action. FDR fut aussitôt perçu comme l’homme installé au cœur du système, ayant chassé ceux qui avaient trahi le système et rétablissant ce système, avec promesse de l’adapter, de le réformer avec personne pour s'opposer à lui, – et ayant sauvé la “nation” par conséquent. (C'est jusqu'en 1935 au moins, avec un conflit avec la Cour Suprême, que persista cette impression d'un FDR maître du système, ayant maté ses opposants par la puissance de sa victoire et de son action psychologique immédiate.)
Obama ne suit certainement pas le même chemin, parce que sa popularité n’est pas mise au crédit du système, même aménagé, mais au crédit d’un homme qui, à tort ou à raison, est perçu comme luttant contre le système. Cette impression de “lutte contre le système” est alimentée par Obama lui-même, qui a des politiques d’affrontement avec le système, au contraire de FDR qui apparut dès son installation, à tort ou à raison, comme ayant maîtrisé le système et l’ayant purgé de ses éléments négatifs. Obama est perçu comme luttant à la fois contre la crise et le système (et, par conséquent, crise et système sont mis en équivalence, le système engendrant la crise); en 1933, FDR ne luttait que contre la crise, son attitude à sa prise de pouvoir ayant fait taire temporairement toutes les oppositions au système. La confiance du public dans Obama accompagne la perte de confiance dans le système que signalent les attitudes psychologiques signalées plus haut. On peut avancer l’hypothèse que la fortune d’Obama n’est pas liée au sort du système mais à l’opiniâtreté de sa lutte contre le système. L’intérêt de la chose est de voir dans quelle attitude politique va se transcrire cette situation psychologique; notamment, dans le cas, très probable sinon assuré, où Obama rencontrera des difficultés, peut-être des obstacles insurmontables dans sa lutte légale contre le système. (Cette situation, avec ouverture sur la possibilité de l’hypothèse “American Gorbatchev”, sans aucune garantie que cette hypothèse soit rencontrée.)
L’attitude psychologique constatée chez le citoyen, cette adaptation à la crise, est grosse d’une crise de confiance politique générale dans le système. Rien d’illogique bien sûr; ce serait, au contraire, tirer une leçon politique imparable de la crise. Mais il reste que, comme en 1932-1933, le système est la représentation principale de la “nation” américaniste. (Justification des guillemets: peut-on parler d’une “nation” si cette entité dépend d’un système aussi faillible sinon failli? Non, bien sûr.) S’il n’y a plus de confiance dans le système et que la lutte d’Obama contre lui est perçue comme le signe que le système est toujours en place et malfaisant, alors c’est le concept de “nation” dans le cas des USA qui est mis en cause. C’est bien entendu la cause qui nous fait privilégier l’hypothèse de la désunion comme relais politique éventuel le plus probable de la crise.
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