Ils ont “socialisé” la City

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Le sacré vieux mister de La Palisse dirait, l’allure sentencieuse: “Nécessité fait loi”. Les Britanniques se réveillent, se frottent les yeux et n’en croient pas leurs yeux. «Gordon Brown and Alistair Darling have done what their Labour forebears could only dream of doing: they have socialised the City», écrit le Guardian ce matin, parlant des vieux travaillistes traditionnels qui accusaient le capitalisme de la finance folle.

On a déjà eu quelques échos de l’événement hier dans cette même rubrique. Aujourd’hui, on prend la mesure de l’événement, du point de vue britannique, du point de vue de l’orientation fondamentale du Royaume-Uni; du point de vue de cette puissance (la City) qui était devenue, ces dernières années, dans le courant néolibéral qui envahissait tout, un des piliers de cette orientation structurante des prétentions anglo-saxonnes (USA + UK) d’établir un empire idéologique sur le monde. Il s’agissait aussi de la “nouvelle politique” du New Labour qui, sous l’impulsion enthousiaste de Blair et plus bougonne de Gordon Brown, avait absolument embrassé l’idéologie néolibérale et mis à l’index comme relaps et sacrilège toute idée d’interventionnisme, d’étatisme, toute idée approchant la conception traditionnelle et régalienne d’une puissance publique comme acteur central de toutes les forces dynamiques, de la souveraineté d’une nation.

“Soyons clairs”, écrit le Guardian, ce ne fut pas un “coup d’Etat” de conviction, ni une mesure reflétant une conviction nouvelle, un choix idéologique ou politique (contraire à la puissance de l’économie et de l’idéologie néolibérales). Hier, l’empire de la nécessité a pesé de tout son poids, qui est celui de l’affreuse crise qui déchire le monde. «Let's be clear. Darling and Brown have taken this momentous step not out of conviction but out of dire necessity. Britain's financial system was on the point of meltdown on Tuesday night, with potentially catastrophic effects for the economy.»

On pourrait alors penser que la mesure énorme décidé hier n’est que de l’ordre du tactique, que le gouvernement tient les banques mais qu’il les tient la tête hors de l’eau, pour les sauver et, pour le reste, qu’elles continuent dans la voie qu’elles ont suivi jusqu’ici, toujours selon la doctrine néolibérale, ce que Brown désigne assez paradoxalement comme un “outdated dogma”. («Yesterday's statement signalled an intent to clamp down on pay and bonus structures at the banks, but there was no suggestion that the Treasury would use its financial clout to influence the way institutions are run.») Le problème est : cela est-il possible, – pendant que la crise, elle, continue?

Le Guardian, prudent, ne se prononce pas sur le rôle futur que le gouvernement va exercer, – pas encore. Il énonce quatre conclusions qui sont simplement des faits.

«The first is that the long period of economic expansion that started in September 1992 with the pound's forced departure from the European exchange rate mechanism is now over. The IMF warned yesterday that Britain's economy will shrink next year for the first time in 18 years, with a risk that the forecast 0.1% decline in GDP will be over-optimistic. The way things look, that's a reasonable call.

»The second thing to disappear yesterday was the notion that the British economy could survive on finance alone. For the past 20 years, policy-makers in the UK have convinced themselves that the might of the City could compensate for the country's inability to make anything. The notion that the ever-widening trade deficit was merely a temporary phase while Britain adjusted to a weightless, virtual, financially-driven future has now been exposed for the grotesque fantasy it always was.

»Thirdly, the bankruptcy of the City also represents the bankruptcy of New Labour economics, which has been based to an unhealthy degree on a desire to ape the go-getting, deal-making culture of the United States. [...]

»Finally, the dominance of the City is over, at least for the time being. What we have seen over the past 14 months is the humbling of the City: what the Greeks would have called nemesis following hubris. Far from using their freedom from regulation to take wise decisions that would benefit all, banks plunged into investments about which they knew little or nothing. Far from allocating capital in an efficient manner, the credit crunch that has resulted from the orgy of irresponsible lending has led to a dearth of funds for the small businesses that sorely need it.»

Voilà où en est la situation. Mais les choses vont vite. La mesure prise par le gouvernement britannique n’a pas rétabli la confiance, parce que la crise continue, parce que ceux qui sont à la base de cette crise avec le système qu’ils ont établi, continuent à s’enfoncer dans leur dépression nerveuse, parce qu’ils continuent à observer avec terreur l’effondrement du système qu’ils ont enfanté, parce que l’idéologie de l’argent fou rend fou, c’est-à-dire aussi fragile et dépressif dans la tempête qu’on est exalté et maniaco-dépressif dans le triomphe. La mesure prise par le gouvernement Brown, qui est le produit de l’“empire de la nécessité” dans un temps où “nécessité fait loi”, n’est pas une mesure qui concerne l’immédiat et ferait cesser l’immédiate panique qui secoue d’abord les coupables et les responsables de l’actuel désordre. C’est une mesure pour plus tard, pour ce qui se passera après. De ce point de vue, c’est une mesure révolutionnaire prise par des hommes qui ont appris à détester la révolution, qui ont, pendant des années, travaillé pour éviter la révolution et pour assurer, et pour renforcer la doctrine en place du néolibéralisme. Mais la mesure est prise, “le rouge est mis” pour désigner l’effondrement d’une idéologie qui prétendait être celle du monde et, désormais, cette mesure va, avec d’autres, vivre d’elle-même, imposer sa loi.

«Peter Dixon, chief UK economist at Commerzbank, put it succinctly when he said the plan represented “an enormous volte-face from a government which has set great store by a light touch approach to financial regulation over the past decade. The political consequences will be massive. If ever an indication were needed that the Anglo-Saxon capitalist model were in trouble, a government bail-out to the UK banking sector provides it in spades.”»

Le fait est que, dans une situation typiquement “maistrienne”, les événements, c’est-à-dire l’Histoire, ont pris les commandes et imposent aux dirigeants les mesures révolutionnaires. Peu importe ce qu’ils pensent et ce qu’ils en pensent, ces dirigeants. Peu importe que la confiance ne soit pas rétablie et que “les marchés” ne répondent pas. (Au contraire, on dira qu’il importe que la crise continue, que la purge se poursuive, impitoyable, colossale. En un sens mais dans un sens irrésistible, il importe que la confiance ne soit pas rétablie car il s’agit de la confiance d’un appareil et d’un système qui ont mis le monde dans ces conditions abracadabrantesques et terribles qui ont enfanté cette crise; il s’agit de la confiance pour recommencer. Cette crise est, bien entendu, d’un point de vue historique objectif, une impérative nécessité.)

Ce qui s’est passé hier au Royaume-Uni est par conséquent historique. Mais l’Histoire n’est pas finie et la crise continue. Nous progressons à marche forcée, sous le canon d’événements eschatologiques dont nous n’avons pas le moindre contrôle. Brown & compagnie, en bons Britanniques réalistes, n’ont fait qu’acter une décision que l’Histoire vient de prendre à leur place.


Mis en ligne le 9 octobre 2008 à 06H07