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10991er septembre 2010 — Est-ce possible ? Est-il possible que, jusqu’au bout, et passant d’un président à l’autre avec désinvolture et brio, Tony Blair, l'homme de la guerre en Irak, ait eu partie liée avec Washington – cette fois, pour le lancement de ses mémoires ? Réussir à lancer ses mémoires (titre : A Journey) le jour où un président des USA nous annonce, pour la deuxième fois en sept ans et à notre grand soulagement, que tout est fini en Irak, et fort bien fini ma foi, c’est un exploit qu’il faut saluer.
• …Quoique, tout de même, Obama y mette une certaine modestie… Ce n’est pas “Mission accomplished” (Bush, 1er mai 2003) mais «Now it's time to turn the page», ce qui vous a une allure bien plus littéraire. Dans tous les cas, les USA ont de la suite dans les idées et nous montrent qu’ils contrôlent bien les événements, jusqu'à les terminer autant de fois que nécessaire.
• Pour l’ambassadeur de France en Irak, bien réaligné selon la nouvelle tendance française dans le sens des aiguilles d’une montre (l’OTAN plus que jamais, les USA plus que jamais, la civilisation occidentaliste-américaniste plus que jamais, au bout du compte une promotion prochaine au tableau d’avancement du Quai) : «Bien sûr, les Irakiens disent que l'intervention alliée de 2003 leur a coûté très cher en vies humaines et en destruction d'infrastructures, mais ils rappellent aussi qu'elle a libéré le pays. […] L'Irak est le vrai laboratoire de la démocratie dans le monde arabe. C'est là que se joue l'avenir de la démocratie dans la région. Potentiellement, l'Irak peut devenir un modèle politique pour ses voisins. Et, qu'on le veuille ou non, tout cela a été obtenu grâce à l'intervention américaine de 2003.» (Interview de Boris Boillon, 40 ans, ambassadeur de France de “la génération Sarko”, en Irak depuis un an, dans Le Figaro du 30 août 2010). (Pour info, voir War in Context, ce 31 août 2010 pour quelques coups d'oeil sur ce “vrai laboratoire de la démocratie dans le monde arabe”.)
Mais venons-en au commentaire de John Rentoul, que nous présentons dans Ouverture libre du 1er septembre 2010, sur la haine tenace qui s’attache, dans le monde médiatique britannique, à l’ancien Premier ministre, et qui se manifeste encore à l’occasion de la sortie de A Journey. C’est, en effet, un phénomène intéressant, qui éclaire notre époque et la pensée occidentaliste et américaniste, – les deux intimement mêlées jusqu’à ne faire plus qu’une, bien plus que l’aventure irakienne.
@PAYANT Laissons de côté la vérité de la catastrophe irakienne (la déstructuration totale de ce pays, les centaines de milliers de morts, la division psychologique et ethnique, les $milliers de milliards qu’a coûté cette guerre et sa responsabilité directe dans la crise financière et économique, etc.). Comme nous dit l’ambassadeur de France, «Il faut absolument, quand on parle de l'Irak, raisonner sans idéologie», – et comme, aujourd’hui, rechercher la vérité est sans aucun doute une attitude idéologique, – recherche à proscrire absolument. Par conséquent, proscrivons, et laissons les Français à leur alignement sans fin, puisque leur pays a définitivement quitté la scène de l’Histoire, volontairement, par cet épuisement psychologique qui caractérise ses périodes de capitulation et de collaboration.
Par contre le texte de Rentoul est du plus grand intérêt. Il semble donc que les Britanniques, tout alignés qu’ils soient sur les USA (mais le sont-il plus que les Français, aujourd’hui ?), soient ceux qui aient le plus de choses intéressantes à dire. In fine, Rentoul plaide en partie pour Tony Blair, c’est-à-dire pour une certaine franchise de Tony Blair. Il ne repousse certainement pas, ni les erreurs, ni le résultat catastrophique de l’invasion de l’Irak. Il énumère ces erreurs, avec notamment cette référence évidente au “virtualisme” tout puissant («US-British intelligence experiencing the phenomenon of groupthink») mais conclut très vite, et justement à notre sens, que cela n’explique en rien la “haine” constante contre Tony Blair de la part du groupe socio-professionnel, sinon “idéologique”, qui était au départ le plus proche de lui parce que le Premier ministre semblait si complètement l’un des siens dans sa capacité de fabriquer une réalité à mesure de leurs conceptions à tous, de leur enfermement rationnel et évidemment idéologique. Aussi, observe justement Rentoul, ces observations (les erreurs de Blair, le résultat catastrophique de l’aventure irakienne, etc.), ne suffisent pas à l’explication qu’on recherche, et il faut d’autres hypothèses : «But those explanations did not fill the psychic hole in the here and now – so people preferred to say that they had been deceived than that they shared a mistaken assumption.»
Et justement, évidemment, dans ce constat d’absence d’une explication rationnelle et consciente et dans la suggestion d’un constat plutôt irrationnel et inconstant, – justement, nous tenons bien là notre explication de la “rage anti-Blair”. (On pourrait juger plus appropriée cette expression de “rage anti-Blair”, qui est d’ailleurs dans le titre de Rentoul : «Where does Blair rage come from?» Il est plus question, d’abord, de “rage” que de “haine” contre Blair, tel que Rentoul décrit le phénomène. Ce n’est pas la même chose ; la rage vient directement d’une frustration, comme une émotion incontrôlée qu’on s’emploie à rationaliser ensuite ; la haine s’élabore d’une façon plus froide, plus contrôlée, sentiment presque rationnel en soi au bout du compte, non exempt de calcul, – comme, par exemple, celui d’une “rage” incontrôlée qu’on voudrait habiller des atours de la raison, même d’une façon si négative.)
On trouvera sans aucun doute une certaine vérité dans le film de Roman Polanski The Ghostwriter, dont le héros, l’ancien Premier ministre britannique Adam Lang, est évidemment une fiction à peine fictive de Tony Blair. (On sait qu’on pourrait soupçonner qu’il y a un lien entre la sortie de ce film et la réactivation de l’affaire des ennuis de Polanski avec la justice de Californie. Si non è vero…) Le thème du film est celui de cet ex-Premier ministre britannique Lang manipulé et même dirigé en toute conscience par la CIA, ce qui le conduisit à faire ce qu’il fit pour la cause US en Irak, à propos des anti-missiles, etc. L’hypothèse est tellement peu sollicitée qu’elle est courante et banale, tant toutes les élites occidentalistes, au Royaume-Uni et dans nombre d’autres pays, dont la France, ont fait l’objet pendant un demi-siècle d’une pénétration systématique des divers services d’influence US. Mais ce qui nous intéresse, c’est l’image d’un personnage, Adam Lang, soumis à des pressions diverses qui relèvent en bonne part de cette “Blair rage” ou de l’activité de la “Blair-hating community” (ou “Lang rage” et “Lang-hating community”) ; et son comportement, qui pourrait faire penser qu’il y a des aspects indiscutables de sincérité dans sa pensée, qu’il y a du désarroi chez lui, de l’incompréhension pour ce qu’il juge être de l’acharnement injuste. Cela, sans aucun doute, n’est pas étranger à la psychologie de Blair, sans qu’on soit tenu de voir cela comme exceptionnel tant, effectivement, ce mélange de faiblesse, de duplicité, de désarroi et de sincérité caractérise parfaitement le comportement humain. Ces remarques sont plus que jamais actuelles dans une époque où la raison humaine, qui gouverne et tente de maquiller toutes ces pensées tributaires d’une psychologie épuisée, est à la fois absolument totalitaire dans ses affirmations de certitude, et totalement emprisonnée par le système qu’elle prétend contrôler et dont l’inspiration n’est rien d’autre que la puissance de ce que nous nommons “la matière déchaînée”. Tous ces gens qui révèrent naturellement la raison humaine et les doctrines complaisantes qui en sont issues sont par conséquent d’efficaces “idiots utiles” du système.
Tony Blair fut l’un d’eux, complice et serviteur du système, sans le moindre doute. Cela ne le prive pas de ses qualités humaines, de ses comportements de sincérité, confortant par là l’image d’un homme bien plus victime de ses faiblesses et de sa psychologie épuisée qu’habité par “le mal” (“Evil”, disons), selon le réductivisme forcené qui caractérise aujourd’hui nos jugements sur les grandes querelles du monde, – dans un sens ou l’autre ; l’énervement hystérique d’une époque droguée par les systèmes du technologisme et, surtout dans ce cas, de la communication, fait le reste, pour pousser dans des voies catastrophiques. (Nous nous attachons considérablement à cette question du “mal” dans notre prochain numéro du 10 septembre 2010 de dde.crisis, nous référant notamment et fortement aux conceptions du philosophe Plotin qui voyait le “mal” ou “la source de tous les maux” dans la matière, l’homme n’étant mauvais que par proximité, par faiblesse, et nullement “en soi”.)
La question centrale, à la lumière de cet épisode qui ne fait que dupliquer tant d’autres épisodes de la même sorte, n’est plus en réalité : “comment sauver le monde ? – question pourtant d’actualité, – mais bien : “comment sauver la raison humaine ?” La tâche est tout ensemble bien plus considérable et bien plus importante. Il est en effet question, au bout du compte et tous comptes bien faits, de la vanité humaine, et de la bonne conscience qu’elle nourrit, qu’il s’agit surtout de ne pas décevoir. (Sort of, – “il ne faut pas désespérer Billancourt”.)
Au départ, ils adoraient tous Tony Blair, – nous parlons de cette immense cohorte de “libéraux”, des progressistes aux adorateurs du marché libre, des “libéraux interventionnistes” aux démocrates musclés pas très loin des neocons, des conservateurs séduits par le côté “churchillien” du jeune Blair. Jeune, fringant, virtualiste en diable, plein d’entrain, Blair représentait une aube nouvelle, un soleil qui se levait sur l’ex-Empire “sur lequel le soleil ne se lève jamais”, sur les relations transatlantiques rénovées, sur l’Europe de la Commission européenne, sur la France de BHL et de Nicolas Baverez. Il y eut le Kosovo et, si la couleuvre fut assez rude à digérer au milieu du carpet bombing de précision de l’USAF, on finit par extirper quelques vertus considérables de cette bouillie pour chat, au prix d’une performance virtualiste des spin doctors de Blair qui établit une référence dans ce domaine. La vertu de Blair en sortit indemne, et indemne l’admiration de la cohorte signalée plus haut.
Et puis ce fut l’Irak. Certes, on s’active depuis 5-6 ans, notamment avec l’aide de troupes fraîches (les Sarko’s boys), à réparer l’image enluminée de la civilisation américaniste et occidentaliste (voir les paroles du jeune et sémillant ambassadeur de France). Mais quoi, la nappe reste aussi maculée de tâches qu’une cravate de Berrurier et, décidément, l’Irak continue à faire extrêmement désordre. Si les gogos et les Français ont accepté la narrative Petraeus (victoire par subit renversement, sur un tapis de dollars), les Britanniques ne l’ont pas achetée du tout. Ils restent sur une guerre désastreuse, faussaire, bâclée sinon massacrée, aboutissant à un chaos dont nul ne peut dire ce qu’il en restera et dont certains, au fond de leurs cauchemars les plus terribles, finissent par se demander s’il n’est pas pire que le “temps de Saddam”. De ce point de vue, il n’y a pas eu du tout, chez les Britanniques, et particulièrement dans toute la cohorte libérale-progressiste, de recyclage type-Kosovo.
Par conséquent, Blair est bien l’homme qui a brisé leur rêve. Avant l’Irak, ils croyaient à l’“interventionnisme libéral” et à l’exportation vertueuse, au prix d’un peu de casse, de la démocratie et des droits de l’homme ; depuis, ils ont un mal affreux à y croire encore, d’autant qu’on peut y ajouter l’Afghanistan qui est du même domaine. Il faut vraiment être sarkozyste, c’est-à-dire sans aucune conception, sans scrupule, sans analyse, sans foi et éventuellement sans loi, sans rien du tout enfin, pour sortir de tels discours que celui de l’ambassadeur qui a encombré les pages du Figaro («Sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur»). La terrible fureur anti-Blair que rapporte Rentoul, c’est celle des certitudes utopistes trahies, donc de l’amour déçu. Blair est un bouc-émissaire en la circonstance, – mais attention, un bouc-émissaire, non parce que la théorie est fausse, et la certitude utopiste en réalité une illusion infondée, mais parce que Blair n’a pas su faire, parce qu’il n’a pas su distinguer combien, dans cette aventure irakienne, combien c'était une folie de laisser la direction et l'inspiration des affaires aux militaires et illuminés washingtoniens, combien cela risquait de tout compromettre.
Car, c’est bien l’essentiel… Les “certitudes utopistes”, – même si l’expression peut paraître proches d’un oxymore à certains, – restent des certitudes et ne peuvent être prises pour des illusions. Face au désastre irakien, la raison humaine, qui nourrit le progressisme interventionniste et toutes les branches annexes au nom de la morale humanitaire qui en est la décoration nécessaire pour entretenir la bonne conscience, proclame qu’elle a raison et que ce sont ses archers, ses soldats et ses mercenaires qui n’ont pas su y faire. La haine anti-Blair n’est rien d’autre qu’un sacrifice de l’ex-Premier ministre sur l’autel de la raison humaine toujours grosse de ses certitudes modernistes et postmodernistes, humanitaires et moralisantes. Certes, le sacrifice est doré et Blair se porte bien, et lui aussi croit toujours aux certitudes modernistes et postmodernistes, humanitaires et moralisantes. (Aussi comprend-il bien mal que les cohortes libérales et progressistes de la presse londonienne lui en veuillent autant.)
Personne dans ce camp-là, qui est celui de la raison humaine triomphante, sauce américaniste-occidentaliste, n’a rien appris, parce que personne n’a rien compris, parce qu’il n’y a rien à comprendre à propos de “vérités” déjà connues avant qu’on ne les démontre en les appliquant rudement, et qui survivront évidemment puisqu’il suffit d’affirmer qu’ici ou là (Irak, Afghanistan), elles ont été bien mal appliquées. Tony Blair est dans la charrette de ceux qui n’ont pas su faire. Plus personne ne l’aime. Grande est la fureur des amours trahies et déçues, si grande qu’elle en devient haineuse.
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