Introduction de La grâce de l’Histoire

La grâce de l'histoire

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Introduction de La grâce de l’Histoire

17 octobre 2009 — Un lecteur, “Geo”, nous demande une intervention qui nous intéresse particulièrement. On trouve l’intervention de “Geo” sur notre Forum général à la date du 4 octobre 2009, et sur le Forum d’un texte datant du 7 avril 2005, sous le titre «L’Europe-puissance – par inspiration».

Notre lecteur s’adresse à Philippe Grasset et cite le livre à venir très prochainement, qui sera mis en vente en “feuilleton” sur ce site, La grâce de l’Histoire; il cite également un texte explicitement signé Philippe Grasset. C'est au même Grasset à prendre la parole, avec le “je” que tout le monde comprend, aussitôt après l’extrait de l’intervention de notre lecteur qui pose directement ses questions. Notre lecteur oppose, sur un point particulier, Régis Debray, qui avait signé la préface de La chronique de l’ébranlement (Mols, 2003), de Philippe Grasset, à ce même Grasset. L’opposition signalé par notre lecteur n’empêche certainement pas – c'est l'avis de Grasset – un accord général des deux esprits, comme on le lit dans la préface citée.

Voici l'extrait principal de l'intervention de “Geo”:

«A l'opposé de vos vues, il y aurait donc référence à un transcendant aux USA, et absence d'une telle référence non seulement en Europe, ce qui va avec vos descriptions, mais aussi en France. (“Seule la France est capable de se penser libre dans l’ensemble européen”, écriviez vous en 2005, mais peut-elle le vouloir? La Grande Nation peut même sembler pionnière de l'esprit suicidaire par abus d'immanence.)

»Pourrait on avoir quelques précisions sur vos vues sur ce sujet, sur votre perception de “nations historiques” et d’ “artefact anti-historiques”, assez peu claire parfois.

»(Je pense que votre opus annoncé de métahistoire a entre autres pour but de préciser ces aspects de vos conceptions, mais je serai preneur d'un exposé synthétique sur le site de De defensa, comme d'autres, j'imagine.)»

La plume est à Philippe Grasset puisque c’est à lui qu’on s’adresse

La ci-devant Grande Nation

Je vais essayer de faire court parce que si je me laisse conduire par ma plume – c’est bien plus qu’une image – je risque de faire au moins aussi long que La grâce de l’Histoire, ce qui n’aurait guère de sens, en déflorant le sujet et en privant les appétits cupides de dedefensa.org du mets sonnant et trébuchant qui lui est si cher et qui scandalise certains. En d’autres mots, je vais poser et développer certains points, sans aller au fond des choses en aucune façon. Vous vous rattraperez, je l'espère, avec La grâce de l’Histoire.

Je vais procéder par une succession de points, qui sembleraient au premier coup d’œil “en vrac”, qui ne le sont pas pourtant. Je m’en tiendrai, Geo, à votre question sur “nations historiques” et “artefact anti-historique”. Pour simplifier, la première expression désignant la France, la seconde les USA… (Je tente toujours d’éviter avec un zèle de scripteur d’appliquer le mot “nation” aux USA, et d’y mettre le mot “pays”. Ce n’est pas pour rien.) A mon sens, on aura fait un tour “synthétique”, comme vous dites, de la question; ce qui signifie qu’on aura effleuré le fondement du sujet. Pour le développement, voyez La grâce de l’Histoire, qui ne saurait tarder. (On en reparlera dans deux, trois ou quatre semaines, selon les moyens du bord).

Dans tous les cas, sachez que je parle “au-delà de la morale conventionnelle”, ou “en-dehors de la morale conventionnelle” qui charge, en observant l’histoire telle qu’elle la conçoit, tel et tel régimes, tel et tel systèmes, telle et telle entités politiques, c'est-à-dire à peu près tous, d’horreurs sans nom. Cela permet d’induire un jugement politique sans appel, au meilleur compte possible. Par “morale conventionnelle”, j’entends la morale que nous avons inventée aujourd’hui pour pouvoir mieux condamner les crimes d’hier et dissimuler les crimes d’aujourd’hui, puisque notre système a réussi la performance d’inventer aujourd’hui d’autres sortes de crimes, notamment grâce à un habile et intensif maquillage communicationnel, s’inventant ainsi une vertu d’aujourd’hui par rapport aux crimes d’hier. Ce n’est pas de l’histoire ni de la morale, c’est un tour de magie de music-halldito, du virtualisme. Je pars du principe qu’il n’existe nul régime, nul système, nulle entité politique d’une réelle importance historique qui n’aient à son passif des choses haïssables, cruelles et condamnables, tout cela relevant des circonstances inéluctables de l’Histoire. Mais ceci est une autre histoire.

• Une “nation” est une création de l’Histoire, plus ou moins longue, plus ou moins heureuse. Et j’entends l’Histoire avec une part essentielle de Mystère – cela fait partie de ma vision du monde, côté intuition et conviction, à prendre ou à laisser, certes… Dans le raisonnement qui suit, vous devez impérativement en tenir compte, quitte à conclure pour le tout: tout ça, à la poubelle. C’est votre responsabilité, comme le choix de cette dimension est de ma responsabilité. (Plus loin, par contre, je me permets d’avancer un argument objectif à ce propos, pour mieux m’en expliquer.)

La nation s’organise autour d’un centre, qui est géographique, culturel, linguistique – et aussi, et surtout, qui est ou qui devient inspirateur – ce dernier mot, de l’ordre du Mystère, dans son sens le plus haut, comme signalé plus haut. Ce mouvement, activé par l’Histoire et nourrie par elle, crée une identité collective, puis une légitimité, puis une souveraineté – dans cet ordre, à mon sens – et cette chronologie, chose essentielle parce qu'elle répond à la nature historique même. Pour établir l’autorité suprême sur la nation, bien plus que les bureaux de vote, il faut que l’homme et le régime en place représentent et servent ces trois impératif: identité, légitimité, souveraineté. Ces caractères, s’ils ont un sens temporel, ne peuvent être réduits à cette dimension (toujours la même préoccupation du spirituel).

La France est née quelque part (la précision m’importe assez peu), peut-être avec le baptême de Clovis, peut-être avec la filière des Philippe (Auguste et Le Bel), certainement confirmée avec Jeanne … Jeanne d’Arc, créatrice de ce que, notamment, Sieburg (dans Dieu est-il français?) nomme “le nationalisme mystique”, avec comme cerise sur le gâteau l’“Eglise de Rome en France” nationalisée par la France, grâce aux habiletés dialectiques de la bergère de Domrémy. (A propos, Shaw fait de Jeanne la première protestante de l’Histoire, ce qui en dit long sur la souplesse française, ou la souplesse de la perception des conceptions françaises.)

Je ne vois absolument aucune rupture dans l’Histoire de France, avec la Révolution française. Pour moi, la Révolution française est un événement de rupture d’une civilisation et non d’une nation, donc qui échappe à l’histoire de France. Elle n'a pas transformé la France, elle a créé, avec deux autres événements parallèles (la “Révolution” américaine et le choix de la thermodynamique comme source d'énergie), un courant historique radicalement différent où se trouve la France comme les autres, mais qui n’a pas transformé la substance de la France. Après la Révolution, la France digère et intègre la Révolution dans la continuité de sa propre histoire, sans rompre cette continuité. (Depuis on débat sur la révolution – “la Révolution est un bloc”? Ou bien, 1789 contre 1793? Etc. – histoire de faire tenir la chose dans notre histoire, selon les caprices des cafés de Saint-Germain-des-Près – bonne chance pour la digestion.). La Révolution, elle, dans toute sa dimension déstructurante qui est sa caractéristique fondamentale selon moi, appartient à l’histoire du monde et au tournant que cette histoire prend à la jointure fin XVIIIème-début XIXème. (Ceux qui ont lu dde.crisis du 10 septembre 2009, savent que je considère que cette jointure ouvre une “deuxième civilisation occidentale” – on verra ça dans La grâce de l’Histoire.)

Le paradoxe après tout fort logique est qu’on verra, stricto sensu selon la perception que j’en ai, la France en lutte contre les conséquences de la Révolution dont elle a accouchée et qu’elle a léguée à l’Histoire. C’est le cas, par exemple, de la bataille de Verdun selon mon interprétation, comme on peut le lire dans Les âmes de Verdun. La France a fait la Révolution mais la France est contre la déstructuration du monde. Or, la Révolution dont elle a accouchée et qui s’est inscrite dans l’histoire du monde en la modifiant est déstructuration pure (la France a été dépassée par “sa” Révolution, chose maistrienne évidemment). Dilemme qui fait de la France un passionnant sujet d’étude, et l’objet de passions sans fin puisqu’elle est, par sa substance même, en lutte permanente contre le caractère déstructurant fondamental de cet immense événement dont elle a accouché… C’est là qu’elle n’usurpe certes pas son titre de Grande Nation, en luttant contre ce qui est sorti de ses entrailles, et en résistant à ses entrailles.

Pour le reste, pour conclure sur ce point, vous m’interrogez: «“Seule la France est capable de se penser libre dans l’ensemble européen”, écriviez vous en 2005, mais peut-elle le vouloir?...» La question n’est pas de savoir si la France veut, parce que la France est. Cela n’est pas prôner la liberté ou la combattre, l’apprécier ou la dénigrer, c’est être habité par la liberté “à l’insu de son plein gré”. En ce sens, je termine donc ma phrase, que je pensais complète par le seul sens du contexte où je l’écrivais… La France n’a pas à “vouloir” se penser libre, elle ne peut que “se penser libre”. En un sens, amusant, paradoxal, etc., la France est prisonnière de la liberté qui l'habite. (Lisez donc certaines histoires de la IVème République tant décriée pour sa décadence, ou bien lisez certains passages de ce texte sur l’expédition de Suez de 1956; voyez les différences de comportement entre les médiocres Français – Mollet, Pineau & compagnie – et les brillants Britanniques – Eden, MacMillan – où seuls les Français “se pensent libres” vis-à-vis des Américains. Sans gloire, sans panache, voire sans intelligence ni grandeur, mais “ils se pensent libres”. Le résultat peut être catastrophique d’ailleurs, cela n’est pas le propos. Je parle d’une spécificité dont je ne puis expliquer la cause ni comprendre le cheminement. L’intuition parle, pas l’intelligence, et l’intuition dit : c’est la transcendance. Prenez-en ce qu’il vous plaira.)

• Tout cela vous dit qu’une “nation” est ce quelque chose qui a une substance liée à une transcendance née de l’Histoire, celle-ci (l’Histoire) perçue comme un Mystère, éventuellement déterministe – mais sur ce point, avec des accommodements avec le Ciel, car je voudrais bien parvenir à une définition absolument acceptable du concept de “déterminisme” – concept à mon sens beaucoup plus relatif qu’on ne fait, beaucoup plus malléable. Cette transcendance n’assure ni de la dignité de ses habitants, qui varie grandement, ni de la loyauté de ses élites, qui est élastique, ni de la grandeur de ses dirigeants, qui est erratique; ni des défaites, ni des périodes de décadence et ainsi de suite. Elle est, point final, ce qui fait qu’elle résiste aux défaites et se relève de ses périodes de décadences, et parvient à continuer malgré ses élites (ce dernier point, le plus bel exploit).

Passons à l’artefact…

• Je pense qu’il n’y a pas d’événement plus révélateur de l’aspect faussaire des USA qui se voudraient nation, et qui ne sont qu’artefact antihistorique, que ce passage de la carrière de Robert E. Lee, gentilhomme dans tous les sens du terme selon sa réputation et le plus grand soldat qu’aient connu les USA (ou bien doit-on dire “qu’aient connu les CSA” pour Confederate States of America?). Voyez simplement Wikipédia, à Robert E. Lee, et ce passage:

«In early 1861, President Abraham Lincoln invited Lee to take command of the entire Union Army. Lee declined because his home state of Virginia was seceding from the Union, despite Lee's wishes. When Virginia seceded from the Union in April 1861, Lee chose to follow his home state.». A la suite de cela, Lee va prendre la tête de l’Armée de la Virginie du Nord et s’imposer comme le plus grand stratège de la Guerre de Sécession, et de toute l’histoire militaire des USA. Lee, grand soldat (de l’armée des Etats-Unis) avant la Guerre de Sécession, promis au plus hautes destinées dans cette armée (des USA), qui, pourtant, refuse l’offre de Lincoln de diriger l’armée des Etats-Unis pour suivre son Etat de Virginie, dont il désapprouve pourtant la décision de faire sécession, alors qu’il est lui-même anti-esclavagiste. …Et il s’agit bien de sécession, nullement d’une “guerre civile” où l’on resterait à l’intérieur du même pays, comme s’emploie à tenter de nous le faire accroire (on comprend pourquoi) le système de l’américanisme qui emploie l’expression “Civil War” et jamais “Guerre de Sécession”… Quelle est la nation de Lee? Les USA ou la Virginie? “Right or wrong, my country”?

(Lisez, pour comprendre ce cas extraordinaire du général Lee et, par extrapolation intuitive, de la fausseté du terme de “nation” dans le cas des USA, le récit de la reddition de Lee à Appomatox, en avril 1865, faite au général Ulysse S. Grant, chef des armées du Nord, d’après les mémoires de Grant lui-même. Grant, le vainqueur paraît-il, angoissé, balbutiant, n’osant aborder le sujet de la reddition devant cet homme dont il fut le subordonné et qu’il admire tant, parlant de leurs souvenirs communs de West Point, etc.; et Lee lui-même, rappelant à Grant qu’on se trouvait réunis là pour déterminer les modalités de la reddition du Sud. Grant écrit: «What General Lee's feelings were I do not know. As he was a man of much dignity, with an impassible face, it was impossible to say whether he felt inwardly glad that the end had finally come, or felt sad over the result, as was too manly to show it. Whatever his feelings, they were entirely concealed from my observation ; but my own feelings, which had been quite jubilant on the receipt of his letter, were sad and depressed. I felt like anything rather than rejoicing at the downfall of a foe who had fought so long and valiantly, and had suffered so much for a cause… [...] Our conversation grew so pleasant that I almost forgot the object of our meeting. After the conversation had run in this style for some time, General Lee called my attention to the object of our meeting… [...] Then we gradually fell off again into conversation about matters foreign to the subject which had brought us together. This continued for some little time, when General Lee again interrupted the course of the conversation by suggested that the terms I proposed to give his army ought to be written out.» Qui est le vainqueur de qui, sur le fond des choses, hors de la quincaillerie et de la cruauté de la guerre? De quel côté se trouve l’imposture? Le symbolisme de la scène est édifiant.)

Après la Guerre de Sécession, qui avait prouvé par le fer et par le feu de la machinerie humaine qu’il n’y avait pas de nation américaine puisqu’il avait fallu le fer et le feu de la machinerie humaine pour faire croire qu’il y en avait une, le reste n’est qu’une longue suite de montages, de propagande, d’organisation théâtrale d’un sentiment patriotique qui, à défaut d’exister, sera continuellement représenté et mis en scène pour accréditer l’existence d’une nation. Tous les usual suspects sont présents… Cherchez un peu, et trouvez un film standard d’Hollywood où n’apparaisse pas, à un moment ou l’autre, sur un mur, sur un bureau, dans les latrines ou sur le soutien gorge d’une majorette, la bannière étoilée? Comment voulez-vous accepter l’exemple, souvent cité, de la ferveur patriotique d’une nation autour d’Obama – ferveur, je veux bien, mais “patriotique”? – avec l’exemple de son inauguration, intégralement financée, dans son organisation, y compris nombre de déplacements en autocars vers Washington, par Wall Street, premier “sponsor” de la campagne BHO – Wall Street qui sera payé en retour, on sait comment?

• Les USA sont une création humaine sans rapport avec l’Histoire et même contre l’Histoire, de A jusqu’à Z, avec les magouilles habituelles d’une assemblée d’avocats et de riches fortunes, avec quelques grands esprits sans aucun doute – mais, tout de même, en ayant pris soin, ou en ayant eu “la chance” que le plus subversif d’entre ces esprits, Thomas Jefferson, soit coincé dans son ambassade parisienne de 1785 à 1790, pendant que s’élaborait la Constitution (1787-1788). Voici ce que dit de la formation des USA un grand esprit contemporain aux USA, Jacques Barzun – tiens, né dans la banlieue parisienne, au début du XXème siècle, puis gloire de l’Université US, essayiste, critique du New York Times, philosophe de l’art – auteur, avant de mourir, de ce chef d’œuvre qu’est From Dawn to Decadence, — 500 Years of Western Cultural Life (1999) – dont j’affectionne tant cette définition de la “Révolution” américaine (qu’il appelle, lui, comme les Français, “la Guerre d’Indépendance”):

«If anything, the aim of the american War of Independance was reactionary : “back to the good old days!” Taxpayers, assemblymen, traders, and householders wanted a return to the conditions before the latter-day English policies. The appeal was to the immemorial rights of Englishmen: self governments through represetatives and taxation granted by local assemblies, not set arbitrarily by the king. No new Idea entailing a shift in forms of power — the marks of revolutions — was proclaimed. The 28 offenses that King George was accused of had long been familiar in England. The language of the Declaration is that of a protest against abuses of power, not of proposals for recasting the government on new principles.»

“[B]ack to the good old days!”? Ce n’est certainement pas le retour à une “nation” américaine qui n’existait pas davantage. Et ainsi en fut-il de cette création humaine, mélange d’intérêts corporatistes et individuels, de verbiage d’avocat, de manœuvres de couloir, de corruption (déjà), sur fond d’énervement excité des idées des Lumières répandues par une communication déjà à plein régime. Où est l’Histoire, là-dedans, la créatrice des nations avant que les hommes ne réalisent le phénomène? L’Amérique est un défi à l’Histoire, créatrice des nations, donc elle n’est pas une nation. Elle est un conglomérat, comme on dit d’un trust qui rachète tous ses concurrents pour gagner son monopole. Il n’y a nulle part la perception d’une transcendance, de l’existence d’un bien public. Les fonctionnaires sont loyaux à leurs agences, à leurs ministères, à leur parti, etc. Un signe évident de cette inexistence du “bien public” se trouve dans l’extraordinaire changement de personnel administratif à l’arrivée d’une nouvelle administration, qui porte sur plusieurs milliers de fonctionnaires (4.000 à 5.000), ce qui implique évidemment que la principale référence dans l’action des fonctionnaires du gouvernement est la référence partisane et nullement le “bien public”.

• Les USA sont une création des textes élaborés par des compromis de délégués divers représentant des intérêts divers. L’organe supérieur, la Cour Suprême, est soumis aux mêmes règles. Il s’agit, non d’un Etat de Droit puisqu’il n’y a pas de droit régalien, mais d’un conglomérat d’intérêt rassemblé sous l’égide d’un “droit” qui est d’abord un catalogue de “règles du jeu” pour faire tenir l’ensemble, taillables et corvéables à merci ces règles, de la même façon que, pour la “justice”, accusé et accusateur peuvent négocier des arrangements qui n’ont rien à voir avec la réalité objective de la faute et de la punition dont la justice devrait avoir à rendre compte.

Tocqueville disait en 1831 (Voyage en Amérique, La Pléiade, p.231):

«Quand on réfléchit à la nature de cette société-ci, on voit jusqu’à un certain point l’explication de ce qui précède: la société américaine est composée de mille éléments divers nouvellement rassemblés.

»Les hommes qui vivent sous ses lois sont encore anglais, français, allemands, hollandais. Ils n’ont ni religion, ni mœurs, ni idées communes; jusqu’à présent on ne peut dire qu’il y ait un caractère américain à moins que ce soit celui de n’en point avoir. Il n’existe point ici de souvenirs communs, d’attachements nationaux. Quel peut donc être le seul lien qui unisse les différentes parties de ce vaste corps? L’intérêt.» (Souligné par Tocqueville lui-même.)

La Guerre de Sécession n’a rien changé dans l’esprit de la chose, pour la formation d’un “caractère américain”. Elle a fait prendre conscience qu’il était urgent d’accélérer plus que jamais le vaste moyen de la communication pour la construction d’une apparence de nation fondée sur les symboles, le conformisme, pour faire tenir l’architecture forcée par la guerre, tandis que la société a, au contraire, suivi et accentué le modèle communautaire qui est l’antithèse du modèle national, tout cela enrobé dans un symbolisme “national” omniprésent. Le symbolisme en Amérique n'est pas l'expression du sacré mais une tentative dérisoire de figurer le sacré qui n'existe pas. (A cet égard, je ne confonds pas religion et sacré, qui ne sont pas nécessairement confondus – oh, mon Dieu, bien loin de là.)

En 1928, le comte de Keyserling écrivait dans Psychanalyse de l’Amérique que «ce qu'on peut appeler le “manque d'âme” des Américains vient en premier lieu du fait que l'Amérique est encore une colonie, et que jusqu'à l'heure actuelle une civilisation véritablement autochtone ne s'y est pas développée.» Ce qui s’est passé après 1928 n’a rien changé non plus (suite), sinon accentué le montage virtualiste de la communication et assuré la dictature du système du complexe militaro-industriel qui naît en 1935-1936. Et l’on peut continuer dans ce constat jusqu’à aujourd’hui, avec accentuation du virtualisme communicationnel sur la “nation” et accentuation du caractère de système de l’américanisme, qui est à vocation expansionniste et globalisante pour survivre, qui est le contraire absolu du concept de nation. (Basé sur la souveraineté et l’identité, la nation doit défendre ce principe et, par conséquent, respecter souveraineté et identité des autres nations. C’est ce que comprirent et exprimèrent parfaitement Talleyrand et Louis XVIII lors du Congrès de Vienne de 1814, qui affirmèrent comme principe de base que la France abandonnerait tous les territoires conquis depuis 1789, alors même que les alliés de la coalition anti-napoléonienne étaient incertains à cet égard, pour certains de ces territoires.)

Sur un point central

• J’évoque maintenant un point central, qui concerne la question de la transcendance, du Mystère, etc., c’est-à-dire la question de l’intervention de forces non humaines dans notre histoire – ce qui fait qu’“histoire” devient “Histoire”. J’en ai parlé plus haut, mais sous forme d’une conviction et rien d’autre. Cette fois, je développe un argument que je considère comme objectif.

• Raisonnons avec notre raison puisque c’est la seule chose qu’autorisent nos autorités non-ecclésiastiques. Car je prétends que c’est la raison qui me pousse lorsque j’affirme qu’il faut, dans nos temps désespérés, chercher “autre chose” que ce que nous donne l’histoire “scientifique” d’aujourd’hui, qui nous conduit à une impasse. Je ne vois rien de mieux pour expliciter cela, que de citer un extrait de l’introduction de La grâce de l’Histoire – introduction qui sera mise prochainement en ligne sur ce site.

«Il faut accepter l’idée que les méthodologies que nous avons développées pour réformer et reformer l’histoire, fermement dépendantes de la science et soumises à la morale du jour qui triomphe désormais en enfermant l’intelligence et en contraignant la sensibilité, que ces méthodologies sont impuissantes et nihilistes. Nous ne sommes plus capables de rien comprendre ni de rien ressentir de notre passé, à force de l’avoir enfermé dans des anathèmes qui ne concernent que nos frustrations, nos peurs, nos hystéries – très présentes, très actuelles les unes et les autres, sans rapport avec notre passé – indignes de notre passé, sans aucun doute – repoussées par lui, comme il se fait d’un corps étranger qui veut forcer et tordre la nature du monde. Le fruit atrophié de cette stérilité développée dans la pompe et l’arrogance, c’est la perte vertigineuse de la compréhension de notre situation, de la substance de notre identité, de la signification de notre existence. La méthodologie historique que nous avons développée au nom de la science et de l’idéologie qui sert la science réduit notre situation à un point tel que nous ne comprenons plus rien du temps présent, et que nous ne savons plus qui nous sommes, et quels sont notre nécessité et notre destin. Nous mourons de l’infécondité de l’esprit et du dessèchement de l’âme. Nous sommes de pauvres hères en haillons de notre esprit, avec des âmes qui sont comme des breloques trompeuses, présentes pour la figuration, contraintes et étouffées par l’infamie. Nous tournons en rond, comme des aveugles, comme des fous, comme des fantômes de nos pauvres croyances disparues. Nous entendons gronder autour de nous une tempête comme seul un Dieu peut en concevoir le dessein et nous ne voyons rien. Notre souffrance est immense et, pour celui qui n’en appelle pas à l’intuition, souffrance absolument indicible, subie comme un châtiment sans attendus ni verdict. La voie royale que je tente d’emprunter est tracée pour tenter de sortir de cette prison qui nous contraint.»

J’entends signifier par la qu’au point où nous en sommes, non seulement de décadence, mais de désarroi et de chaos de notre propre signification, toutes les voies de la compréhension de notre histoire et de l’Histoire doivent être explorées. C’est dire autrement, bien entendu, avec ménagement pour les âmes sensibles, qu’il faut explorer à nouveau les voies sur lesquelles, depuis bien plus d’un siècle, pèse de tout son poids un interdit terroriste. Pour cette raison, et pour répondre à la raison même qui est privée de la tentative globale d’embrasser notre situation à cause de cet interdit terroriste, je ne m’interdis en aucun cas d’envisager des cas dépassant évidemment les bornes imposées. Pour cette raison, toujours la même, les questions de transcendance, de métahistoire, ne doivent plus être considérées comme des tabous méritant l’excommunication ou le ridicule, mais envisagés simplement avec la raison, appuyée éventuellement (c’est mon cas) sur l’intuition et la conviction, et développés avec logique et constance.

Sur un deuxième point central

• …Très, très rapide, celui-là. Il concerne l’attitude des intellectuels français vis-à-vis de l’Amérique, qui est implicitement évoqué par notre lecteur, au travers de la référence qu’il donne. La grâce de l'Histoire développe notamment une thèse selon laquelle le pro-américanisme – ce que je désigne, pour de bonnes raisons, par l’expression American Dream – est au départ pure création française, des “salons” français, donc des intellectuels, mais aussi du peuple dans une certaine mesure. (La grande étude de René Rémond, Les Etats-Unis devant l’opinion publique française, 1815-1851 [1961] est éclairante à ce sujet, même si l'auteur ne va pas jusqu'à cette conclusion stricto sensu.) Le premier American Dream fut totalement français et connut sa période de gloire intense entre 1815 et 1830/1835, avant de connaître un long déclin jusqu’à la période 1919-1933 de mise en cause radicale de l’américanisme. (Ces dates de 1919-1933 sont évidemment explicitées et justifiées dans le livre.)

Ce qui complique l’affaire, en effet, est que ce premier American Dream a été déçu par l’Amérique elle-même, ce qu'elle est devenue (ce qu’elle était en réalité)… Cela a conduit la France à des attitudes anti-américanistes (et non anti-américaines), tandis qu’un deuxième American Dream apparaissait, pure création sociologique et de propagande US, en 1931. J'expose longuement ce cas dans La grâce de l’Histoire, qui doit conduire à observer que faire de la France une nation anti-américaine est le plus complet contre-sens historique et psychologique de l’époque moderniste. (Par contre, certes, la France est anti-américaniste, contre le système, et c’est sa gloire.)