Israël et l’Ukraine : une ambiguïté extrême

Bloc-Notes

   Forum

Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 2650

Israël et l’Ukraine : une ambiguïté extrême

Il faut savoir, pour insister là-dessus, qu'il y a eu ce fait d’une importance indéniable et très spécifique, lors du vote de l’Assemblée Générale de l’ONU sur la résolution condamnant la sécession par référendum de la Crimée (voir le 28 mars 2014) : la position d'Israël. Dans le “bloc” de 58 pays s’étant abstenus, considérés d’une façon générale plus comme étant du côté de la Russie que du côté du bloc BAO, on compte en effet Israël, ce que nous n’avions pas signalé et qui constitue pourtant un fait d’un réel intérêt. Un article de The Times of Israel du 11 avril 2014 commente : «Israel abstained from a March 27 United Nations General Assembly vote condemning a March 16 referendum in Crimea in favor of joining Russia; it was virtually alone among American allies in not voting for the resolution.»

Cet article est intéressant parce qu’il est publié dans un journal/un site mis en place pour assurer les liens entre Israël et les USA et renforcer l’influence des neocons à Washington dans leur travail d’influence et de lobbying auprès des dirigeants US et du Congrès. L’article entend donc mettre en évidence qu’une certaine divergence entre Israël et les USA sur l’Ukraine ne porte pas trop à conséquence, tout en laissant voir la vérité de la situation qui est, au travers de divers signes et diverses positions, que cette divergence est tout de même conséquente. Cette ambiguïté apparaît dans les premiers paragraphes de l’article :

«Israel’s reluctance to side too closely with the United States in its bid to isolate Russia is typical of an Israeli realpolitik that has led to past conflicts with the American neoconservatives, who prize humanitarian interventionism. But Israel’s stance is not sufficiently consequential to set off a fight between friends, neoconservative scholars said.

»“There’s generally, when it comes to the categories of differences of opinions between Israel and neoconservatives, two categories: the ones that directly impact US policy and the ones that don’t,” said Seth Mandel, assistant editor at the neoconservative Jewish magazine Commentary. Ukraine does not rise to the level of an Israeli policy that would rattle the relationship, Mandel said, as opposed to earlier examples of disagreements, including Israeli policy on the Arab Spring and the Israeli sale of arms to China.»

Il apparaît clairement que la position israélienne sur la question ukrainienne est extrêmement prudente, et cette prudence caractérise notamment un effort évident de ménager considérablement la Russie sans que cela soit trop apparent du point de vue washingtonien. C’est à cette occasion qu’est avancée l’observation concernant le vote des Nations-Unies, mais aussi la position officielle d’Israël, par le biais du ministre des affaires étrangères Lieberman, juif d’origine russo-moldave, parlant couramment le russe, et dont les liens “affectifs” avec les dirigeants russes sont connus...

«The March 5 statement by Foreign Minister Avigdor Liberman, himself a Russian-speaking native of Moldova, was terse and did not mention Russia, whose leadership Liberman has long favored cultivating. “Israel is following with great concern the events in Ukraine, it is anxious for peace for all its citizens and hopes that the situation will not deteriorate to a loss of human life,” said the statement published in the Israeli media. “Israel expects the crisis in Ukraine will be handled through diplomatic means and will be resolved peacefully.”

»Israel abstained from a March 27 United Nations General Assembly vote condemning a March 16 referendum in Crimea in favor of joining Russia; it was virtually alone among American allies in not voting for the resolution.»

D’un côté, il y a les neocons purs et durs, directement connectés sur le lobby israélien, dont le travail est de dédouaner Israël dans cette circonstance, avec des arguments péremptoires, où les situations sont embellies avec des grands mots et des observations radicales qui tendent en même temps à tenir à distance l’argument de l’influence israélienne à Washington. (Comme Danielle Pletka, vice-présidente de l’American Enterprise Institute, dont la dialectique consiste à noyer le poisson ukrainien dans la narrative générale d’une pseudo-indépendance des politiques respectives : «Israel is wrong on Syria, wrong on Egypt, wrong on lots of things... It doesn’t affect support for the democratic state of Israel among American friends. That’s not the way it works. They’re an independent country, and have the right to be foolish; I don’t think anyone devotes even a minute to considering the Israeli position on Ukraine»).

D’un autre côté, il y a des jugements plus nuancés, sinon faussement ingénus ou ingénus par inattention, qui laissent entendre qu’effectivement il y a une “relation spéciale” entre Israël et la Russie. L’article cite un aide du sénateur McCain, l’aide faisant partie de la cohorte de neocons qui encadre ce sénateur dont on connaît les tendances absolument pulsionnelles. L’argument est de faire observer que l’on ne peut demander à Israël, brave petit pays comme-vous-le-savez-bien, sans guère de moyens ni d’influence, d’avoir la même politique de confrontation avec la Russie que les USA, superpuissance avec une politique si mesurée et si responsable (comme-vous-le-savez-bien). (Alors, on ne peut le demander non plus à l’Estonie, à la Lettonie, au Luxembourg, à l’Autriche, etc. ? Pourtant, ils ont cette politique de confrontation, ou bien on l’exige d’eux.)

Puis la même source fait cette remarque qui s’avère, elle, beaucoup plus intéressante que ses banalités de lobbyiste, essentiellement dans ses attendus bien plus que dans sa conclusion qui redevient conforme aux banalités en question : «We just don’t know the underlying nature of the Israeli-Russia relationship. It’s incredibly complex with secret intelligence deals going on, trade-offs for what Russia will or won’t do with Iran. In the end, I’m sure that’s what this is all about for Israel — but America doesn’t have that luxury; we are the superpower.»

Ces mêmes commentaires si ambigus se retrouvent curieusement dans la conclusion, où l’article revient sur Seth Mandel, cité plus haut, qui affirmait péremptoirement la différence entre l’attitude d’Israël hostile à certaines politiques US durant le “printemps arabe”, selon lui extrêmement marquées (ce qu’on ne remarqua guère à l’époque où la chose se manifesta paraît-il) et l’attitude d’Israël durant cette crise ukrainienne qui ne compte guère, – mais qui comptera peut-être, qui sait, – puis, enfin, ce commentaire qui laisse effectivement la porte ouverte à une véritable évaluation de l’attitude israélienne dans la crise ukrainienne  :

«In each of those cases, Mandel said, Israel’s posture had US policy consequences — for instance, in the case of Syria, Obama administration officials could cite Barak’s argument in pushing back against intervention. “That was a situation that directly impacted American policy,” he said. “It’s not clear whether Russia gets to that point.”»

Il ressort de ces diverses appréciations, une fois qu’elles sont passées au tamis des prudences de la pensée-Système et de la ruse propre au lobbying, qu’il existe bien une spécificité de la positon israélienne dans la crise ukrainienne, qui est loin d’être dans la “ligne” du bloc BAO et de Washington. Certes, la question des juifs d’Ukraine et de leur sécurité (voir le 22 février 2014) y est pour quelque chose, les Israéliens n’ayant pas pour Pravy Sektor et les autres organisations de la révolution-circus Euromaidan la même tendresse que Washington. Mais il ne nous semble pas que ce soit l’essentiel dans ce cas. Ici, il s’agit bien de ce qu’on peut deviner comme effet de la “relation spéciale” existante entre Israël et la Russie sur la position d’Israël dans la crise ukrainienne. On a déjà vu divers échos, fort peu substantivés dans les détails mais suffisamment insistants pour être pris au sérieux, de ces relations de coopération officieuse entre les deux pays que nombre de positions officielles sembleraient opposer, dans les crises récentes du Moyen-Orient (voir, par exemple, le 10 novembre 2013 et le 27 décembre 2013). Il est manifeste qu’on retrouve des signes de cette situation dans l’ambiguïté de la position d’Israël.

Il n’est pas question ici de tenter de trouver des explications plus précises mais plutôt d’apporter un élément de plus à l’affirmation qu’il s’agit, avec la crise ukrainienne, d’un événement d’une extrême complexité où les positions réelles se déterminent en fonction de facteurs très divers. Malgré l’apparence d’un affrontement ordonné selon des lignes précises que le bloc BAO, et les USA en premier, voudraient donner à la crise, avec l’identification habituelle d’un “bon côté” et d’un “mauvais côté”, la vérité de la situation échappe largement à ce rangement. A côté de sa puissance de “crise haute ultime” (voir le 24 mars 2014), la complexité de la crise ukrainienne illustrée par le cas israélien renvoie beaucoup plus, pour les conditions générales, au désordre du “monde antipolaire” déjà identifié à propos de la crise moyenne-orientale (voir le 10 novembre 2013, où l’on trouvait déjà des marques de cette “relation spéciale” entre Israël et la Russie).

Par conséquent, et pour faire progresser le travail d’observation de la crise, on dira qu’il ne s’agit pas ici d’une description géopolitique de la situation, mais bien autrement de ce qu’on pourrait nommer une “description crisique” de cette situation, c’est-à-dire selon une méthodologie qui prend en compte ce fait que le facteur fondamental des relations internationales est la dynamique crisique caractérisant le désordre du monde antipolaire. On trouve alors dans les positions des uns et des autres des contradictions, des paradoxes, etc., par rapport aux positions politiques classiques, qui empêchent effectivement un rangement logique selon les données classiques. Cet impératif méthodologique implique que la seule possibilité de rangement se situe au niveau des positions des uns et des autres par rapport à la force principale qu’est le Système. Dans ce cas, Israël, qui est si souvent complètement du côté du Système pourrait se trouver plutôt dans une position antiSystème, à cause de ce qui serait une proximité plus grande de la Russie que du bloc BAO. Du coup, la principale mission du lobbying israélien à Washington deviendrait effectivement de dissimuler le plus possible aux yeux des centres de pouvoir de Washington cette position d’Israël derrière des argumentations vagues et imprécises, du type de ceux qui sont développés dans l’article cité.

 

Mis en ligne le 12 avril 2014 à 13H28