Japon, d’une crise l’autre

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En un temps extrêmement court, ce qu’on peut décrire d’une façon générale mais inappropriée comme “la crise japonaise”, est passé, pour ce qui est de l’essentiel et de la perception qu’on en a, du domaine naturel (tremblement de terre et tsunami) au domaine humain, avec les conséquences de la catastrophe sur le complexe nucléaire de production d’énergie. S’il y a des liens évidents et brutaux de cause à effet entre ce qu’on doit désormais distinguer comme deux événements, la question nucléaire constitue effectivement une véritable “seconde crise”, enchaînant presque immédiatement sur la première, celle de la catastrophe naturelle. Cela apparaît clairement depuis le prolongement dramatique, hier soir, d’une troisième explosion dans l’usine nucléaire de Fukushima.

Il n’y aucune nécessité, pour dresser un tel bilan, de solliciter l’explication du goût du sensationnel ou d’une dramatisation outrancière, un peu trop aisément dénoncé par des commentateurs scientifiques, surtout officiels ou assimilés, qui s’emploient au contraire à tenter de minimiser la crise pour la maintenir dans les normes du Système et éviter justement une mise en cause du Système. La réalité de l’aggravation de la situation japonaise, notamment avec la troisième explosion de Fukushima, est un fait évident. Elle est décrite ici par le Guardian du 15 mars 2011.

«The nuclear crisis in Japan escalated as a third explosion in four days rocked the struggling power plant in the country's stricken north-east, according to its nuclear safety watchdog. Tokyo had already called in international help to tackle the escalating crisis.

»Nonessential personnel pulled back from reactor 2 at the Fukushima No 1 power plant as radiation levels rose following the blast at 6.10am Japanese time. The blast appears to be the most serious yet, with Kyodo news agency reporting possible damage to the suppression pool of the containment vessel – increasing the risk of a significant release of radioactive material. The news agency said the safety agency feared radiation was leaking. […]

»As Tokyo struggled to handle the spiralling crisis, it asked the United Nations nuclear watchdog for expert help and the US nuclear regulatory commission for equipment. Officials also began to distribute potassium iodide, which can help inhibit the uptake of radioactive iodide by the thyroid, to evacuation centres. They have already evacuated hundreds of thousands of residents within a 12-mile radius of the facility…»

The Independent du 15 mars 2011 observe, selon son titre, que “le Japon se prépare au pire”. (A cette précision, on pourrait ajouter telle autre selon laquelle la 7ème Flotte US, elle aussi, se prépare au pire en s’éloignant de la côte japonaise.)

«Japan battled to save a nuclear power station from going into meltdown yesterday after a third explosion in three days erupted at the damaged plant and fuel rods at a reactor were left fully exposed, with staff now struggling to cool the rods in three reactors.

»While officials sought to reassure the public that the explosion posed no immediate health threat, the latest flurry of incidents has added to an already tense mood and raised concerns about the ability of the authorities to take a proactive grip of the situation. In an indication of the concern about the possible threat from radiation, US authorities relocated vessels from the 7th Fleet operating in Japanese waters off the coast from Fukushima after detecting low-level radiation on 17 crew members who have been taking part in relief operations.»

La description de la situation à Tokyo (le Guardian du 14 mars 2011) rend compte d’une “atmosphère alourdie par la peur”, décrivant ainsi l’importance du facteur psychologique… «The dimmed lights in the normally effervescent neighbourhood of Tokyo were eerily appropriate given the mood on Monday, three days into the greatest test of Japan's resilience as a nation since the second world war. […] Darkened streets, petrol rationing, a crippled public transport system and empty supermarket shelves are uncharted territory for a city usually teeming with people accustomed to convenience and abundance. […] While rescue teams in the Tohoku region uncover hundreds of bodies and officials struggle to cool down a third malfunctioning nuclear reactor 150 miles to the north, all the capital can do is sit tight. […] After the gridlock that followed the violent shaking in the city on Friday afternoon, for a moment it seemed that Tokyo would endure little more than momentary inconvenience. But now nerves are beginning to fray after the killer tsunami and the start of the worst nuclear crisis in the country's postwar history. […] Across the city, streets normally teeming with office workers about to begin their commute were strangely subdued, although far from empty.»

L’atmosphère générale de la psychologie dans le pays correspond à cette situation dramatique, avec l’apparition de la pénurie («“People are surviving on little food and water. Things are simply not coming,” Hajime Sato, a government official in Iwate, told Associated Press. He said the prefecture was receiving just a tenth of the food and supplies it needed. “We just did not expect such a thing to happen. It's just overwhelming,” he said».) Tout cela se développe sur l’arrière-plan dramatique d’une psychologie collective désormais marquée par la crainte d’une crise nucléaire majeure, avec toute la charge symbolique qu’on imagine si forte au Japon, le seul pays de l’Histoire touché par une attaque nucléaire (atomique). La concrétisation formelle de cette angoisse se fait notamment sous la forme d’une menace d’exode du Nord vers le Sud, voire d’une menace d’exode du Japon si la crise se poursuit, – avec la bataille psychologique engagée pour ne pas céder à cette menace. («An exodus to the southwest and overseas is a future no one here wants to contemplate. There is plenty of anecdotal evidence of foreign residents heading to all air and rail routes leading west and beyond, but the expatriate community, like its Japanese host, is for the most part prepared to sit it out.»)

Quels autres domaines solliciter encore pour compléter cette description de la terrible crise où le Japon a été précipité en quatre jours ? Il y a évidemment le domaine financier, des “marchés” et de la Bourse, qui fait effectivement craindre la poursuite logique, c’est-à-dire catastrophique, de la crise dans les domaines structurels de l’économie de Système dont le Japon est un puissant représentant («Japan's central bank injected 15 trillion yen (£113bn) into money markets to stabilise the country's economy in the wake of the disaster. But the benchmark Nikkei 225 stock average slid 6.2%.») Il y a même le domaine, qui pourrait sembler anecdotique et peu sérieux aux esprits forts, des remarques irrationnelles venues de l’un ou l’autre, comme celle qu’a faite à Associated Press le gouverneur de Tokyo Shintaro Ishihara, connu pour sa langue délié et ses déclarations à l’emporte pièce : la crise vue comme une “punition divine” («a “punishment from heaven” because the Japanese had become greedy»).

Ce phénomène de la “seconde crise”, avec le passage de l’épisode tremblement de terre/tsunami à l’épisode de la crise nucléaire, est d’une importance évidente pour la perception de “la crise japonaise”. C’est sa transformation en un phénomène de “chaîne crisique”, avec l’établissement d’une très forte référence à la crise du Système au travers de la mise en cause de sa dimension technologique (système du technologisme). Le phénomène d’“eschatologisation”, qu’on a décrit également à propos de la situation européenne vis-à-vis de la chaîne crisique développée dans les pays arabes, se manifeste également ici, mais dans un sens inverse ; l’eschatologisation se fait à partir d’un événement catastrophique naturel, eschatologique par définition, vers une situation humaine comme produit du système du technologisme dans le chef du complexe nucléaire de production d’énergie, en attirant ce complexe plongé lui-même dans sa crise catastrophique dans le cadre eschatologique établi par cette même catastrophe naturelle. Il y a une sorte d'intégration des crises diverses, dans le cadre d'une eschatologisation générale, qui implique le Système en tant que tel dans un événement (la “crise japonaise” depuis son origine naturelle) dont on ne peut tout de même dire que l'origine (tremblement de terre et tsunami) soit nécessairement de sa responsabilité...

Les effets sur la psychologie humaine, comme le montrent divers aspects de la situation japonaise, sont terrifiants en sortant cette psychologie du cadre habituel d'un événement catastrophique accompli contre lequel il importe de se dresser. Alors qu’une catastrophe naturelle de cette ampleur est en général suivie, après le choc initial, d’une mise en place par l’élément humain regroupé par le Système d’une réaction de sauvegarde et de reconstruction, on se trouve ici précipité dans un enchaînement catastrophique qui, au contraire, implique dans la catastrophe l’élément humain lui-même, sous la forme du Système au sein duquel il évolue. On trouve dans cette situation générale tous les éléments nécessaires pour justifier les jugements les plus extrêmes, les plus déstabilisants pour la psychologie, y compris celui du gouverneur Shintaro Ishihara sur une “punition divine” de la rapacité humaine.


Mis en ligne le 15 mars 2011 à 06H24