Je doute, donc je suis

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Introduction à “Je doute, donc je suis”

Il paraît que nous sommes au bord d’un conflit que l’on prépare activement, un peu comme l’on s’apprête pour la période des soldes, – contre l'Irak, pour votre information. Il reste encore une vague incertitude. Par contre, pour ce qui concerne ce qu’on nous dira de ce conflit, les conditions dans lesquelles l’information nous en sera donnée, aucun doute. Les analyses et les avis abondent, nous savons à quelle sauce nous allons être informés.

... On n’est pas plus clair, du côté de nos “autorités”. La dernière nouvelle en date pour ce qui concerne l'état de la question, c’est simple, c’est qu’on flinguera tout l'appareillage de transmission des journalistes non contrôlés par le Pentagone. (Pourquoi pas les journalistes ? Plus radical, plus expéditif.) Dont acte. Nous voilà confirmés dans l’estime que nous avons pour ces gens-là et nous ferons notre travail, qui consiste d’abord à leur faire un bras d’honneur de principe, avec le coeur bien plus léger.

Nous voilà renforcés dans une attitude que nous définissions il y a un peu plus d’un an, au sortir de la guerre d’Afghanistan. Nous disions que l’information, aujourd’hui, c’est du “chacun pour soi”, où les sources officielles sont encore plus suspectes que les autres puisqu’on nous dit officiellement que le but avéré de ces sources officielles est de nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Nous résumions cette attitude par ce “chapeau”  :

«  Nous autres, analystes, journalistes, hommes de l'information et du commentaire politique, nous sommes placés devant un monde étrange. (Cela, pour ceux qui s'en avisent.) II n'existe plus de réalité objective mais une multitude d'affirmations subjectives. A nous de trouver, au milieu de l'amas des mensonges-vérités, ce qui rend compte de la réalité du monde. Réflexions d'un enquêteur. »

Ce sont effectivement ces réflexions que nous vous restituons aujourd’hui. Nous pensons qu’elles viennent à leur heure. Il s’agit d’un Manifeste, notre manifeste pour proclamer la façon dont nous entendons travailler. Modestement, nous ajoutons qu’il s’agit du manifeste pour “notre part de vérité”.

(Le texte ci-desous est celui de la rubrique Contexte de la Lettre d'Analyse dedefensa & eurostratégie, Volume 17, n°08 du 10 janvier 2002.)

dedefensa.org

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Je doute, donc je suis

Nous sommes, nous, les analystes et les commentateurs, plus que jamais placés devant une tâche d'enquêteur. Notre enquête ne se déroule plus pour trouver les faits, mais pour distinguer, parmi les faits par multitudes incroyables qui nous sont offerts, et parmi lesquels, par multitudes également significatives, sont glissés des faits fabriqués, déformés et ainsi de suite, entre ceux qui valent d'être retenus et ceux qui doivent être écartés.

Les événements depuis 9/11 ont marqué un déplacement décisif des réalités à cet égard. Nous sommes entièrement installés dans l'univers dominé par l'idéologie du virtualisme, qui présente cette particularité unique dans l'histoire des idées d'être une idéologie de la forme et pas du fond, une idéologie de la non-idée si vous voulez, dont le corpus et la raison d'être sont totalement explicités et justifiés par sa méthode de fonctionnement. Le virtualisme est l'accomplissement de l'idéologie absolument non-existante, donc de l'esprit nihiliste enfin réalisé, parvenu à son terme, au port. Notre tâche d'enquêteur est évidemment complètement bouleversée par cette nouvelle “réalité”.

Attachons-nous à un exemple bien précis pour mieux faire comprendre notre démarche, exemple d'autant plus intéressant qu'il complète notre Analyse en traitant du même sujet : la “guerre” d'Afghanistan.

L'exemple de la guerre d'Afghanistan

D'abord, annonçons la couleur sans vergogne. L'hebdomadaire américain Aviation Week & Space Technology du 17 décembre 2001, dans sa rubrique Washington Outlook, nous annonce qu'

« [i]l ne faut pas s'attendre à voir le Pentagone nous dire comment la guerre a été gagnée, une fois que le conflit sera terminé. Une autre victime du conflit sera le document traditionnel des “leçons du conflit”, diffusé publiquement, selon ce que nous dit un officiel de haut niveau. Les études sur les besoins des services à la lumière des enseignements du conflit feront également partie des domaines sur les enseignements techniques et opérationnels qui seront tenus secrets selon la volonté générale du secrétaire à la défense Rumsfeld à cet égard. Des sources officielles indiquent qu'un usage extensif du polygraphe (détecteur de mensonges) sera fait pour prévenir les fuites et un certain nombre de programmes seront transférés du domaine blanc [ouvert] au domaine noir [secret] ».

Par conséquent, nous voilà excellemment placés pour pouvoir mettre d'ores et déjà quiconque au défi, sans grand risque, de pouvoir affirmer de manière raisonnablement crédible qu'il détient une image acceptable du déroulement des opérations en Afghanistan, de la façon dont les événements s'y sont déroulés, des systèmes qui y ont été utilisés et avec quelle efficacité. Ayant une certaine connaissance du monde bureaucratique, nous irons encore plus loin, affirmant qu'à l'intérieur même du Pentagone, personne ne disposera de cette « image acceptable » car la restriction, la censure, l'auto-censure, la désinformation, la concurrence des services, des différentes forces, l'affrontement bureaucratique fonctionneront à grande vitesse et avec la plus grande efficacité possible. Même Rumsfeld, malgré sa capacité nouvelle et marquée à rouler des mécaniques depuis la “victoire” en Afghanistan, même Rumsfeld n'en saura rien d'une façon précise ... Et l'on n'insiste pas, — mais il faut avoir à l'esprit cette question, — sur les luttes intra-services et sur la bataille du secrétaire à la défense dans la querelle de la réforme des forces armées, avec tous les arguments que les uns et les autres vont puiser dans les “enseignements” secrets de la guerre en Afghanistan, qui sont et seront déformés par chacun, dans le sens qui lui importe.

Le déroulement de la guerre a déjà montré cette situation. On a vu des comptes rendus tronqués, des affirmations générales sans le moindre commencement de recoupements (la soi-disant action des armes de précision, avec cette fois l'argument supplémentaire de soldats au sol pour guider ces armes, argument jamais prouvé et qui a l'avantage d'entrer au poil dans le schéma général de la réforme projetée par Rumsfeld). On a entendu les affirmations générales sur le triomphe de la projection de forces et de la haute technologie US. Peu de choses, par contre, sur la nécessité pour les Américains de faire appel aux ravitailleurs en vol de la RAF, sur la querelle USAF-Navy pour le transfert d'armes à guidage de précision de l'USAF vers la Navy, sur le besoin des Américains de ravitailleurs français, sur le besoin de la Navy du Charles-de-Gaulle de la Marine Nationale parce que l'U.S. Navy doit de toute urgence envoyer le Carl-Vinson en radoub et qu'elle n'a plus de porte-avions disponibles, etc.

Bref, et tenant compte de la précision que nous a apportée Aviation Week, nous ne saurons rien de véridique de la guerre, notamment des sources auxquelles, par un étrange penchant, nous étions habitués à faire aveuglément confiance, qui sont les sources officielles américaines. Alors, il ne reste plus qu'à raisonner selon notre bon sens, à partir des choses sûres que nous savons. (Voir dans notre Analyse notre approche de la guerre.)

L'autorité centrale n'est plus une référence

L'exemple de la guerre renvoie à une situation nouvelle à la suite de la décision des autorités militaires de traiter les informations de cette crise non plus en tant qu'autorité centrale disposant d'une certaine objectivité de comportement mais en tant que partie prenante dans cette crise. II n'existe aucune force, aucune autorité capable de se substituer aux autorités américaines. Cela signifie qu'il n'existe plus aujourd'hui de référence objective, d'une “autorité” quelconque pour ce qui concerne l'information dans cette crise. Cela vaut pour les autorités américaines dans ce cas, mais cela doit valoir également pour des “sources” jugées jusqu'ici comme étant dé référence, comme par exemple : des journaux tels que le New York Times ou le Washington Post (chaque jour nous apporte un exemple de désinformation ou d'informations tronquées venu d'une de ces sources de référence, soumises aux mêmes évolutions révolutionnaires du maniement de l'information).

Si l'on considère la politisation de tous les domaines de la vie publique, on peut avancer que, d'une façon générale, au-delà de cette crise, c'est effectivement tous les domaines de la vie publique avec un enjeu politique qui sont affectés de cette même façon. Il n'est pas du tout sûr que ce soit un événement déplorable, puisque, après tout et tous nos comptes rapidement faits, on peut aisément considérer que cette position centrale de source de référence d'une “autorité” n'a jamais été une garantie d'honnêteté et de rigueur et, par conséquent, d'information honnête et équilibrée.

La décision extraordinaire des autorités américaines n'a aucun caractère formel, elle n'a pas été annoncée comme telle (ni même appréhendée comme telle par nombre de journalistes). Elle n'a pas été spectaculaire dans le sens médiatique du terme, et l'on comprend aisément pourquoi ; mais elle a été précisément exprimée, à un point où l'on peut juger qu'elle porte une signification fondamentale, qu'on peut effectivement mesurer. Cette décision marque un tournant considérable dans l'attitude des autorités politiques en général, dans la mesure où une autorité centrale de cette importance décide de se départir de son rôle formel (apparent) de référence en matière d'information pour se plonger dans la subjectivité générale. Cette autorité décide d'être désormais “de parti pris”. Nous vivons dans un monde où une autorité officielle, censée représenter le bien public, vous dit de façon ouverte qu'elle tentera de vous mentir, de vous induire en erreur, de vous manipuler, selon ses intérêts. Rumsfèld n'a pas caché qu'il ne s'estimait plus tenu désormais à la nécessité de dire la vérité (« La vérité est une chose trop précieuse pour ne pas la protéger d'une forteresse de mensonges », dit-il, finaud, en citant Winston Churchill en temps de guerre). L'argument de la guerre qu'on nous propose pour expliquer ce comportement est inacceptable : combien d'entre nous se jugent réellement en guerre aujourd'hui ? Contre qui ? Pourquoi ? Selon quelle juridiction puisque aucune guerre n'a été formellement déclarée ?

Nous ne voyons rien d'autre que cet événement extraordinaire : un gouvernement représentant le peuple, une autorité centrale défenderesse du bien public, s'auto-constitue en une sorte d'organisme privé (selon les règles du secteur privé, si l'on veut). Il déclare avoir ses intérêts propres, qui ne sont, pas nécessairement ceux des électeurs. Il parle désarmais comme une multinationale. En plus sophistiquée, cette démarche ressemble à rien de moins qu'à celle du parti bolchevique refusant, même après la prise du pouvoir par lui-même en Russie devenue URSS, de laisser son autorité à l'État, et se constituant de facto, puisqu'il fut évidemment maître absolu de l'appareil de l'État, en un État “partisan”, avec ses propres intérêts et sans attention pour les revendications de son peuple. Bien sûr, nul parmi les observateurs honnêtes et informés ne crut jamais au caractère de représentation du parti bolchévique et, par conséquent, à sa légitimité. C'était un usurpateur. De ce point de vue de l'information (il y en a d'autres, certes), le gouvernement US s'est institué usurpateur.

Le chroniqueur devant la relativité du monde

Nous autres, journalistes et commentateurs, sommes seuls désormais. Nous sommes “indépendants”, pour le meilleur et pour le pire. Nous disons cela, qui semble impliquer le fait qu'il n'y aurait eu jamais que la source d'information américaine comme référence, parce que nous nous étions mis et avions accepté d'être mis dans une situation où c'était exactement le cas (le “nous” représente les pays européens notamment et tout ce qui prétend, dans ces pays, se trouver dans le circuit de l'information). La situation, aujourd'hui, est devenue celle-ci:

• Un journaliste ou un commentateur a affaire, avec ses propres autorités s'il est non-US, à des autorités dépendant elles-mêmes pour une part très importante des informations officielles US, qui sont ce qu'on a dit. Un officier français d'un service interministériel d'évaluation nous disait récemment que

« les Américains nous ont communiqués les informations qu'ils ont, impliquant soi-disant divers groupes soi-disant terroristes en Somalie. Il n'y a rien là-dedans, comme règle du jeu, que la règle suivante: vous nous croyez aveuglément et alors les informations sont bonnes. »

• Le journaliste/le commentateur doit avoir une formation généraliste, avec une vision générale de la situation, et une dose solide de bon sens et de sens critique. Éventuellement, il ne doit pas craindre de faire de la comptabilité primitive : lorsque Le Monde (19 décembre 2001, « Afghanistan, du cavalier au Predator ») dit que 90% des munitions tirées d'avions en Afghanistan sont des armes intelligentes (guidées), qu'il dit à côté de cela que les B-52 ont assuré 10% des missions et largué 70% du tonnage général de munitions, qu'on sait que les B-52 sont intervenus sur le front avec leurs charges classiques de 124 bombes inertes (non guidées) de 250 kilos, on peut commencer à compter et à introduire un peu du doute cartésien qui nous caractérise.

• Le journaliste moderne ne doit plus craindre de considérer toute information comme suspecte, particulièrement celles qui sont caractérisées comme “officielles”. Le journaliste et le commentateur, aujourd'hui, sont des enquêteurs et leur estime de la chose vraie doit être inversement proportionnelle au volume de la puissance qui lui dispense cette chose prétendument vraie.