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769La célébration de 9/11 semble devoir être marquée cette année par la polémique et la division. Il s’agit notamment des polémiques autour de la mosquée à construire à Ground Zero et de l’intention réaffirmée (voir le Guardian du 9 septembre 2010) du pasteur Jones de faire un autodafé de quelques centaines d’exemplaires du Coran. Cerise amère sur le gâteau pour les autorités de l’establishment américaniste-occidentaliste soucieuses de montrer une attitude d’une tolérance lisse et de bon aloi, le dirigeant anti-islamiste hollandais Wilders est à New York et parlera le 11 septembre dans le sens qu’on imagine. (Le très transatlantique et conformiste German Marshall Fund s’en inquiète le 8 septembre 2010 : «On September 11, Geert Wilders, the controversial Dutch politician who likened the Koran to Mein Kampf, will speak in New York on the anniversary of the terrorist attack on the World Trade Center, warning about the supposed dangers of Islam and the building of a “ground-zero mega-mosque.”»)
Tous ces personnages ne brillent pas par leur brio. Le pasteur Jones apparaît comme un personnage effectivement secondaire, magouilleur et moralement contestable. (Voir Huffington.post le 8 septembre 2010.) Mais est-ce bien le sujet ? Paul Woodward, dans War in Context, le 8 septembre 2010, fait un long développement où il apprécie que ces diverses polémiques et gesticulations dissimulent évidemment un malaise… «Arguments about the construction of an Islamic center and the destruction of Qurans may have less to do with Islam than they have with who gets to define America and why this nation is grappling with its own identity.»
@PAYANT Certes, on ne peut être plus d’accord avec Woodward. La montée en puissance, ou disons plutôt la montée “en soufflet” de ces polémiques dérisoires, encombrées de personnages douteux, constitue un phénomène remarquable. Un pasteur Jones, dont la médiocrité de caractère et la confusion primaire de l’esprit apparaissent aveuglantes, est aujourd’hui une vedette internationale sur le cas duquel se penchent des gens comme le général Petraeus et même le président Obama, diverses autorités religieuses, des personnalités politiques d’importance, le président du Pakistan qui intervient personnellement auprès de lui. Le pasteur Jones représente la médiocrité et la confusion s’affichant triomphalement comme moteurs de la situation politique, pérorant à tel et tel micro qu’on s’empresse de lui présenter.
Tout cela, on le sait fort bien, est sorti de rien, d’opportunités médiatiques et de communication, de maladresses de programmation, d’exploitations polémiques, etc. Il y a une mobilisation générale de l’establishment, des pouvoirs politiques, des autorités “morales” pour dénoncer et tenter de stopper ces initiatives et ces campagnes polémiques, mobilisation qui est à la fois inévitable devant l’effet médiatique grotesque d’importance, et à la fois terriblement contre-productive en donnant à tous ces événements une importance qu’ils n’ont pas. Certes, il y a des actions antimusulmanes, des “attaques” plus ou moins efficaces de mosquées, mais tout cela le fait d’initiatives isolées et de personnages souvent instables ou dérangés. Il y a aussi un processus bureaucratique, qui se retrouve au niveau des services de sécurité qui prolifère et dont personne n’assure le contrôle, qui réagissent d’une façon robotisée et totalitaire dans le sens d’une mise en cause systématique de toutes les personnes de religion musulmane, ou qui semblent l’être (couleur de peau oblige). Toutes ces conséquences constituent le processus irrémédiable, à la fois dérisoire et tonitruant, d’un système prisonnier de la logique aveugle de certains des mécanismes qui lui sont propres.
Pour autant, si tout cela “est sorti de rien”, tout cela ne prolifère pas sur rien. Le climat est très propice, les tensions nombreuses et exacerbées, l’engouement à la fois automatique et irrésistible. Par contre, “tout cela”, justement, n’est pas mécanique dans le sens d’un processus mécanique automatisé par un sentiment construit sur des montages virtualistes et de propagande accompagnant la seule dialectique de communication sur le terrorisme, sur la guerre contre la terreur, etc., y compris et surtout aux USA. On a vu la même passion, qui subsiste dans la campagne électorale, à propos de la loi contre l’immigration illégale qui vise, elle, des latinos et nullement des musulmans. D’une certaine façon, cette passion caractérise également certains thèmes plus éloignés des questions religieuses et raciales, qui opposent conservateurs et “libéraux” (progressistes), – comme le mariage des homosexuels, voire l’avortement. On reconnaît tous ces thèmes, avec les poussées qualifiées de xénophobes et de racistes, en ce qu'ils importent surtout parce qu'ils recouvrent d’une façon générale ce que nous nommons “la crise identitaire”, qui n’est pas plus forte qu’aux USA. Que ces circonstances diverses soit exploitées par des personnages d’occasion et de peu d’envergure, et outrageusement grossies par les bureaucraties irresponsables et le système de la communication, cela ne peut être dénié mais cela ne réduit nullement le cas exposé ; au contraire, dirions-nous, en l’exacerbant d’une façon artificielle et pour des causes politiques incertaines, on ne fait qu’atteindre à la mise en évidence d’une situation réelle que la propagande virtualiste du système travaille constamment, en temps normal, à étouffer parce que cette situation est en soi une dénonciation des grandes tendances de déstructuration favorisées par ce même système. Ces imbroglios, ces affaires dérisoires et pathétiquement grossies, ces querelles stupides et grossières, ces acteurs médiocres et grotesques, brouillent considérablement le paysage général et rendent très difficile de distinguer ce qu’il y a de réel et de profond dans tout cela, mais la persistance de l’aggravation de cette agitation anarchique et conformiste à la fois finit tout de même par convaincre qu’il y a quelque chose de réel et de profond, – nous renvoyant finalement au “malaise identitaire” qui peut alors être observé comme le produit direct du processus général de déstructuration du système.
L’intérêt de la situation actuelle est qu’elle se développe autour de la date “sacrée” (pour le système) de la commémoration de l’attaque du 11 septembre, et qu’elle est en train de déstructurer à son tour (déstructuration contre déstructuration) tout l’appareil virtualiste qui participe à l’entretien de la sanctification de ce symbole. Du coup, le processus de désordre, que le système affectionne tant pour lancer ses poussées déstructurantes vers les pays et domaines qu’il juge encore trop rétifs, devient un facteur dominant menaçant l’un des processus clef de communication du système lui-même. “Déstructuration contre déstructuration” en effet, le processus de déstructuration se retournant contre le système dans ce cas. Là est le vrai affrontement, plutôt qu’autour de la question de l’hostilité à la religion musulmane, qui n’est certes pas une question à négliger mais qui ne représente en aucun cas la substance formidable du problème qui se manifeste, alors qu'elle est suscitée par des éléments manipulés dans ce sens et donc ne rendant pas compte d’une réalité profonde.
Woodward développe son point de vue en restant attaché à la question des seuls musulmans aux USA, et de la religion musulmane telle qu’elle est perçue aux USA. Il fait néanmoins, en passant, des allusions à la question identitaire, notamment dans ce passage où il écrit : «The problem with any argument that revolves around contesting views about the true identity of this country is that neither side is attempting to differentiate between the America of their convictions and America as actuality.» C’est-à-dire que chacun identifie l’Amérique à sa propre identité et rejette une identité de l’Amérique s’attachant aux identités des autres ; c’est-à-dire qu’il n’existe plus d’“identité américaine”, – si elle exista vraiment, ce dont nous doutons, mais jusqu’ici avec un système assez puissant et une domination assez forte des WASP (majorité d’origine anglo-saxonne) pour écarter cette question de l’“identité de l’Amérique”. Aujourd’hui, il n’existe plus qu’un système de l’américanisme, qui n’a rien à voir avec aucune identité puisqu’il est déstructurant, et, autour de cela, un désordre grandissant où s’entrechoquent les identités concurrentes, les exploitations polémiques et politiques, les mécanismes de communication et ainsi de suite.
En un mot, cette commémoration qui s’annonce agitée de 9/11 est un pas de plus de la plongée dans le désordre de l’Amérique.
Mis en ligne le 9 septembre 2010 à 12H10
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