KC-X, le contrat qui volait de ses propres ailes

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A côté du “soap opera” qu’est le programme JSF, évolue dans le même genre et sur le même registre, le “soap opera” qu’est le programme KC-X (ravitailleurs en vol de l’USAF), qui n’en est, lui, qu’au stade du contrat restant à passer avec l’un ou l’autre constructeur, ou les deux (Boeing et EADS). L’affaire dure depuis dix ans, en diverses reprises, avec des acteurs à peine différents…

Stephen Trimble, sur son site DEW Line, publie, le 12 novembre 2010, une interview de Shane Harris, auteur d’un article sur le programme KC-X («Own the Sky»), le 1er novembre 2010, dans The Washingtonian où il est rédacteur en chef adjoint.

De cet excellent entretien qui passe en revue les détails de cette étonnante affaire, nous retiendrions surtout la conclusion, et un paragraphe précédent immédiatement cette conclusion, qui résume le sentiment général de Harris sur les dix années qui viennent de s’écouler depuis qu’on se bat à Washington pour ce contrat…

«…When I look back at this thing honestly, it's almost like this thing is cursed. There is almost no logic to it anymore. It is a complete grudge match now. It has taken on a life of its own. It is no longer just a $40 billion contract. It is some other kind of prize now. It has ego wrapped up in it. It has politics wrapped up in it. And at this point I don't know how you turn the freight train back I guess. There's probably lots of places where this thing could have worked out differently, but I just really believe that this - I've never seen a contract that's seemed this destined to fail at every turn, and I don't know what that is other than the stakes are so high and nobody will give an inch on it.»

Maintenant la dernière question de Trimble, qui porte essentiellement sur les perspectives du programme KC-X : quand et comment le contrat va-t-il être attribué ? Réponse de Harris…

«I've seen conflicting analyses on what it is the air force decision is going to come down to in the end lately. There are some people who seem to be suggesting that there's a best value competition still to be had in this. I saw an analysis recently by someone who said it will all come down to how much fuel the plane can carry. But at the same time if you look at the rules of the procurement, it seems pretty clear that whoever has the lowest price is going to win. I wouldn't bet either way. It seems to me like a pretty 50/50 chance because you know presumably Boeing has the cheaper plane, but Airbus and EADS has also signaled very clearly that they would be willing to drop their price if it meant winning. I think they're in it to win it at this point. But my guess is that whoever wins the other side will automatically review the decision with a mind towards protesting it because at this point why not? I mean, it's hard to imagine that at this point one of these companies would simply bow out and concede to the other. And everybody I talk to is bracing for that so maybe there's an element of self-fulfilling prophecy to it? But it would really surprise me if the loser of this just gracefully conceded and went away. That would surprise me. I suppose it would be good for everyone if this thing were finally put to rest and it certainly would give the air force the plane that they need a lot faster but I've always suspected there will be an 'act four' to this.»

Notre commentaire

@PAYANT Commençons ce commentaire par ce qui nous impressionne le plus dans ces citations (souligné en gras par nous), – par conséquent, selon les mots de Harris lui-même : «… it's almost like this thing is cursed. There is almost no logic to it anymore. […] It has taken on a life of its own.» Désormais, ce n’est plus le Pentagone lui-même qui est un système anthropotechnique, éventuellement identifiable dans la sous-catégorie anthropotechnocratique, ni même un programme réellement existant comme le JSF, mais un contrat… Comment, nommer cela ? Un système anthropocontractant ? Nous sommes à court de néologismes, fussent-ils les plus barbaresques du monde, parce qu’à court d’imagination devant les extraordinaires manifestations du système.

On a vu (le 3 novembre 2010) que nous tenions ce contrat KC-X comme l’élément spectaculaire et sensationnel le plus significatif, avec le programme JSF bien entendu, de la crise du Pentagone, de la spécificité de cette crise, de son caractère absolument inédit et unique dans sa forme et ses modalités. L’analyse de Harris, sa constante stupéfaction devant la situation qu’il décrit, l’impression qu’il nous donne et qu’il ne cherche certainement pas à dissimuler de se trouver devant une chose énorme et absolument autonome dans sa course catastrophique, – et il s’agit de l’attribution d’un contrat, rien de matériel et de palpable en soi ! – tout cela confirme cette appréciation. On voit bien qu’il existe là une fonction quasiment gigantesque, monstrueuse, éventuellement génétique, de cette structure crisique qui affecte le Pentagone comme elle affecte le reste du système. Nous ne sommes même plus aux niveaux technologique, budgétaire, au niveau de l’opérationnalité impossible à établir d’un artefact existant comme dans le cas du JSF (des “avions” JSF existent tout de même, en métal et en imbroglios électroniques comme l’on dirait “en chair et en os”), donc nous ne sommes même plus au niveau des réalités matérielles encore palpables quoique catastrophiques ; nous sommes au niveau de l’intention, de l’évaluation théorique, du calcul abstrait, de l’acte primaire, de la psychologie la plus sommaire de l’énorme bureaucratie qui constitue la masse humaine du monstre, comme l’on dirait d’une substance informe et sans aucun dynamisme ordonné.

Il existe une sorte de paralysie de la volonté, une paralysie de l’acte lui-même, qui ouvre ce “contrat” à toutes les pressions contradictoires, à tous les avatars possibles dépendant dans ce cas du système de la communication également devenu fou, et qui agissent comme autant de freins. La décision contractuelle du programme KC-X dépend de pressions médiatiques, de pressions des spécifications à envisager, de pressions d’un juridisme potentiel, de pressions concernant le statut et la réputation de telle ou telle communauté professionnelle, tout cela étant de l’ordre de la possibilité plutôt que du factuel, et la bureaucratie agissant dans la hantise que toutes ces pressions se réalisent alors qu’elles n’existent pas encore pour l’étape actuelle, mais parce qu’elles existèrent pour les étapes précédentes. La situation est telle que la psychologie est devenue de l’ordre du fatalisme et intervient presque par automatisme, par anticipation, par évidence d’une perception du destin catastrophique de ce contrat. Elle crée ainsi les conditions d’une catastrophe générale, par paralysie et impuissance, par crainte des catastrophes qu’engendreraient les décisions pour sortir de cet état en développement de catastrophe par paralysie et impuissance… Si une décision était prise, s’interroge toute la bureaucratie, y aura-t-il appel devant une juridiction ou l’autre de celui des contractants potentiels qui se considérera comme perdant ? La réponse hypothétique de Harris résume bien le caractère d’automatisme qui touche effectivement les psychologies, donc les réactions devant les décisions alors qu’il n’y a pas encore de décisions : «But my guess is that whoever wins the other side will automatically review the decision with a mind towards protesting it because at this point why not?» L’expression vaut son pesant d’or : “parce qu’au point où l’on en est, pourquoi pas? (pourquoi ne pas protester, ne pas faire appel, etc.) ?” (Ce mot nous rappelle le surnom donné à l'opération menée en décembre 1989 contre Panama et le général Noriega, mais alors il s'agissait de l'usage de la force et non de l'impuissance de la force : le nom de code de l'opération, Just Cause, avait été transformé par des esprits farceurs en Just Because...)

C’est bien la description de la psychologie tombée dans l’automatisme des situations emprisonnées, ce qui décrit parfaitement le cas. Le contrat KC-X, pour ne même plus parler d’un “programme KC-X”, est enfermé dans la prison d’une psychologie qui se fait le messager, avec tous ses travers, d’une crise fabuleuse, de l’ordre à la fois du mythe et du symbole. Il s’agit bien du mythe et du symbole, comme désormais toutes les grandes entreprises lancées par le système, d’une crise terminale affectant la matière de la chose elle-même (dans le cadre du système du “déchaînement de la matière”), paralysant la psychologie de ses relais collectifs humains, – la bureaucratie en l’occurrence, – installant la peur de l’acte, l’angoisse devant les conséquences de tout acte…

Effectivement, le contrat KC-X vole de ses propres ailes, comme un système autonome animé de ses propres conceptions et de ses propres angoisses, pour nous présenter le spectacle d’un des nombreux aspects de la crise terminale du système. La situation du système, une fois de plus confirmée, peut paraître à la fois significative et réjouissante pour ceux qui arguent que ce système pourri jusqu’à l’os doit nécessairement s’écrouler. En attendant, et pour revenir les pieds sur terre si l’on peut dire, la flotte considérable des ravitailleurs en vol, plusieurs centaines de KC-135 fabriqués entre 1954 et 1960, qui constituent l’artère fondamentale alimentant de son sang la stratégie de projection des forces de la puissance américaniste, vole au bout de leurs possibilités, exposés à chaque instant à un accident structurel de l’un ou l’autre d’entre eux qui imposerait l’immobilisation complète de cette flotte.

…En attendant (suite), Boeing nous annonce, d’une façon fort originale et habile, que s’il gagnait le contrat de très nombreux emplois seraient ajoutées au carnet de route de cette Amérique qui titube sous les divers symptômes de sa maladie terminale. Et la nouvelle (Spacewart.com du 15 novembre 2010) nous donne cette précision rassurante par le caractère précis qui la caractérise, renvoyant aux oubliettes la précédente annonce que l’USAF annoncerait à la mi-novembre au plus tard sa décision : «The Air Force is expected to award a contract in the next few months….»


Mis en ligne le 16 novembre 2010 à 06H36