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2354Il y a au moins trois façons de considérer Henry Kissinger. Certains le jugent comme un “criminel de guerre”, responsable d’actions politiques détestables sans nombre, le plus souvent illégales et complètement indifférentes aux principes structurants tels que la souveraineté nationale ; ceux-là n’ont qu’à consulter les archives diplomatiques des quarante dernières années et la littérature critique qu’elles ont engendrée. D’autres le considèrent comme un membre actif du courant de “globalisation” de l’autorité politique, qu’on nomme cela “nouvel ordre mondial” ou “gouvernance mondiale” ; ceux-là pourraient simplement se contenter de suivre l’URL d’Infowars.com, le 3 juin 2012, nous montrant une superbe limousine quittant l’hôtel Windfields Marriott, ce même 3 juin, pour ramener Kissinger à Washington après trois jours passés à la réunion du Bilderberg.
D’autres enfin le considèrent comme un penseur politique, à la fois expérimenté, opportuniste, mais aussi théoricien solide de l’art du gouvernement. Cette troisième catégorie aura trouvé une fois de plus une production de ce Kissinger n°3 (ou n°1 dans l’ordre de la qualité) dans son article du Washington Post du 2 juin 2012. Il s’agit d’une critique profonde et, sans doute, désabusée et sans beaucoup d’espoir, de la folle “doctrine” qui se trouve derrière la “politique” du bloc américaniste-occidentaliste (bloc BAO) en Syrie.
L’article assez court et sans plaidoirie inutile, tant on comprend combien l’argument est appuyé sur l’évidence, décrit d’abord le fondement du système politique et soi-disant principiel qui a prévalu pendant plusieurs siècles. Il s’agit du système “westphalien”, du nom du traité de Westphalie de 1648 qui mit fin à la Guerre de Trente Ans, cette affreuse dévastation durant cette durée de l’Allemagne ou, dit plus largement, de l’entité germanique et de ses abords formant l’Europe centrale. Le “modèle westphalien”, du nom de ce système, établit simplement le principe de l’intangibilité de la souveraineté nationale, avec le contrôle et la maîtrise des évènements intérieurs d’une nation laissés à cette seule souveraineté, et ne pouvant en aucun cas servir d’argument ou de prétexte à une intervention extérieure. C’est ce “modèle” que le “printemps arabe”, avec notamment les interventions en Libye (effective) et en Syrie (encore dissimulée et “couverte”), a pulvérisé… Kissinger en tire les conséquences, qu’il considère comme rien moins que catastrophiques.
«If adopted as a principle of foreign policy, this form of intervention raises broader questions for U.S. strategy. Does America consider itself obliged to support every popular uprising against any non-democratic government, including those heretofore considered important in sustaining the international system? Is, for example, Saudi Arabia an ally only until public demonstrations develop on its territory? Are we prepared to concede to other states the right to intervene elsewhere on behalf of coreligionists or ethnic kin?
»At the same time, traditional strategic imperatives have not disappeared. Regime change, almost by definition, generates an imperative for nation-building. Failing that, the international order itself begins to disintegrate. Blank spaces denoting lawlessness may come to dominate the map, as has already occurred in Yemen, Somalia, northern Mali, Libya and northwestern Pakistan, and may yet happen in Syria. The collapse of the state may turn its territory into a base for terrorism or arms supply against neighbors who, in the absence of any central authority, will have no means to counteract them.
»In Syria, calls for humanitarian and strategic intervention merge. At the heart of the Muslim world, Syria has, under Bashar al-Assad, assisted Iran’s strategy in the Levant and Mediterranean. It supported Hamas, which rejects the Israeli state, and Hezbollah, which undermines Lebanon’s cohesion. The United States has strategic as well as humanitarian reasons to favor the fall of Assad and to encourage international diplomacy to that end. On the other hand, not every strategic interest rises to a cause for war; were it otherwise, no room would be left for diplomacy.
»As military force is considered, several underlying issues must be addressed: While the United States accelerates withdrawals from military interventions in neighboring Iraq and Afghanistan, how can a new military commitment in the same region be justified, particularly one likely to face similar challenges? Does the new approach — less explicitly strategic and military, and geared more toward diplomatic and moral issues — solve the dilemmas that plagued earlier efforts in Iraq or Afghanistan, which ended in withdrawal and a divided America? Or does it compound the difficulty by staking U.S. prestige and morale on domestic outcomes that America has even fewer means and less leverage to shape? Who replaces the ousted leadership, and what do we know about it? Will the outcome improve the human condition and the security situation? Or do we risk repeating the experience with the Taliban, armed by America to fight the Soviet invader but then turned into a security challenge to us?
»The difference between strategic and humanitarian intervention becomes relevant. The world community defines humanitarian intervention by consensus, so difficult to achieve that it generally limits the effort. On the other hand, intervention that is unilateral or based on a coalition of the willing evokes the resistance of countries fearing the application of the policy to their territories (such as China and Russia). Hence it is more difficult to achieve domestic support for it. The doctrine of humanitarian intervention is in danger of being suspended between its maxims and the ability to implement them; unilateral intervention, by contrast, comes at the price of international and domestic support…»
Bien entendu, Kissinger attaque la doctrine du “regime change”, qui est à la base de la politique d’interventionnisme, dite humanitariste, affichée et proclamée hautement, depuis 1999 (Kosovo) et 2001 (9/11 avec l’Irak pour suivre), par les USA, mais aussi par ce que nous nommons depuis le “bloc BAO” qui réunit dans une sorte d’unanimité presque égalitaire les conceptions enfin réunies en doctrine de ce qui prétend être la civilisation occidentale, et qui s’avère en vérité être la contre-civilisation engendrant la destruction du monde. Dans notre F&C du 31 mai 2012, nous suggérions de modifier cette formule, en employant dans la formule proposée le verbe anglais (to destroy) plutôt que le résultat de l’action (destruction), pour bien marquer qu’il s’agit d’une doctrine s’exprimant plus par sa dynamique jusqu’à son terme absolu que par son effet épisodique («doctrine du “regime change”, formule sophistique qui devrait en fait être nommée “regime destroy”…»). On comprend que l’idée implicite de “destruction finale” s’inscrit dans ce que nous désignons comme (titre de l’article) “la haine du ‘principe du Principe’” ; qu’elle pourrait être désignée également par les termes, que nous utilisons souvent, de “déstructuration” et de “dissolution” ; qu’elle s’inscrit effectivement dans une dynamique sans fin tant qu’il reste quelque structure que ce soit, et dont le but final, logique et naturel à elle-même, et évidemment absolu, est ce que nous nommons l’entropisation du monde à partir du terme de physique d’“entropie”.
Certes, on ne peut qu’abonder en théorie dans le sens politique qu’indique Kissinger. Mais il parle en diplomate et historien réaliste, adepte sans le moindre doute de l’“idéal de puissance”, rétif aux concepts métahistoriques et, paradoxalement, à une observation “globale” de l’évolution en cours. Il défend le principe de souveraineté nationale, en attribuant pourtant à celui-ci une substance historique et relative, et rien d’autre (le Traité de Westphalie). Cela lui permet d’éviter, d’une part, l’obligation d’une autocritique de son action passée, qui fut marquée par le viol constant de diverses souverainetés nationales de pays qui contrariaient la politique extérieure et les intérêts des USA. Cela lui permet d’éviter, d’autre part, l’obligation d’une critique de son alignement présent, et sans doute plus motivé par le conformisme, l’intérêt et une sorte de doctrine personnelle du “moindre des maux”, sur les mouvements globalisants et de “gouvernance mondiale” des “élites”, ou directions politiques du bloc BAO.
La grande admiration qu’il professait pour de Gaulle n’a tout de même pas conduit Kissinger jusqu’à la compréhension de l’attitude gaullienne, qui est en fait une position principielle fondamentalement française, qui est le soutien à un principe, au Principe en fait, et non à une doctrine politique de nécessité : de Gaulle soutenait “le principe du Principe”, c’est-à-dire le Principe en soi et non pas l’argument de circonstance d’un principe pour justifier une politique. Il estimait, comme par exemple un Talleyrand au Congrès de Vienne, qu’un pays arguant de sa souveraineté, comme la France l’a fait constamment, devait tout faire pour que ce principe s’appliquât et fût protégé chez les autres également ; et de Gaulle pratiqua effectivement cette politique, encourageant les autres à affirmer leur souveraineté. Cela implique le refus d’une realpolitik complète, comme celle que pratiqua Kissinger, qui proclame la nécessité du “modèle westphalien” mais pratique une action politique qui viole systématiquement le principe de souveraineté des autres selon les intérêts et les circonstances (cas des USA pour Kissinger) ; cela implique le refus d’une “gouvernance mondiale” qui, sous prétexte de tenter de sauver un ordre mondial reposant sur le “modèle westphalien”, liquide “le principe du Principe” sans lequel ce modèle ne vaut rien, même pas le “chiffon de papier” que fut le traité de Westphalie.
L’explication centrale étant d’ailleurs, selon nous, que les partisans du “modèle westphalien” comme Kissinger n’ont jamais envisagé que la souveraineté nationale fût réellement un principe dans le sens transcendantal que nous donnons au terme spécifié comme unique et parfait du Principe, là aussi au contraire d’un de Gaulle et de la tradition française. La critique de Kissinger est évidemment fondée mais elle est beaucoup trop courte et se transforme paradoxalement, à la conduire à son terme, en objet d’elle-même. Elle rencontre très vite sa propre réfutation, dans le chef des partisans du “regime change” qui sont ses héritiers inattendus, puisqu’aucune essence transcendante n’est consentie au Principe. Kissinger a donc raison de condamner avec une impeccable logique ce qu’il a lui-même largement préparé avec une politique qui refusait de s’incliner devant la nécessité parfaite et intangible du Principe dans la compréhension et dans l’organisation nécessaire du monde ; de ce fait, il se condamne effectivement lui-même, ce qui explique sans doute sa mine constamment désabusée, même dans sa superbe limousine et dans les palaces des réunions du Bilderberg.
Mis en ligne le 5 juin 2012 à 06H09
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