Krugman est-il un fauteur de guerre?

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La prise de position de l'économiste Prix Nobel Paul Krugman, dans le New York Times le 15 mars 2010, en faveur de mesures contre les importations chinoises (25% de “surcharge” puisqu’il se refuse à employer l’expression très protectionniste de “taxe à l’importation”), lui vaut des attaques aussi violentes que la gravité de ces mesures. Jeremy Warner, un des éditeurs du Daily Telegraph et l’un des spécialistes économiques du quotidien, et un partisan intraitable de la politique libre-échangiste, résume son propos (le 19 mars 2010) par la formule de son titre, – Krugman, “le Prix Nobel qui menace le monde”. Le texte de Warner, suivant la prise de position de Krugman qui traduit un puissant courant aux USA parce qu’il est de plus en plus le seul point à rapprocher sérieusement démocrates et républicains, et à réconcilier les élus washingtoniens et leurs électeurs, témoigne d’une fracture intéressante dans le front jusqu’ici uni des Anglo-Saxons en faveur du libre-échange.

«When the self-proclaimed “conscience of liberal America” and a one-time free trader to boot starts arguing for protectionism, you know that things have come to a pretty pass. But that's what's happened over the past week.

»Paul Krugman, a Nobel Prize-winning economist, has taken to advocating a 25 per cent "surcharge" – he refuses to use the more descriptive term of "import tariff" – on goods from China as a way of bringing the Chinese leadership to heel over currency reform. So potentially dangerous and out of character is this idea that when I first read it, I assumed he was being ironic. But sometimes the cleverest of people can also be the most stupid, and he's now said it so often that you have to believe he's serious.

»What he's advocating is trade retaliation so extreme that it would make the 1930s look like a stroll in the park. Contrary to Professor Krugman's naïve assumption that the Chinese would soon cave in and allow their currency to float if confronted by such hard-ball tactics, I am certain that nothing is more guaranteed to produce the opposite response.

»Professor Krugman's suggestion mines a rich seam of populist US thinking and rhetoric which grows ever more vocal and worrying as the recession persists. What makes Krugman and other highly regarded economists who toe the same line so dangerous is that they give intellectual respectability to a fundamentally disreputable idea.

»Unlike Britain, America doesn't really do free-traders. Even progressives, though they may pretend otherwise, are protectionists at heart. And there is a good reason for it. The US is still a largely internalised, self-reliant economy for which trade with the outside world is relatively unimportant. Many Americans have long thought they don't much benefit from globalisation and that they would be better off behind high, protectionist walls. When times are tough, these arguments find ever more traction.»

Notre commentaire

@PAYANT C’est effectivement un échange intéressant, notamment par la violence des prises de position, dans un domaine et entre gens (Anglais et Américains) où l’on évite en général les antagonismes violents parce que l’on espère toujours se retrouver au bout du compte. Warner attaque Krugman avec la violence qu’on lui voit parce que le prestige d'un Krugman proposant de telles mesures donne un crédit considérable à un mouvement très puissant en cours aux USA, – non pas spécifiquement protectionniste, mais mouvement populiste dont l’un des effets est effectivement de prôner le protectionnisme, sinon l’isolationnisme. L’habitude était de considérer que l’establishment, dont Krugman fait partie quelles que soient ses positions, ne pouvait en aucun cas cautionner un tel mouvement, lui donnant ainsi le crédit de la respectabilité.

Devant ce qu’il juge être un tel désastre, Warner a des mots emportés mais qui vont très loin jusqu’à révéler des vérités en général dissimulées; ceci, par exemple: «Unlike Britain, America doesn't really do free-traders. Even progressives, though they may pretend otherwise, are protectionists at heart.» Mis à part le “Unlike Britain”, parce que les Britanniques ont déjà su être protectionnistes, notamment avec leur Commonwealth, lorsque leur intérêt le commandait, l’analyse psychologique est d’une justesse historique incontestable. Les Américains sont protectionnistes “dans l’âme”, de la même façon qu’ils sont isolationnistes, également dans l’âme puisqu’il s’avère qu’ils en auraient une, c’est-à-dire non pas d’un point de vue du choix économique mais du point de vue plus fondamental du réflexe profond, de l’attitude naturelle. Bien entendu, lorsque des hommes aussi mesurés et d’un statut aussi important qu’un Krugman cèdent à ce réflexe, on peut être assuré que c’est un signe de la gravité de la situation aux USA. Dans ce cas, Krugman ne s’est pas engagé seul, il est la voix d’une partie grandissante de l’intelligentsia. Il s’agit bien d’une prise de position fondamentale, qui vient du cœur de la crise.

Krugman a changé. Jusqu’au printemps dernier, il pilonnait sans arrêt le système, demandant sa réforme, la mise au pas de Wall Street, l’interventionnisme public sans restriction, etc. Il n’a rien obtenu de l’essentiel qu’il réclamait. Il en a éprouvé bien du dépit, qui s’est traduit dans certaines attaques contre Obama, où ce Prix Nobel de l’Economie 2008 s’est déclaré quasiment en état de rupture avec le Prix Nobel de la Paix 2009. Cette fois, il change complètement d’attitude, retrouve la solidarité de survie du système et exige une mesure qui contredit fondamentalement toute la philosophie du système, sans plus se soucier des causes fondamentales qui conduisent à demander cette sorte de mesure, où les USA ont évidemment la part principale en tant qu’organisateurs de la situation actuelle du monde avec un dollar dont ils ont joué à leur avantage durant des décennies, selon leur comportement d’une pure piraterie. Mais c’est bien sûr sur le fond de la protection de la doctrine sacrée que vient l’accusation de trahison, sinon de simple démence du jugement, chez Warner.

Le symbolisme de l’événement est d’importance, symbolisme parce qu’impliquant des personnalités justement d’une telle importance dans la réputation et l’influence, des gardiens du temple si l'on veut. Il démontre la continuelle dégradation de la situation, notamment dans les pays anglo-saxons et entre les pays du front anglo-saxons. La crise ne cesse de s’approfondir pour toucher les psychologies jusqu’à susciter des choix de survie. Face à cela, les théories fondamentales qui tiennent le système sont traitées avec la plus extrême légèreté, et d’une façon catégorique. Demander l’érection d’un mur protectionniste aussi puissant contre la Chine, comme le fait Krugman, c’est effectivement absolument réhabiliter le protectionnisme dans toute sa pérennité.

Ainsi Krugman, en défendant ce qu’il reste du pays qui imposa au monde le système qui a engendré la crise, et cela en réclamant une politique qui est l’antithèse de ce système, vient-il au secours de ceux qui s’opposent à ce système, notamment quelques-uns en Europe, surtout en France. La réhabilitation du protectionnisme est un point politique essentiel de la bataille contre le système, dans la mesure où il accompagne une réaffirmation de l’identité et de la souveraineté. Ce n’est pas l’intention de Krugman, puisqu’il raisonne, lui, en mode de survie et en économiste, et que l’identité et la souveraineté ne sont pas des vertus précisément américanistes et économistes. Mais c’est l’effet à terme qu’il obtiendra, et c’est l’essentiel.

On sait que les jugements sur le protectionnisme sont divers. Pour Warner, c’est le moteur des guerres et le Diable incarné. On se permettra d’en douter, jugeant au contraire que c’est le système lui-même, avec ses pressions déstructurantes et ses conceptions de production et de compétition prédatrices, et d’exigence chez les puissances inspiratrices de l’absence d'un protectionnisme diabolisé chez les autres, qui a engendré les conflits les plus sanglants. Mieux encore, le protectionnisme n’est pas qu’un simple coup de hache qui rompt toutes les choses, mais une doctrine souple et adaptable. Quoi qu’il en soit, la prise de position de Krugman, qui va être encore plus spectaculaire et conséquente avec ceux qui, comme Warner, l’accusent de trahir, rencontre un mouvement puissant aux USA, qui a le soutien populaire. Il est possible, sinon probable que les USA deviennent protectionnistes, et la victoire d’Obama dans l’affaire des soins de santé, qui a démontré au président la vertu d’une certaine fermeté et d’un certain engagement contre la recherche du consensus, devrait effectivement développer l’état d’esprit qui conduit au protectionnisme; raisonnement d’autant plus à considère que (rengaine) la crise au lieu de finir, ne cesse de s’aggraver.

Cette “discorde chez l’ennemi”, une de plus, une fois de plus entre les deux alliés anglo-saxons par l’intermédiaire de quelques-unes de leurs grand’prêtres de l’économie, est une excellente nouvelle. Elle confirme la dégradation accélérée du système, avec le désarroi et les réactions d’une violence incontrôlée de ces mêmes grand’prêtres. On ne rigole plus, même si le Diable en rit déjà.


Mis en ligne le 22 mars 2010 à 09H32